18 juil. 2016

Games of Thrones, une métaphysique des meurtres, par Marianne Chaillan

Alors que la saison 6 de la série télévisée, adaptée de la saga de George R.R Martin, vient de prendre fin sur les péripéties que l’on sait, j’avais envie d’évoquer un excellent livre sorti ce printemps, et lu au fil des épisodes, et qui aborde Games of Thrones d’un point de vue philosophique – et il y a de quoi dire !

Le genre commence à se développer, pour notre plus grand bonheur. On se souviendra chez Ellipses de l’ouvrage collectif « Matrix, machines philosophique », sorti en 2003, et plus récemment, par Natalie Depraz  d’« Avatar, une expérience philosophique ».  Dans cette veine, Philosophie magazine ne fut pas en reste, avec en particulier la joute entre Sandra Laugier et Frédéric Schiffter autour du thème « L’art rend-t-il donc moralement meilleur ? » (2013) ; chacun des philosophes évoquant à l’appui de son argumentation une série télévisé. « How I met your mother », pour l’une, « Dexter pour l’autre ». Dans Les nouveaux chemins de la connaissance, on aime pareillement s’adosser parfois à des films ou des séries pour développer une problématique philosophique. Ainsi poser la question de la légitimité ou non d’envoyer à une mort quasi certaine un groupe d’hommes pour tenter d’en sauver un seul, en prenant le cas du Soldat Ryan. On songera aussi à une semaine qui fut consacrée toute entière à des séries télévisées, dont Breaking Bad : « Walter White est-il méchant ? Ou a-t-il raison de "cuisiner" de la méthamphétamine pour que sa famille soit protégée du besoin ? Ce n'est pas en théorie qu'il faut répondre, c'est à travers ses actions. »

Jamie Lanister vs Ned Stark
Revenons à Games of Thrones. « A bien des égards, nous dit Marianne Chaillan, Games of Thrones apparait comme un laboratoire de philosophie morale et politique appliquée ». C’est aussi mon avis. Et de proposer « un voyage philosophique au Royaume des sept couronnes », un périple audacieux, non sans dangers, mais je dois dire assez jouissif.

Le livre est découpé en trois grandes parties, la première étant consacrée à la doctrine de la vertu. La seconde nous conduira en deçà et au-delà du Mur, lieux de méditations métaphysiques. Enfin, le dernier volet – on ne pouvait y couper – tournera autour de l’art de la guerre.
Dans le cadre de ce billet, je ne développerai que le premier tiers, en espérant inciter à la lecture complète de l’ouvrage – qui, mieux que certains manuels, ferait je crois le bonheur des élèves de classes terminales. Mais le livre s’adresse à tous : aux passionnés de GoT comme aux dilettantes, aux honnêtes hommes et à tous ceux ou celles animés d’une curiosité philosophique mise à l’épreuve du réel.



La doctrine de la vertu
  
Dans Games of Thrones se distingue deux grandes maisons de la philosophie morale. La Maison Déontologisme et la Maison Conséquentialisme. Si la seconde est représentée par les Lannister, la première est évidemment symbolisée par la Maison Stark, mise au service de Lord Emmanuel Kant !

Commençons par la Maison Stark
Pour illustrer son propos Marianne Chaillan prend pour exemple le premier dilemme moral de Ned Stark dans la série, lorsque le roi Robert Barathéon vient le chercher à Winterfell pour lui demander de devenir Main du Roi. « Pourquoi est-ce un dilemme moral ? Parce que deux devoirs s’affrontent alors en lui : rester auprès de sa famille et de son peuple pour assurer leur protection d’une part ; répondre à l’appel à l’aide d’un ami menacé dans sa vie même – ami qui se trouve, en outre, être le Roi, d’autre part ».
« Lorsqu’il prend sa décision, Ned dit à Catelyn : ‘je n’ai pas le choix’. Elle lui rétorque alors que c’est ce que disent les hommes d’honneur quand le devoir les appelle. Elle lui dit qu’en vérité, il a le choix et qu’il a, précisément, fait son choix ». Car Ned n’obéit pas à une contrainte mais à une obligation (l’auteur précisant que « la contrainte est l’obéissance à une loi qui nous vient de l’extérieur tandis que l’obligation est le respect d’une loi que l’on se donne à soi-même intérieurement »).

