5 juil. 2016

N’en déplaise à Descartes – Kundera, « L’insoutenable légèreté de l’être »



Montaigne, à contre-courant de la pensée dominante de son temps, considérait fort justement qu’entre l’homme et l’animal il n’y avait pas une différence de nature mais de degré ; voire qu’il se trouvait  « plus de différence de tel homme à tel homme que de tel animal à tel homme » (Essais II-12). Aujourd’hui, les choses n’ont pas si évoluées, tant la métaphysique anthropocentrique demeure ancrée dans bien des esprits, ceci malgré Darwin, l’anthropologie, l’ethnologie ou l’archéologie, etc.

« Dans une perspective monothéiste, la nature n’est pas fin mais moyen ; l’ensemble des animaux et des plantes est livré à l’humanité comme legs de dieu » (Stéphane Ferret, Deep water Horizon).

Plus de Vingt siècles de ce régime n’ont pas contribués à extirper des consciences ces croyances antédiluviennes, pourtant réduites en cendre par les sciences, et en particulier par l’éthologie… Il faut dire parmi certains philosophes les mieux en vue, on s’y est donné à cœur joie. La palme en la matière revient assurément au « maitre et possesseur de la nature » ; celui dont les thuriféraires contemporains s’empressent encore d’édulcorer la portée du propos en précisant que le prince du cogito a écrit qu’il convenait de « se rendre comme maitre et possesseur de la nature». La nuance est subtile. D’ailleurs, avec la notion d’animal-machine Descartes signe la cohérence de sa position métaphysique. Ses disciples ne s’y tromperont pas. Ainsi Malebranche, prête oratorien qui après avoir assené un méchant coup de pied à une chienne guilleret rétorquera à Fontenelle du haut de sa bête suffisance: « Eh! quoi, ne savez-vous pas bien que cela ne sent point ? ». Car en effet, selon lui, les animaux « crient sans douleur ».

Aujourd’hui nous en sommes aux abattoirs industriels…
Mais laissons la parole à Kundera avec es quelques extraits de « L’insoutenable légèreté de l’être »

 « Elle aurait aimé donner un nom à toutes ses génisses, mais elle n'a pas pu. Il y en a trop. Avant, il en était encore certainement ainsi voici une trentaine d'années, toutes les vaches du village avaient un nom. (Et si le nom est le signe de l'âme, je peux dire qu'elles en avaient une, n'en déplaise à Descartes). Mais le village est ensuite devenu une grande usine coopérative et les vaches passent toute leur vie dans leurs deux mètres carrés d'étable. Elles n'ont plus de nom et ce ne sont plus que des "machina animatae". Le monde a donné raison à Descartes ». 

 « Déjà dans la Genèse, Dieu a chargé l'homme de régner sur les animaux mais on peut expliquer cela en disant qu'il n'a fait que lui prêter ce pouvoir. L'homme n'était pas le propriétaire mais seulement le gérant de la planète, et il aurait un jour à rendre compte de sa gestion. Descartes a accompli le pas décisif : il a fait de l'homme "le maître et le possesseur de la nature". Que ce soit précisément lui qui nie catégoriquement que les animaux ont des droits à une âme, voilà à coup sûr une profonde coïncidence. L'homme est le propriétaire et la maître tandis que l'animal, dit Descartes, n'est qu'un automate, une machine animée, une "machina animata". Lorsqu'un animal gémit, ce n'est pas une plainte, ce n'est que le grincement d'un mécanisme qui fonctionne mal».

« En même temps, une autre image m'apparaît : Nietzsche sort d'un hôtel de Turin. Il aperçoit devant lui un cheval et un cocher qui le frappe à coups de cravache. Nietzsche s'approche du cheval, il lui prend l'encolure entre les bras sous les yeux du cocher et il éclate en sanglots.

Ça se passait en 1889 et Nietzsche s'était déjà éloigné, lui aussi, des hommes. (…). Mais selon moi, c'est bien là ce qui donne à son geste sa profonde signification. Nietzsche était venu demander au cheval pardon pour Descartes ».

