19 févr. 2016

Sven Ortoli : Joseph Whright of Derby, An Experiment on a Bird in the Air Pump


Il s’agit ici de la transcription de l’une des passionnantes causeries proposées par Sven Ortoli pour meubler les heures dilettantes des passagers embarqués dans la croisière de l’Aventures de la raison (2010).
Quoi de plus docte et de plus délicieux, en effet, que ces rencontres presque informelles avec les œuvres de maîtres qui surent si bien mêler philosophie et science. Sven Ortoli fut journaliste scientifique à Science & vie avant de créer Science & vie junior. Aujourd’hui il est conseiller de la revue Philosophie magazine et rédacteur en chef de certains hors-série. Il est également l’auteur de plusieurs ouvrages ayant trait à la science. Le dernier en date, publié avec Jean-Pierre Pharabod s’intitule Métaphysique quantique, sous-titré Les nouveaux mystères de l'espace et du temps (La découverte 2011).
Un mot aussi pour souligner sa gentillesse et sa disponibilité attentive de tous les instants lors de cette Aventure de la raison.

Je précise exhumer cette présentation d'un billet initial de 2012 (overblog). La toile du peintre anglais, Joseph Whright of Derby (1734-1797), est exposée à la Tate Gallery de Londres - et j'ai eu plaisir de la voir pour la première fois in situ.

Joseph Whright of Derby, An Experiment on a Bird in the Air Pump

Ce tableau
 est l’un des chefs-d’œuvre dû à Joseph Whright of Derby, peint dans les années 1760 (1768). Ce sont les années ou Kant obtient sa chaire de métaphysique. C’est surtout l’époque de la révolution industrielle en Angleterre.

Nous voyons une expérience avec un oiseau dans une sorte de bocal relié à une pompe dans laquelle on va faire le vide. C’est une expérience destinée à analyser le comportement de l’oiseau lorsque l’air se raréfie. C’est une scène que Flaubert va commenter un siècle plus tard en disant que c’est charmant de naïveté et de profondeur. De profondeur j’en suis sûr, de naïveté pas tant que ça. Parce que si on analyse le tableau dans le détail on voit un certain nombre de personnages, et chacun est dans son monde : les amoureux sur la gauche, se parlent et se fichent complètement de se qui se passe. Il y a un homme, complément impassible en train de mesurer le temps de l’expérience. Au centre, deux jeunes filles à qui leur père explique que ce qui est peut-être leur animal de compagnie, ou du moins, ils sont en train de voir la mort d’un oiseau. Il y en a une qui se cache les yeux et l’autre qui regarde ça avec inquiétude mêlée de curiosité. Et puis, à droite, une figure de savant qui ressemble à un tableau plus ancien de deux ans de Joseph Whright of Derby, dans lequel il montrait un homme occupé à faire une démonstration autour d’un planétarium. Dans ce tableau  l’homme ressemble à s’y méprendre à Isaac Newton (1) . Il a une figure paternelle, sympathique ; c’est la figure du savant telle qu’on la relève à ce moment là. En fait, Isaac Newton (1642 – 1727) c’est un siècle plus tôt. Et depuis qu’il a exposé sa théorie de la gravitation il y a une sorte de ‘newton mania’ qui s’est emparée de l’Europe des Lumières et tout le monde se réfère à lui. 

Joseph Whright of Derby, Planetarium


C’est-à-dire qu’on utilise la théorie de la gravitation aussi bien pour expliquer les comportements amoureux que la politique. Donc cette figure à droite est une figure de savant qui regarde probablement dans le globe en verre – il y a une bougie derrière -, peut-être y a-t-il un composé chimique qui donne une lumière plus éclatante ; il y a aussi une tête de mort. Autrement dit il s’agit d’un memento mori. Donc (en bas) à droite vous avez quelqu’un en train de contempler la destinée humaine.