« Pour la morale déontologique, (…)  c’est l’intention à la source de l’action qui fonde ou non sa moralité – et ceci quelles que soient, par ailleurs, les conséquences de cette action. (…) ». Et Marianne Chaillan nous rappelle alors les trois impératifs kantiens permettant de tester la moralité de nos actions, impératifs contenus dans la formule : « Agis toujours de sorte que la maxime de ton action puisse devenir une loi universelle ». A savoir qu’il convient de vérifier la cohérence interne de la maxime, puis sa cohérence externe, et enfin de ne « jamais instrumentaliser qui que ce soit, y compris soi-même, alors que l’on est sujet de l’action, pour obtenir une certaine fin ».
Il nous est alors proposé de « tester le triple protocole établi par Lord Kant ». L’un des exemples choisis est le moment où la Cour du Roi Robert Barathéon arrive à Winterfell et que Tyrion Lannister manque à l’appel. « Or ce dernier a préféré aller visiter les prostituées du Nord que d’aller présenter ses hommages à la famille Stark. Son frère Jaime le retrouve et lui demande de venir les rejoindre au plus vite ». Que va-t-il se passer ? Comment vont-ils réagir, l’un et l’autre ? Et à quelle obédience philosophique se rattache leurs comportements ? Je laisse le soin au lecteur de se reporter à l’ouvrage du professeur de philosophie en lycée à Marseille, pour savoir comment sinon trancher le cas Tyrion, si je puis m’exprimer ainsi, du moins avoir une idée plus nette des racines morales eu jeu dans leurs attitudes.

Passage de la théorie à la pratique, retour aux thèses philosophiques sous-tendues par tel ou tel comportement. C’est sans doute ce qui contribue à la force du livre, un livre jamais ennuyeux, ludique et qui, derrière des apparences de sympathique promenade dans le monde des chapelles philosophiques, abrite une ossature des plus solide, propre à donner le goût pour une matière trop souvent reléguée à l’accessoire…  


Poursuivons avec la Maison Lannister
Nous voici désormais du côté des conquentialistes qui, comme leur nom l’indique, ont pour doctrine une évaluation morale non plus en fonction de son principe, mais de ses conséquences. Nous retrouvons ici Lord Jeremy Bentham pour qui il convient d’agir « de telle sorte qu’il en résulte la plus grande quantité de bonheur pour le plus grand nombre ».

Cersei & Tyrion Lanister


Marianne Chaillan, pour nous montrer l’opposition entre la Maison Kant et la Maison Bentham, chez qui la mort d’un individu, s’il elle permet de sauver la vie d’innocents, peut être justifiée, prend un cas d’école lorsque « peu après son arrivée à King’s Landing Ned rejoint Baelish, Varys, Pycelle et Renly autour du roi Robert pour un conseil restreint. L’ordre du jour est le suivant : Daenerys Targaryen est enceinte de Khal Drogo et porte en elle l’étalon qui chevauchera le monde ! Que convient-il de faire ? ».

S’en suit le dialogue tiré de la série – en anglais, et c’est aussi plaisir dans ce livre de voir restitué les dialogues originaux (traduit à la foulée). On y voit clairement à l’œuvre deux logiques qui s’affrontent :

Ned : You want to assassinate a girl… because the spider heard a rumor ?
Varys : I understand your misgivings, My Lord. Truly, I do. It is a terrible thing we must consider, a vile thing. Yet, who presume to rule must sometimes do vile things for the good of the realm. Should the gods grant Daenerys a son, the realm will bleed.
Pycelle : Ibear this girl no ill will, but should Dothraki invade, how many innocents will die ? How many towns will burn ? it is not wiser, kinder even, that she should die now so tens thousands might live ? (…)
Ned : I followed you into war – twice – without doubts, without seconds thoughts. But I will not follow you now. The Robert I grew up with didn’t tremble at the shadow of an unborn child.
King Robert : She dies.
Ned : I will have no part in it.