6 commentaires:

  1. Cher Axel,

    Bien évidemment, l'analogie que Descartes établit entre un mécanisme et un corps vivant animé, celui des bêtes comme celui de l'homme, n'est pas une identification . Là encore, tout est dans le "comme" que vous balayez d'un revers de main hautain. La science contemporaine du philosophe compare tous les phénomènes de la nature à des effets mécaniques. L'astrophysique, par exemple, se nomme mécanique céleste. La physique, mécanique naturelle. La recherche médicale, mécanique anatomique. La mécanique est la science des mouvements, ceux qui s'engendrent mutuellement par la présence de pulsions et d'attractions de corps voisins ou enchevêtrés — comme une petite roue dentée mue par un ressort entraîne la rotation d'une plus grande roue, etc. L'animal-machine, chez Descartes, est donc le modèle d'intelligibilité d'un phénomène physique, un schéma épistémique, comme on dit encore, et non une croyance que les bœufs, vaches, cochons et autre couvées sont bien des machines. Enthousiasmé par la découverte de la circulation du sang (jusque là on pensait que le sang était une humeur produite par le foie) due à William Harvey, ce chirurgien obsessionnel qui disséqua les cadavres de son père, de sa sœur et de quelques autres de ses amis chers, il reprend à son compte la métaphore du cœur-pompe et des artères-tuyaux. Choisir le modèle d'un Dieu mécanicien — ou ingénieur — était, contrairement à ce que vous semblez penser par mépris inexplicable de Descartes, une façon de démystifier la Création. Au reste, les docteurs en théologie de la Sorbonne, qui se voulaient aussi les gardiens de la science, ne s'y étaient pas trompés. Comparer le corps des bêtes et de l'homme à un automate, voilà qui leur paraissait, si j'ose dire, peu catholique et, même hérétique. D'autant que pareil schéma, au contraire de ce que vous avancez, insiste sur une proximité de nature entre l'homme et l'animal puisque, selon Descartes, il suffit que la mécanique se détraque chez l'homme pour que son âme en prenne aussi un coup — la mort mettant fin à sa présence dans l'hypophyse, manière de dire que la machine est bonne pour la casse, ou, plutôt, pour la planche de dissection, petit loisir auquel se livrait aussi Descartes.

    Vous prêtez à Descartes une responsabilité bien grande dans la question du mauvais traitement infligé aux animaux dans les abattoirs industriels. Dans les sociétés animistes on n'y va pas avec le dos de la sagaie et du coupe-coupe pour rendre hommage aux frères phacochères ou bisons.

    Reste la mode actuelle de brouiller la frontière entre l'homme et l'animal. Je suppose qu'il ne vous échappera pas longtemps que cette volonté d'animaliser l'homme n'est autre qu'un retour brutal et inconscient de l'anthropomorphisme. "Comme nous, les hommes, les ouistitis ou les limaces font ceci et cela…" disent les Diafoirus de l'éthologie. Sauf que là, ce comme est prononcé de telle sorte qu'il ne laisse plus la moindre place à l'altérité.

    La seule fois où je vis des singes observer le comportement des humains c'était en 1970 dans La Planète des Singes, le film d'un primate nommé Schaffner.

    Par un matin d'été grisounet,

    Amicalement,

    Frédéric

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    1. Cher Frédéric,

      Vous avez raison, je balaye un peu vite le « comme » ; sans doute l’avais-je fait par commodité – parce que cela servait mon propos, ou tout simplement par méconnaissance des subtilité cartésiennes et que cela m’arrangeait d’escamoter la conjonction… Car ce billet est la vérité la reprise d’un texte de mon ancien espace qui, me semble-t-il méritait tout de même d’être rescapé du naufrage, ne serait-ce qu’en témoignage de mon état d’esprit d’alors (2011).

      Depuis j’ai pu un peu étoffer ma connaissance de Descartes, en particulier au travers de la lecture de l’essai de Denis Moreau. « Dans le milieu d’une forêt », il écrit sur ce passage qu’il « frappe par l’aspect exagéré, hyperbolique, de son projet de domination technicienne du monde et de la vie, qui contredit presque la nuance apportée par le ‘comme’ : il s’agit ici, tout de même, de parvenir à ne pas vieillir, Descartes trouvant ainsi à sa manière une place aux côtés de Faust et de Dorian Gray dans la galerie de ces personnages étranges, ou inquiétants, qui ont décidés de conserver l’éternelle jeunesse. L’espoir technophile manifesté par ces lignes peut aujourd’hui paraitre naïf et étonner, voire irriter, les postmodernes que nous sommes (…) Mais aussi exacte soit-elle au début du XXIe siècle, cette dernière remarque ne s’applique au texte de Descartes que de façon anachronique ».

