Alors que la saison 6 de la série télévisée,
adaptée de la saga de George R.R Martin, vient de prendre fin sur les
péripéties que l’on sait, j’avais envie d’évoquer un excellent livre sorti ce
printemps, et lu au fil des épisodes, et qui aborde Games of Thrones d’un point
de vue philosophique – et il y a de quoi dire !
Le genre commence à se développer, pour notre plus
grand bonheur. On se souviendra chez Ellipses de l’ouvrage collectif « Matrix, machines philosophique », sorti
en 2003, et plus récemment, par Natalie Depraz
d’« Avatar, une expérience
philosophique ». Dans cette
veine, Philosophie magazine ne fut pas en reste, avec en particulier la joute
entre Sandra Laugier et Frédéric Schiffter autour du thème « L’art rend-t-il donc moralement meilleur ? »
(2013) ; chacun des philosophes évoquant à l’appui de son argumentation
une série télévisé. « How I met your
mother », pour l’une, « Dexter
pour l’autre ». Dans Les
nouveaux chemins de la connaissance, on aime pareillement s’adosser parfois
à des films ou des séries pour développer une problématique philosophique.
Ainsi poser la question de la légitimité ou non d’envoyer à une mort quasi
certaine un groupe d’hommes pour tenter d’en sauver un seul, en prenant le cas
du Soldat Ryan. On songera aussi à une semaine qui fut consacrée toute entière à des séries télévisées, dont Breaking Bad : « Walter White est-il méchant ? Ou a-t-il raison de
"cuisiner" de la méthamphétamine pour que sa famille soit protégée du
besoin ? Ce n'est pas en théorie qu'il faut répondre, c'est à travers ses
actions. »
Jamie Lanister vs Ned Stark |
Revenons
à Games of Thrones. « A bien
des égards, nous dit Marianne Chaillan, Games
of Thrones apparait comme un laboratoire de philosophie morale et politique
appliquée ». C’est aussi mon avis. Et de proposer « un voyage philosophique au Royaume des sept
couronnes », un périple audacieux, non sans dangers, mais je dois dire
assez jouissif.
Le livre est découpé en trois grandes parties, la première
étant consacrée à la doctrine de la vertu. La seconde nous conduira en deçà et au-delà
du Mur, lieux de méditations métaphysiques. Enfin, le dernier volet – on ne
pouvait y couper – tournera autour de l’art de la guerre.
Dans le cadre de ce billet, je ne développerai que
le premier tiers, en espérant inciter à la lecture complète de l’ouvrage – qui,
mieux que certains manuels, ferait je crois le bonheur des élèves de classes
terminales. Mais le livre s’adresse à tous : aux passionnés de GoT comme
aux dilettantes, aux honnêtes hommes et à tous ceux ou celles animés d’une
curiosité philosophique mise à l’épreuve du réel.
La doctrine de la vertu
Dans Games of Thrones se distingue deux grandes
maisons de la philosophie morale. La Maison Déontologisme et la Maison
Conséquentialisme. Si la seconde est représentée par les Lannister, la première
est évidemment symbolisée par la Maison Stark, mise au service de Lord Emmanuel Kant !
Commençons
par la Maison Stark
Pour illustrer son propos Marianne Chaillan prend
pour exemple le premier dilemme moral de Ned Stark dans la série, lorsque le
roi Robert Barathéon vient le chercher à Winterfell pour lui demander de
devenir Main du Roi. « Pourquoi
est-ce un dilemme moral ? Parce que deux devoirs s’affrontent alors en
lui : rester auprès de sa famille et de son peuple pour assurer leur
protection d’une part ; répondre à l’appel à l’aide d’un ami menacé dans
sa vie même – ami qui se trouve, en outre, être le Roi, d’autre part ».