Ned Stark au conseil restreint
« Il y a donc deux camps : l’un est prêt à sacrifier des vies (ici celle de Daenery et de son fils), prêts aux dommages collatéraux, afin de réaliser le plus grand bien – c’est le camp des utilitaristes ; l’autre trouve que le meurtre est injustifiable – c’est le camp des partisans du déontologisme comme Ned ».
Pour les conséquentalistes, tels les Lannisters, bannerets de Lord Bentham, il y a « une sorte de balance morale qui repose sur l’évaluation de sept critères ». Je ne détaillerai pas ici ces critères, relevant d’un système d’évaluation numérique (ces critère sont : intensité, durée, fécondité, proximité, certitude, pureté, étendue).
Ainsi, à l’aune des doctrines philosophiques qu’elles sous-tendent, seront passées au crible quelques questions tirées de la série TV. Entre autres, par exemple : « Faut-il commettre un régicide ou laisser mourir des milliers d’innocents ? ». Ou encore : « Jaime doit-il laisser vivre le jeune Bran Stark ? ». Etc.

D’autres philosophes de l’école utilitariste nuanceront le propos de Bentham. C’est le cas de John Stuart Mill qui invite « à distinguer l’utilitarisme de l’acte et l’utilitarisme de la règle. (…) La théorie de Mill est ainsi qualifiée d’utilitarisme indirect ou utilitarisme de la règle, alors que celle de Bentham est appelée utilitarisme direct ou utilitarisme de l’acte ». 


En bref, des autres parties de l’ouvrage

Jusqu’à présent nous n’en étions arrivés ici qu’au cinquième de
Le mur
cette « métaphysique des meurtre », et il y aurait beaucoup à dire de la richesse d’un tel livre.
Mais contentons-nous ici d’effleurer de quelques mots la suite…

Dans « Valar Morghulis », il sera question de la mort et de l’euthanasie, avec Kant toujours, partisan d’une morale maximaliste, et donc opposé au suicide assisté pour qui plaident Bentham, ou le philosophe contemporain Ruwen Ogien.

La sexualité aura aussi sa part, avec notamment la question de l’homosexualité, de la prostitution  ou celle de l’inceste avec les relations entre Jaime et sa sœur Cersei.
Ceci pour clore la première partie de l’ouvrage.

La seconde partie, « Méditations métaphysiques, en deça et au-delà du mur », abordera la question du dualisme et du matérialisme. Ici la première Maison, en s’en doute, sera présidée par Lord Platon, tandis que l’école rivale sera celle de Lucrèce et de ses bannerets, tels les fils Lannister.

Viendra ensuite le cas épineux de la liberté ou du déterminisme, avec les Maester Diodore, Empédocle ou encore Cicéron. Sur l’autre rive, du côté du libre arbitre  on trouvera évidemment Lord Sartre.

L’inventaire ne serait pas complet sans évoquer la question de Dieu. Existe-t-il ? Là encore à chacun sa paroisse, avec deux Lannister (cette fois Cercei et Jaime) du côté d’Epicure, tandis que Tyrion penche plutôt pour Spinoza, voir l’athéisme. Quant à Ser Davos c’est à Maester Freud qu’il prête allégeance. Dans le camp adverse, côté de la Maison Croyance, Stannis Barathéon est le porte-étendard de Lord Kierkegaard. Quant au personnage du Grand Moineau « illuminé et fanatique, il incarne cette image du prêtre nietzschéen, ‘être vicieux par excellence parce qu’il enseigne la contre-nature, c’est-à-dire la répression des instincts sexuels ».