      J’ai toujours un peu de mal à appréhender une pensée avec laquelle, a priori, je n’ai pas d’atomes crochus – le statut de philosophe national n’aidant pas (pour la plupart être cartésien se réduisant à l’idée : je suis rationnel – qui d’ailleurs irait se réclamer de l’irrationalité ?). Denis Moreau pointe l’écueil sur lequel je me suis échoué : le défaut de contextualisation. Bref l’anachronisme qui permet parfois de faire à un auteur un procès en sorcellerie – Aristote esclavagiste, par exemple… Dans le cas de Descartes, il est vrai, son compagnonnage avec le catholicisme (le mot est sans doute mal choisi), ne m’a pas aidé – Et lorsque je lis chez D.Moreau que « Descartes m’a convaincu de la possibilité et de l’utilité d’une théologie rationnelle, c’est-à-dire d’un discours sur Dieu tenu à l’aide de la ‘lumière naturelle’ ou de la ‘raison’ dont tous les hommes disposent », je me mets en alerte. Ce genre de réaction est probablement inapproprié, mais c’est là chez moi un mécanisme quasi automatique, épidermique, et qui met en branle une tendance hypercritique. Mais j’essaye de me soigner – en suivant ces jours derniers par exemple un MOOC tout à fait intéressant intitulé, « Christianisme et philosophie dans l’antiquité »

      (à suivre)

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    2. En ce qui concerne enfin l’abattage industriel, il est vrai que je fais endosser à Descartes un vilain habit qui n’est pas taillé pour lui. Ceci dit, j’ai beaucoup aimé le livre de Kundera, que je viens découvrir en le piquant dans la bibliothèque de ma fille… En ce qui concerne les société animiste je serai plus réservé. A suivre par exemple Lévi-Strauss, le rapport entretenu chez les animistes à la nature est fort différent de celui de l’occident moderne – Ph Descola va dans le même sens. Dans un entretien chez Pivot Lévi-strauss disait : « Parmi ces peuples que nous étudions comme ceux d’Amérique du Sud et également du nord, il existe des croyances en un maître des animaux qui veille jalousement sur les procédés de chasse, et dont on sait qu’il enverra des châtiments surnaturels à celui, ou à ceux qui tueraient plus qu’il n’est strictement nécessaire. Quand pour cueillir la moindre plante médicinale il est nécessaire de faire d’abord des offrandes à l’esprit de cette plante. Et bien tout ça oblige à entretenir avec la nature des rapports mesurés. Et certains peuples ont même cette croyance que le capital de vie qui est la disposition des êtres fait une nasse. Et par conséquence, à chaque fois qu’on en prends trop dans une espèce, on doit le payer au dépend de la sienne propre. Tout cela, bien sur, frappe l’ethnologue, et lui montre à quel point, une façon sensée pour l’homme de vivre et se conduire, est de se considérer non pas comme nous l’avons fait, presque depuis l’ancien testament et le nouveau et depuis la renaissance aussi, comme les seigneurs et les maîtres de la création, mais comme une partie de cette création que nous devons respecter, puisque ce que nous détruisons ne sera jamais remplacé, et que nous devons transmettre tel que nous l’avons reçu, à nos descendants. Ca c’est une grande leçon. Je dirai presque que c’est la plus grande leçon que l’ethnologue peut tirer de son métier ».

      Dans tous les cas, merci de cette mise au point nécessaire - qui a conduit à une mise au clair de ma part.

      Ici c’est grand soleil – cela faisait longtemps et cela fait le plus grand bien.
      Amicalement

      Axel

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  2. Cher Axel,

    Personnellement j'aime bien Descartes moins pour sa philosophie que pour l'homme, l'aventurier, le bretteur, le rêveur, l'amoureux de la reine Christine de Suède. Mais j'aime aussi quand même sa pensée et son admiration trop secrète, il est vrai, pour Montaigne. C'est par imitation pour le seigneur de la petite tour qu'il entreprit d'écrire le Discours de la Méthode en français et à la première personne. Montaigne l'a décoincé sur le plan littéraire. Je me rappelle avoir assisté à une représentation théâtrale du Discours à Avignon. C'était un ancien professeur de philosophie qui l'interprétait, en costume d'époque, près d'un vieux poêle en fonte, avec à son côté une table sur laquelle étaient empilés de vieux livres et disposés des objets tels qu'un globe terrestre et un petit écorché. Grâce au talent du comédien, on avait l'impression saisissante d'être en présence du philosophe, je veux dire, plutôt, de Descartes en personne, et c'était troublant.

    Ce sont les heideggeriens qui ont fait procès à Descartes d'être un technolâtre. Descartes attendait des progrès techniques qu'ils nous libèrent des tâches indignes, qu'ils allègent notre esprit de préoccupations stupides (notamment les superstitions) pour que nous nous consacrions à la recherche de la connaissance, qu'ils y contribuent, même, et, surtout, qu'ils nous donnent de meilleures conditions de vie et améliorent notre santé. Quand je lis, dans le Discours, le passage sur la médecine, j'y vois la préfiguration des critiques virulentes que Molière adressera dans ses pièces aux Diafoirus vêtus de chapeaux pointus et jargonnant dans un latin de basse cuisine. Penser le corps comme un mécanisme en proie à des dysfonctionnements est une audace peu perceptible aujourd'hui. Quant au catholicisme de Descartes, n'oublions pas qu'il a en tête le procès de Galilée, que les zinzins de l'Église le surveillent, et donc que, conformément à sa "morale par provision", il préfère vaincre son désir plutôt que l'ordre du monde — autrement dit faire prudemment profil bas. Une fois à l'abri aux Pays-Bas, il s'adonnera son je m'en-foutisme religieux.