« Lorsqu’il
prend sa décision, Ned dit à Catelyn : ‘je n’ai pas le choix’. Elle lui
rétorque alors que c’est ce que disent les hommes d’honneur quand le devoir les
appelle. Elle lui dit qu’en vérité, il a le choix et qu’il a, précisément, fait
son choix ». Car Ned n’obéit pas à une contrainte mais à une obligation
(l’auteur précisant que « la
contrainte est l’obéissance à une loi qui nous vient de l’extérieur tandis que
l’obligation est le respect d’une loi que l’on se donne à soi-même
intérieurement »).
« Pour
la morale déontologique, (…) c’est l’intention à la source de l’action
qui fonde ou non sa moralité – et ceci quelles que soient, par ailleurs, les
conséquences de cette action. (…) ». Et Marianne Chaillan nous
rappelle alors les trois impératifs kantiens permettant de tester la moralité
de nos actions, impératifs contenus dans la formule : « Agis toujours de sorte que la maxime de ton
action puisse devenir une loi universelle ». A savoir qu’il convient
de vérifier la cohérence interne de la maxime, puis sa cohérence externe, et
enfin de ne « jamais
instrumentaliser qui que ce soit, y compris soi-même, alors que l’on est sujet
de l’action, pour obtenir une certaine fin ».
Il nous est alors proposé de « tester le triple protocole établi par Lord
Kant ». L’un des exemples choisis est le moment où la Cour du Roi
Robert Barathéon arrive à Winterfell et que Tyrion Lannister manque à l’appel. « Or ce dernier a préféré aller
visiter les prostituées du Nord que d’aller présenter ses hommages à la famille
Stark. Son frère Jaime le retrouve et lui demande de venir les rejoindre au
plus vite ». Que va-t-il se passer ? Comment vont-ils réagir, l’un
et l’autre ? Et à quelle obédience philosophique se rattache leurs
comportements ? Je laisse le soin au lecteur de se reporter à l’ouvrage du
professeur de philosophie en lycée à Marseille, pour savoir comment sinon trancher
le cas Tyrion, si je puis m’exprimer ainsi, du moins avoir une idée plus nette
des racines morales eu jeu dans leurs attitudes.
Passage de la théorie à la pratique, retour aux
thèses philosophiques sous-tendues par tel ou tel comportement. C’est sans
doute ce qui contribue à la force du livre, un livre jamais ennuyeux, ludique
et qui, derrière des apparences de sympathique promenade dans le monde des
chapelles philosophiques, abrite une ossature des plus solide, propre à donner
le goût pour une matière trop souvent reléguée à l’accessoire…
Poursuivons avec
la Maison Lannister
Nous voici désormais du côté des conquentialistes
qui, comme leur nom l’indique, ont pour doctrine une évaluation morale non plus
en fonction de son principe, mais de ses conséquences. Nous retrouvons ici Lord
Jeremy Bentham pour qui il convient d’agir « de telle sorte qu’il en résulte la plus grande quantité de bonheur pour
le plus grand nombre ».
Marianne Chaillan, pour nous montrer l’opposition
entre la Maison Kant et la Maison Bentham, chez qui la mort d’un individu, s’il
elle permet de sauver la vie d’innocents, peut être justifiée, prend un cas
d’école lorsque « peu après son
arrivée à King’s Landing Ned rejoint Baelish, Varys, Pycelle et Renly autour du
roi Robert pour un conseil restreint. L’ordre du jour est le suivant :
Daenerys Targaryen est enceinte de Khal Drogo et porte en elle l’étalon qui
chevauchera le monde ! Que convient-il de faire ? ».
Cersei & Tyrion Lanister |
S’en suit le dialogue tiré de la série – en
anglais, et c’est aussi plaisir dans ce livre de voir restitué les dialogues
originaux (traduit à la foulée). On y voit clairement à l’œuvre deux logiques
qui s’affrontent :
Ned : You want to assassinate a
girl… because the spider heard a rumor ?
Varys : I understand your
misgivings, My Lord. Truly, I do. It is a terrible thing we must consider, a
vile thing. Yet, who presume to rule must sometimes do vile things for the good
of the realm. Should the gods grant Daenerys a son, the realm will bleed.