Autre question, toujours d’une brulante actualité : « Faut-il préférer l’illusion qui réconforte à la vérité qui dérange ? ». L’hédonisme des uns sera ici convoqué et mis en opposition au goût de la vérité. D’ailleurs l’hédonisme est pluriel. Et si pour Bentham « il n’y a pas de plaisir supérieur en droit à un autre », pour Stuart Mill, « la vie d’un homme cultivé vaut plus que celle de l’imbécile ou d’un animal : ‘il vaut mieux être Socrate insatisfait qu’un imbécile satisfait’ » Alors, faut-il préférer le sort sentimental de Jon Snow ou celui de Tyrion Lannister, en couple avec une prostituée qui finira par le trahir ?
Mais le réel est difficile, nous dit Maester Freud. « Ainsi, par exemple, Viserys Targaryen, animé par le désir de régner, devra faire l’expérience du principe de réalité : c’est sa sœur, non lui, qui porte le sang du Dragon ».
Le monde n’est pas là pour nous faire plaisir. Jaime et Brienne découvriront bientôt l’amertume d’une telle sentence. Quant à George R. R Martin dans la saga, à l’instar de Descartes avouant « qu’il vaut mieux être moins gai et avoir plus de connaissances »s emble avoir choisi, nous invitant à méditer valeur du réel et « le préférer à toute illusion –fût-elle consolante ».


Sur le champ de bataille
« Le monde de Games of Thrones est cruel brutal et violent ». Nous en convenons volontiers avec Marianne Chaillan. Aussi n’est-il pas étonnant, dès les premières pages de cette troisième partie, «  L’art de la guerre », de rencontrer Thomas Hobbes et son Léviathan. Chez Hobbes, « penseur absolutiste par pragmatisme anthropologique, ‘aucun citoyen n’a le droit de se servir de ses propres forces comme il le jugera bon pour sa propre conservation’ ». Le jeune Roi Jeoffrey, exerçant son règne d’une main de fer l’a bien compris.
A la vision pessimiste de Hobbes s’oppose l’optimisme de Locke, pour qui « l’homme possède un fond rationnel et moral ». Mais il faut en convenir GoT est un monde hobbesien. Ce qui n’empêche d’autres tendances de s’exprimer. Ainsi Varys, qui se place dans le sillage de Pascal qui, « dans les Pensées, insiste sur le fait qu’il faut cacher au peuple la nature arbitraire des lois. Le peuple n’obéit aux lois que parce qu’il croit qu’elle sont justes (..) Viennent ensuite les demi-habiles. Eux connaissent le caractère conventionnel et arbitraire des lois et pour cela les discutent. Les habiles connaissent le caractère artificieux des lois, mais ils en connaissent aussi le bénéfice et à ce titre choisissent de les servir en dépit de leur arbitraire ».

Varys : I did what I did for the good of the realm.
Baelish : the realm ? Do you know what the realm is ? It’s the thousand blades of Aegon’s enemies. Story we agree to tell each other over and over till we forget that’s a lie
Varys : But what do we have left once we abandon the lie ? chaos. A gaping pit awaiting to swallow us all.

Une place de choix sera ici réservée, en s’en doute à Lord Machiavel. Quelles sont au fond les vertus d’un souverain ? C’est la question que pose Tywin Lannister au prince Tommen, à la mort du roi Jeoffrey…

Le roi doit-il être aimé ou craint ? Généreux ou avare ? Doit-il encore tenir ou non ses promesses ? Doit-il faire le bien quand il peut et savoir entrer dans le mal s’il le faut ? Toutes ses questions seront posées dans la série. Et à chacun des protagonistes d’y répondre à sa manière, ou comme il peut.
Jon Snow & Daenerys

Mais pour l’heure le voyage s’achève ici. En attendant la saison prochaine, ou The Winds of Winter, avant-dernier livre de la saga GoT. Et au bout du chemin A Dream of Spring, en principe l’ultime opus. Moult intrigues en perspectives !


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire