Un passage de L’usage du monde de Nicolas Bouvier,
publié en 1963 qui, semble-t-il, n’a pas perdu de son acuité. Pour expliquer,
peut-être, certains déboires, où déconvenues…
Il est question ici d’école, en
Iran, dans les années 50. Mais libre à chacun de transposer ce malheureux
exemple à d’autres faillites de la générosité contemporaine occidentale.
Comme le voyageur le relève, « …
la bienfaisance demande infiniment de tact et d’humilité »
Je crois que l’américain respecte
beaucoup l’école en général, et l’école primaire en particulier, qui est la
plus démocratique. Je crois qu’au nombre des droits de l’homme, aucun ne lui
parait aussi plaisant que le droit à l’instruction. C’est naturel dans un pays
civiquement très évolué où d’autres droits plus essentiels sont assez garantis
pour que l’on n’y songe même plus. Aussi, dans la recette du bonheur américain,
l’école joue-t-elle un rôle primordial, et dans l’imagination américaine, le
pays sans école doit-il être le type même du pays arriéré. Mais, les recettes
du bonheur ne s’exportent pas sans être ajustées, et, ici, l’Amérique n’avait
pas adapté la sienne à un contexte que d’ailleurs elle comprenait mal. C’était
l’origine de ses difficultés. Parce qu’il y a pire que des pays sans écoles :
il y a des pays sans justice, ou sans espoir. Ainsi Tabriz, où Roberts arrivait
les mains pleines et la tête bourrée de projets généreux que la réalité de la
ville démentait chaque jour. (…)
… cette école ne les intéresse
pas. Ils n’en comprennent pas l’avantage. Ils n’en sont pas encore là. Ce qui
les préoccupe, c’est de manger un peu plus, de ne plus avoir à se garer des
gendarmes, de travailler moins dur ou alors bénéficier davantage du fruit de
leur travail. L’instruction qu’on leur offre est aussi une nouveauté. Pour la
comprendre il faudrait réfléchir, mais on réfléchit mal avec la malaria, la dysenterie,
ou ce léger vertige des estomacs vides calmés par un peu d’opium. Si nous
réfléchissons pour eux, nous verrons que lire et écrire ne les mèneront pas
bien loin aussi longtemps que leur statut de « vilain » n’est pas
radicalement modifié.
Enfin, le Mollah est un
adversaire de l’école. Savoir lire et écrire, c’est son privilège à lui, sa
spécialité. Il rédige les contrats, écrit sous dictée les suppliques, déchiffre
les ordonnances du pharmacien. Il rend service pour une demi-douzaine d’œufs,
pour une poignée de fruits secs, et n’a pas trop envie de perdre ce petit
revenu. Il est trop prudent pour critiquer le projet ouvertement mais le soir,
sur le pas des portes, il donne son opinion. Et on l’écoute.
En dernier lieu, on n’entrepose
pas sans risque des matériaux neufs dans un village où chacun a besoin de
briques ou de poutres pour réparer ces édifices dont l’utilité est évidente à
chacun : la mosquée, le hammam, le four du boulanger. Après quelques jours
d’hésitation, on se sert dans le tas, et on répare.
… la bienfaisance demande
infiniment de tact et d’humilité. Il est plus aisé de soulever un village de
mécontents que d’en modifier les habitudes ; (…) Roberts en viendrait
bientôt à écrire dans ses rapports qu’il fallait peut-être renoncer à l’école
pour s’occuper par exemple de l’adduction d’eau des vieux hammams qui sont des
foyers d’infection virulents. Du temps passerait jusqu’à ce que ses supérieurs d’Amérique
lui donnent raison. Mais pour que « Point IV » continue, il fallait
constamment des nouveaux capitaux. Ainsi, en définitive, le problème de Roberts
arriverait jusqu’au contribuable américain. Nous savons que ce contribuable est
le plus généreux du monde. Nous savons aussi qu’il est souvent mal informé, qu’il
entend que les choses soient faites à sa manière, et qu’il apprécie les
résultats qui flattent sa sentimentalité. On le persuadera sans peine qu’on
tient le communisme en échec en construisant des écoles semblables à celles
dont il garde un si plaisant souvenir. Il aura plus de mal à admettre que ce
qui est bon chez lui peut ne pas l’être ailleurs ; que l’Iran, ce vieil
aristocrate qui a tout connu de la vie… et beaucoup oublié, est allergique aux
remèdes ordinaires et réclame un traitement spécial.
Les cadeaux ne sont pas
toujours faciles à faire quand les « enfants » ont cinq mille ans de
plus que Santa Claus.
L’usage du monde, Nicolas Bouvier
(pp 217 -220)
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