Pycelle : Ibear this girl no ill
will, but should Dothraki invade, how many innocents will die ? How many towns
will burn ? it is not wiser, kinder even, that she should die now so tens
thousands might live ? (…)
Ned : I followed you into war –
twice – without doubts, without seconds thoughts. But I will not follow you
now. The Robert I grew up with didn’t tremble at the shadow of an unborn child.
King Robert : She dies.
Ned : I will have no part in it.
« Il y a donc deux camps : l’un est prêt à sacrifier des vies (ici celle de Daenery et de son fils), prêts aux dommages collatéraux, afin de réaliser le plus grand
bien – c’est le camp des utilitaristes ; l’autre trouve que le meurtre est injustifiable – c’est le camp des partisans du déontologisme comme Ned ».
Ned Stark au conseil restreint |
Pour les conséquentalistes, tels les Lannisters,
bannerets de Lord Bentham, il y a « une
sorte de balance morale qui repose sur l’évaluation de sept critères ».
Je ne détaillerai pas ici ces critères, relevant d’un système d’évaluation
numérique (ces critère sont : intensité,
durée, fécondité, proximité, certitude, pureté, étendue).
Ainsi, à l’aune des doctrines philosophiques qu’elles
sous-tendent, seront passées au crible quelques questions tirées de la série
TV. Entre autres, par exemple : « Faut-il
commettre un régicide ou laisser mourir des milliers d’innocents ? ».
Ou encore : « Jaime doit-il
laisser vivre le jeune Bran Stark ? ». Etc.
D’autres philosophes de l’école utilitariste
nuanceront le propos de Bentham. C’est le cas de John Stuart Mill qui invite
« à distinguer l’utilitarisme de
l’acte et l’utilitarisme de la règle. (…) La théorie de Mill est ainsi
qualifiée d’utilitarisme indirect ou utilitarisme de la règle, alors que celle
de Bentham est appelée utilitarisme direct ou utilitarisme de l’acte ».
En bref, des autres parties de l’ouvrage
Le mur |
Mais contentons-nous ici d’effleurer de quelques
mots la suite…
Dans « Valar
Morghulis », il sera question de la mort et de l’euthanasie, avec Kant
toujours, partisan d’une morale maximaliste, et donc opposé au suicide assisté
pour qui plaident Bentham, ou le philosophe contemporain Ruwen Ogien.
La sexualité aura aussi sa part, avec notamment la
question de l’homosexualité, de la prostitution
ou celle de l’inceste avec les relations entre Jaime et sa sœur Cersei.
Ceci pour clore la première partie de l’ouvrage.
La seconde partie, « Méditations métaphysiques, en deça et au-delà du mur »,
abordera la question du dualisme et du matérialisme. Ici la première Maison, en
s’en doute, sera présidée par Lord Platon, tandis que l’école rivale sera celle
de Lucrèce et de ses bannerets, tels les fils Lannister.
Viendra ensuite le cas épineux de la liberté ou du
déterminisme, avec les Maester Diodore, Empédocle ou encore Cicéron. Sur l’autre
rive, du côté du libre arbitre on
trouvera évidemment Lord Sartre.
L’inventaire ne serait pas complet sans évoquer la
question de Dieu. Existe-t-il ? Là encore à chacun sa paroisse, avec deux
Lannister (cette fois Cercei et Jaime) du côté d’Epicure, tandis que Tyrion
penche plutôt pour Spinoza, voir l’athéisme. Quant à Ser Davos c’est à Maester
Freud qu’il prête allégeance. Dans le camp adverse, côté de la Maison Croyance,
Stannis Barathéon est le porte-étendard de Lord Kierkegaard. Quant au
personnage du Grand Moineau « illuminé
et fanatique, il incarne cette image du prêtre nietzschéen, ‘être vicieux par
excellence parce qu’il enseigne la contre-nature, c’est-à-dire la répression
des instincts sexuels ».
