Vue des collines, depuis Il Gufo de Chianti (photo par Axel) |
Pousser l’indolence sur les
rivages herbeux de Toscane ; et suivre les ondulations du paysage avec partout
ces ifs à ciel ouvert. C’est le soir et le soleil s’épuise…
Bientôt résonnera sur les vignes
la voix si caractéristique du hibou… Un hululement ou un cri glissant dans
l’obscurité. « Il Gufo de Chianti » :
l’endroit porte à merveille son nom ; un endroit sans voisinage proche, où
l’on n’accède que par un sentier caillouteux après plusieurs kilomètres dans
les plis de la campagne. Autant dire un endroit délicieux… Un petit vignoble
comme on l’aime ; un cru qui se laisse lentement savourer, une lanterne en
suspend sur la table de la terrasse, un livre à la main – Et puis il y a ce
Limoncello artisanal au caractère affirmé ; puissant en bouche, fruité
juste ce qu’il faut…
Muser alors au bord d’une piscine
esseulée, alanguie sur le coteau, en
compagnie de Mme du Deffand. La marquise aimait à dire que son plus grand
malheur était celui d’être né. Tout à rebours de sa nièce, Julie de Lespinasse,
avide de croquer la vie à pleines dents, et affirmant : « Moi, au contraire, animée par l’ardent désir
de vivre, je rends grâce à la nature qui m’a fait naitre »[1].
Deux tempéraments, deux présences au monde. La première, rendue aveugle
trainera son ennui et son dégout de la vie plus de 80 ans, tandis que la
seconde ne dépassera pas les 43 ans.
Il Gufo de Chianti, à l'heure du presque soir... (photo par Axel) [cliquer sur la légende pour grand format] |
C’est en 1754 que le destin des deux femmes se lie plus
étroitement : « Dorénavant, quand
presque chaque jour, vers 6h de l’après-midi, la chambre ‘moire bouton-d’or’
ouvre ses portes, Mme du Deffand n’est plus seule pour recevoir ses hôtes.
Tandis que la marquise attend assise dans son fauteuil, dont le haut dossier se
recourbe et couvre sa tête comme un toit – c’est le célèbre ‘tonneau’ -, Julie
va à la rencontre des visiteurs et s’acquitte des devoirs de la maitresse de
maison. Les familiers de Saint-Joseph s’habituent vite à ce curieux couple
formé par une femme d’esprit, vieille et infirme, et la jeune fille inconnue
venue de la campagne »[2].
Une relation complexe s’installe entre la marquise et sa nièce, une complicité ayant un peu les allures d’une sorte de conjonction des opposés. « Autant Mme du Deffand peut apparaitre inaccessible, arrogante, caustique, autant sa dame de compagnie est disponible, douce, passionnée, toujours à la recherche d’une connivence. Au fond, deux façon opposées de traduire le même besoin d’attention, révélant la même pathologie : l’altruisme et vibrante Julie ne se montrera pas moins égocentrique que la marquise, apparemment si sceptique et indifférente »[3].
Mais il arrive aux plus belles histoires de tourner
à l’aigre. Au retour en 1763 de d’Alembert de Prusse, la marquise prend « conscience de la révolution irréversible qui
a secoué, à son insu, son petit royaume. Sa dame de compagnie l’a remplacée et
dépouillée de ce qu’elle avait de plus cher. Il ne lui suffisait pas d’être traitée
avec bienveillance, d’être adulée pour sa grâce et sa jeunesse : profitant
de la confiance qui lui était accordée, elle s’est emparée du sceptre royal.
Pour d’Alembert, et pas seulement pour lui, le centre vital du salon de
Saint-Joseph présenté par Julie : la marquise est devenue une institution
qu’on regarde avec curiosité, qu’on admire certes, mais qui se survit à
elle-même, et qui appartient irrémédiablement au passé »[4].
Le conflit est désormais inévitable. Et Julie est
chassée 6 mois plus tard sans pitié. Mais aucun des amis de Mme du Deffand « n’est disposé à prendre parti contre la
prétendue coupable. La marquise se rend rapidement compte qu’imposer de
Saint-Joseph entre Julie et elle équivaudrait à un suicide. De Hénault à Mme de
Luxembourg, on rivalise de générosité pour assurer à Mlle de Lespinasse un
logement, des meubles et une rente lui permettant de vivre décemment »[5].
Installée ainsi à peine à plus d’une centaine de
mètres de sa
tante, dans un élan de tendresse Julie lui propose une paix. En
vain.
Julie de Lespinasse ouvrira finalement, rue de
Bellechasse, son propre salon. Nous sommes en 1764. Ce salon deviendra vite,
pendant 10 ans, le centre de la vie intellectuelle de Paris.
Jamais les deux femmes ne se réconcilieront et
entre elles s’installera désormais « une
haine non active ».
Julie laissera à la postérité un portrait impitoyable
sur sa tante, dont l’esprit se condense dans la dernière phrase : « … son caractère a fait le malheur de sa vie ».
On ne peut tout à fait lui donner tort à la lecture ce que confiant peu
auparavant la marquise à Walpole : « Toutes les histoires universelles et les recherches des causes m’ennuient ;
j’ai épuisé tous les romans, les contes, les théâtres ; il n’y a que les
lettres, les vies particulières, et les mémoires écrits par ceux qui font leur
propre histoire, qui m’amusent et m’inspirent quelques curiosité. La morale, la
métaphysique me causent un ennui mortel. Que dirai-je ? J’ai trop vécu »[6]
Apprenant enfin en 1776 la mort de sa nièce, Mme du Deffand
aura pour toute réflexion : « Elle
aurait bien dû mourir 15 ans plus tôt ; je n’aurai pas perdu d’Alembert »[7].
Mais il temps de se coucher. Demain Sienne peut-être
Florence, ce berceau de la Renaissance devenu un immense parc d’attraction.
[1] Mlle de
Lespinasse à Condorcet, 7 septembre 1774.
[3] Op citée
p 208.
[4] Op cité
P 227.
[5] Op cité
P 229.
[6] Mme du
Deffand à Horace Walpole, 23-24 août 1777.
[7] J-F La
Harpe, Correspondance littéraire….