    Philosophe national, dites-vous… Je vois plutôt dans ce rôle-là un Voltaire, c'est-à-dire la figure avant l'heure et tant aimée en France de l'Intellectuel, du philosophe et de l'écrivain qui combat l'injustice.

    Le soleil n'a fait qu'un stage le temps d'un week-end. Demain c'est la titulaire des cieux, la pluie, qui reprend son poste.

    Bien à vous,

    Frédéric



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    1. Cher Frédéric,

      Nos échanges mon donné l’envie dans me plonger dans « Les ombres de la place royale », un roman offert il y a pas mal d’années et que je n’avais jamais ouvert… La lecture est limpide et savoureuse ( ce n’est certes pas de la grande littérature, mais c’est fort bien documenté, érudit même sur les sujets touchant aux débats scientifiques de l’époque). Et c’est un réel plaisir que ces pérégrinations en compagnie de Descartes, mais aussi de Gassendi ou de Mersenne, pour ne citer que quelques figures d’importance. On y sent effectivement le poids de l’Eglise ; de la prudence qu’il fallait alors avoir pour ne pas être suspecté d’hérésie.

      http://www.caphi.univ-nantes.fr/Les-ombres-de-la-Place-Royale

      Je n’aurai pas imaginé l’admiration de Descartes pour Montaigne (dans mon billet je les opposais plutôt). Parcourant la toile j’ai trouvé un billet sur ce sujet dont voici le début :

      « Il est difficile de mettre en rapport les pensées de Descartes et de Montaigne sans être saisi à la fois par la force de leur opposition, et par les échos manifestes de leurs pensées. La première partie du Discours de la méthode de Descartes est souvent à la limite de pasticher Montaigne. Les commentateurs n’ont pas manqué de le souligner. Il s’agit là, selon Brunschvicg, d’un ouvrage que dès la première phrase [Descartes] met sous le parrainage de Montaigne. « Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée ». La formule passe pour l’axiome caractéristique par excellence de la pensée cartésienne, qui suffirait pour en laisser prévoir les thèmes principaux. En fait c’est une simple citation des Essais : « [A] On dit communément que le plus juste partage que nature nous fait de sa grâce, c’est celui du sens. » (II, XVII, 6571). Montaigne poursuit : « car il n’est aucun qui ne se contente de ce qu’elle lui en a distribué. » Motivation ironique dont Descartes hérite à son tour : « car chacun pense en être si bien pourvu que ceux mêmes qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose n’ont point coutume d’en désirer plus qu’ils n’en ont. »

      http://www.sens-public.org/article238.html

      Voilà de quoi me donner du grain à moudre…
      Ici le ciel est d’un gris uniforme, et il pleut encore…

      Amitiés

      Axel

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    2. Cher Frédéric,

      Un passage des « Ombres de la place Royale » de Vincent Jullien qui illustre ce que vous aviez écrit à propos de la circonspection de Descartes sur le volet du catholicisme :

      « Il avait dû louvoyer, avancer masqué. L’an passé, Descartes avait livré au public un condensé de ses pensées qu’il avait appelé Discours de la méthode. Il l’avait fait suivre de trois essais de ladite méthode, les Météores, la Dioptrique et la Géométrie. Dans ses tiroirs dormaient d’autres feuillets, nombreux et magnifiques, prêts à être imprimés, et qui ne le seraient peut-être jamais. Il y a déjà 5 ans qu’il avait terminé son Monde ou le Traité de la lumière, avec la suite, le Traité de l’homme. Irrité, il se souvenait du recul qu’il avait dû opérer. Le manuscrit était prêt à partir chez son éditeur Elzévir, quand lui parvint la nouvelle de la condamnation de l’italien Galilée, au motif qu’il défendait le système du monde de Copernic. C’était pourtant bien ainsi qu’il fallait l’entendre, et même bien au-delà. Lui, René, avait montré que non seulement que le soleil est au centre de notre monde, mais encore qu’il en existe un nombre innombrable d’autres. D’autres soleils avec d’autres terres et, pourquoi pas, d’autres créatures douées de raison ! Tout cela était dans son Traité. Galilée condamné, fallait-il aller au-devant des foudres romaines ? Devait-il s’opposer à l’autorité des Eglises ? C’en serait alors fini de sa chère tranquillité, il serait au cœur du tourbillon, des menaces et des condamnations ».

      Amicalement
      Axel

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