Le jeune homme en haut à droite tient une espèce de baguette qui retient la cage de l’oiseau ; cette cage est vide. On ne sait pas très bien, dans son geste, s’il va descendre la cage pour récupérer l’oiseau vivant, ou au contraire la remonter parce que l’oiseau va mourir. Ce petit garçon est directement emprunté à un dessin de Hogarth, un peintre du début du siècle, qui va, entre autre, réaliser des dessins extrêmement durs. Notamment une série de dessins qui s’appellent le Théâtre de la cruauté ou l’on voit un jeune dont est inspiré celui-ci, et qui, dans le dessin de Hogarth pointe du doigt un condamné à mort, un pendu qui est en train d’être disséqué (2). Là encore le peintre nous donne une clé pour interpréter son tableau.


Un mot de l’expérience de la pompe à air : elle a un siècle à peu près à l’époque ; c’est un peu comme nous lorsque nous regardons la théorie de la relativité (1905). La découverte est alors devenue relativement courante. Ici, c’est le témoignage exact du type d’appareil que l’on utilise dans l’Angleterre des Lumières pour montrer, de manière itinérante, les merveilles de la science.

Le personnage central est un vulgarisateur. C’est quelqu’un qui se balade, puisque payé pour ça, dans des théâtres ou des maisons riches – c’est le cas ici – pour démontrer les effets de l’air dans les processus de respiration. Il y a alors à peu près 200 à 250 personnes en Angleterre qui arrivent à en vivre plutôt correctement, selon les critères de l’époque.

Pourquoi le peintre s’est-il intéressé à ce sujet ? Il vit dans les Midlands, dans une région industrielle dans laquelle se trouve un club qui s’appelle le Club de la lune, la Lunar society qui comprend des gens dont vous connaissez probablement les noms : Erasmus Darwin, pas le Darwin du Beegle mais son ancêtre le botaniste, mais aussi Wedgwood, James Watt, etc. En gros ce sont tous les gens qui font la révolution industrielle dans cette partie de l’Angleterre. Donc on a ce mélange d’intérêt pour les machines, pour les effets des sciences et pour tout ce que cela peut apporter. Le Club de la Lune se réunit une fois par mois, quelques jours avant la pleine lune, pour que ses membres puissent rentrer sous la pleine lune sans se casser la figure en sortant de leurs réunions. Réunions ou on évoque la philosophie naturelle d’une part, la philosophie tout court aussi, puisqu’ils sont tous très inspirés par Rousseau. Ils se réunissent, ils discutent des avancées de la science et (pour revenir au tableau) l’un des signes de cette appartenance à Lunar society, se voit dans les deux lumières qui figurent dans le tableau : l’une qui est celle de la lune, et l’autre qui est celle du memento mori. A travers ces symboles le peintre rend hommage aux gens qui sont ses patrons.


L’intérêt du tableau est qu’il est une lucarne sur un monde qui, fondamentalement, n’est pas très éloigné du nôtre si on en juge aux questions que l’on s’est posées durant cette croisière des Aventures de la raison ; on est vraiment au cœur des préoccupations qui sont les nôtres aujourd’hui. Et ces préoccupations étaient déjà présentes dans ce que le peintre à mis en scène dans ce tableau. 

Quelle est la figure du savant dans cette histoire ? En fait, on fait un saut gigantesque qui nous conduit en gros du magicien, du Faust de Marlowe (1564 – 1593) plus d’un siècle auparavant jusqu’au Faust de Goethe (1749 – 1832). On est en 1768. Ce qui va se passer dans 30 ou 40 ans, c’est plusieurs choses dont la tentative de révolution des luddites. Si nous n’avez pas entendu ce mot, pour l’illustrer, on pourrait parler des nanotechnologies. Nous n’avons pas utilisé le mot de néo-luddites aujourd’hui (mais nous aurions pu), c’est-à-dire des gens qui par analogie avec les luddites s’élèvent contre un usage abusif, disent-ils, des technologies, en particulier qui se sont opposés à ceux que Etienne (Klein) a évoqués dans l’une de ses conférences : les transhumanistes ou les posthumanistes, des gens qui veulent modifier le corps humain à l’aide de toutes les technologies possibles. Les luddites à l’époque s’opposent à l’industrialisation, dans un mouvement vers 1810 et qui va durer a peu près une dizaine d’années. Ce tableau est entre-deux. On voit une figure (personnage central en rouge) qui n’est pas du tout la figure apaisée d’un Newton. Joseph Wright avait fait d’autres ébauches avant de parvenir à ce tableau, on a trouvé ces ébauches au dos de l’un de ses tableaux, dans lequel la figure etait une figure à la Newton, une figure de quelqu’un qui sait les choses et qui est face à son public en position d’explication, en position de dévoiler les secrets du monde. Celui-là pas du tout. Il est hanté en quelque sorte. Il regarde le public, ceux qui vont regarder le tableau. Il a la main posée sur la pompe et on ne sait pas s’il va en arrêter le mouvement, mais en tout cas il évoque la question : qu’est-ce qu’on fait de la connaissance ? Parce qu’il y a deux messages. Celui de Francis Bacon, 150 ans plus tôt, qui dit : « knowledge is power ». Et l’autre message, adapté bien évidemment est que « science sans conscience n’est que ruine de l’âme ». C’est aussi ce que Wright dit, sauf que lui le dit dans le cadre d’une science moderne post galiléenne. 