Autre question, toujours d’une brulante actualité :
« Faut-il préférer l’illusion qui
réconforte à la vérité qui dérange ? ». L’hédonisme des uns sera
ici convoqué et mis en opposition au goût de la vérité. D’ailleurs l’hédonisme
est pluriel. Et si pour Bentham « il n’y a pas de plaisir supérieur en
droit à un autre », pour Stuart Mill, « la vie d’un homme cultivé vaut plus que celle de l’imbécile ou d’un
animal : ‘il vaut mieux être Socrate insatisfait qu’un imbécile satisfait’ »
Alors, faut-il préférer le sort sentimental de Jon Snow ou celui de Tyrion
Lannister, en couple avec une prostituée qui finira par le trahir ?
Mais le réel est difficile, nous dit Maester Freud. « Ainsi, par exemple, Viserys Targaryen, animé
par le désir de régner, devra faire l’expérience du principe de réalité :
c’est sa sœur, non lui, qui porte le sang du Dragon ».
Le monde n’est pas là pour nous faire plaisir.
Jaime et Brienne découvriront bientôt l’amertume d’une telle sentence. Quant à George
R. R Martin dans la saga, à l’instar de Descartes avouant « qu’il vaut mieux être moins gai et avoir
plus de connaissances »s emble avoir choisi, nous invitant à méditer
valeur du réel et « le préférer à toute illusion –fût-elle consolante ».
« Le monde de Games of Thrones est cruel brutal et violent ». Nous en convenons volontiers avec Marianne Chaillan. Aussi n’est-il pas étonnant, dès les premières pages de cette troisième partie, « L’art de la guerre », de rencontrer Thomas Hobbes et son Léviathan.
Chez Hobbes, « penseur absolutiste par pragmatisme anthropologique, ‘aucun
citoyen n’a le droit de se servir de ses propres forces comme il le jugera bon
pour sa propre conservation’ ». Le jeune Roi Jeoffrey, exerçant son
règne d’une main de fer l’a bien compris.
Sur le champ de bataille |
A la vision pessimiste de Hobbes s’oppose l’optimisme
de Locke, pour qui « l’homme possède
un fond rationnel et moral ». Mais il faut en convenir GoT est un
monde hobbesien. Ce qui n’empêche d’autres tendances de s’exprimer. Ainsi
Varys, qui se place dans le sillage de Pascal qui, « dans les Pensées, insiste sur le fait qu’il faut cacher au peuple la
nature arbitraire des lois. Le peuple n’obéit aux lois que parce qu’il croit qu’elle
sont justes (..) Viennent ensuite les demi-habiles. Eux connaissent le
caractère conventionnel et arbitraire des lois et pour cela les discutent. Les
habiles connaissent le caractère artificieux des lois, mais ils en connaissent
aussi le bénéfice et à ce titre choisissent de les servir en dépit de leur
arbitraire ».
Varys : I did what I did for
the good of the realm.
Baelish : the realm ? Do you know
what the realm is ? It’s the thousand blades of Aegon’s enemies. Story we agree
to tell each other over and over till we forget that’s a lie
Varys : But what do we have left
once we abandon the lie ? chaos. A gaping pit awaiting to swallow us all.
Une place de choix sera ici réservée, en s’en doute
à Lord Machiavel. Quelles sont au fond les vertus d’un souverain ? C’est
la question que pose Tywin Lannister au prince Tommen, à la mort du roi Jeoffrey…
Le roi doit-il être aimé ou craint ? Généreux
ou avare ? Doit-il encore tenir ou non ses promesses ? Doit-il faire
le bien quand il peut et savoir entrer dans le mal s’il le faut ? Toutes
ses questions seront posées dans la série. Et à chacun des protagonistes d’y
répondre à sa manière, ou comme il peut.
Mais pour l’heure le voyage s’achève ici. En
attendant la saison prochaine, ou The Winds of Winter,
avant-dernier livre de la saga GoT. Et au bout du chemin A
Dream of Spring, en principe l’ultime opus. Moult intrigues en
perspectives !
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