Il me semble dans ce tableau qu’on retrouve des interrogations qui sont déjà au cœur des réflexions des hommes qui sont en train de faire la révolution industrielle. Joseph Wright assiste à certaines réunions du Club de la Lune et il est en permanence au contact des grands industriels de l’époque. L’autre aspect de ce tableau c’est qu’il nous parle de la curiosité. Non seulement parce qu’il y a un homme qui nous fait une démonstration, une expérience scientifique, mais si Joseph Wright of Derby choisit de faire un tableau, sur ce sujet, c’est qu’il a pensé qu’il serait acheté et qu’il allait plaire. Et, de fait, ce tableau a été un grand succès. Parce qu’il nous montre un monde qui est en train de se faire, il nous montre un moment clé de la révolution industrielle et il nous montre aussi que les hommes de l’époque s’interrogent sur la nature de cette curiosité ; c’est-à-dire sur des aspects aussi bien anthropologiques que physique.

Lunar society meeting

Lorsque Etienne Klein parlait du manque de curiosité pour les sciences, ce que je vois à travers un tableau comme celui-ci, c’est un exemple de comment attiser la curiosité des gens à l’époque. Mais ce n’est pas très différent de ce qui se passe aujourd’hui ou il y a un désintérêt pour les sciences. Cette désaffection n’est pas seulement due à l’aridité de la science. La science est une mise en scène, c’est un spectacle, c’est aussi des mythes. La science propage des mythes et l’on peut s’en nourrir. On s’en nourrit à travers des histoires. C’est un peu le principe de ce qu’on retient lorsqu’on nous parle des trous noirs, de la théorie des cordes. Ce qu’on retient c’est une musique, sauf à aller dans les équations. Et si la curiosité est moindre chez les jeunes gens aujourd’hui, c’est non seulement parce qu’elle est dure à comprendre, mais aussi parce que depuis 30 ou 40 ans, et je l’ai vu comme journaliste scientifique, il y a eu un moment de bascule. Dans les années 80 nous étions encore dans un monde où l’on pouvait croire au progrès, même s’il était déjà largement critiqué, mais il y a eu un moment d’ennui : les sujets devenaient ennuyeux (et spécialisés). Les scientifiques, au sens le plus large, n’avaient pas des sujets qui convenaient à la curiosité. C’est toujours au fond la même question : ou vont les jeunes à moment ou à un autre ? On peut se lamenter, mais pour prendre une métaphore un peu lointaine, lorsque le rhéteur Libanios au quatrième siècle se plaint parce que les gens ne vont plus à ses cours de rhétorique pour aller à des cours de droit, à la vérité les gens vont à des cours de droit parce que c’est là qu’il y a du boulot. C’est là ou il y a quelque chose d’excitant. Ils quittent Antioche pour aller à Byzance ou à Beyrouth. C’est la même chose en science aujourd’hui. Si les gens viennent moins en science c’est parce que c’est moins excitant et ça apporte moins de rêve.

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(1)   Il a été aussi noté, pour ce personnage, une influence de Frye, avec un dessin à la craie datant environ de 1760, An old man leaning on a staff.

(2) En fait dans le dessin de Hogarth l’adolescent (en haut à gauche) pointe un squelette. Mais l’attitude est bien similaire, et cela ne change pas le fond du propos.   

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