Dans les années 1990 j’éprouvais une fascination pour l’œuvre de Jung.
De lui j’ai dû lire à cette époque une bonne vingtaine d’ouvrages, parmi
lesquels figurent en bonne place « Psychologie et alchimie »,
« Réponse à Job », « Psychologie et religion »
ou encore « Métamorphose de l’âme et ses symboles » - sans
oublier évidement l’autobiographie saisissante du sage de Bollingen (je ne pris
conscience que bien plus tard des arrangements avec le réel d’un texte où Jung
édifiait sa propre statue).
Bref, l’œuvre du fondateur de la psychologie analytique expliquait l’inexplicable
par un système cohérent. Et les concepts d’inconscient collectif, d’individuation,
d’archétype ou de synchronicité m’apparaissaient solides, sinon irréfutables.
Il faut dire que pétris moi-même à cette époque d’ésotérisme et d’occultisme,
je trouvais dans la prose absconse du maître, matière à flatter mon propre goût
du mystère – et faisait de moi en quelque sorte un « initié », un
explorateur de nos profondeurs, allant au-delà du voile des apparences.
Parmi les sujets étudiés par Jung, l’alchimie dont les adeptes disaient
que leur or n’était pas l’or du vulgaire (arum non vulgi), et que leur quête
était en réalité la recherche de la pierre philosophale, remède universel. Il
faut dire que l’art hermétique par ses obscurités foisonnantes, sa
« langue nébuleuse » associé à une symbolique tant qu’une
iconographie chatoyantes, a de quoi fasciner et offrir un champ infini
d’interprétation et d’analogies ; une mystique échevelée propre à égarer
le récipiendaire dans les labyrinthes d’une phraséologie alambiquée, assorties
de sentences ultimes du style : « L’athanor est ton esprit ».
De là à voir dans l’alchimie un processus psychique, et plus précisément un
« processus d’individuation » il n’y a qu’un pas. Et d’étayer la
thèse par de fastidieuses démonstrations savantes (puisque c’est compliqué cela
doit être vrai) quelque peu fuligineuses. Pour exemple voici deux mince
passages pris dans des livres de Jung tout à fait au hasard :
« La terre alchimique est, comme nous l’avons vu, la substance
mystérieuse qui est ici mise en relation d’une part avec le corps du Christ, et
d’autre part, en tant qu’adamah, avec la terre rouge du paradis. Une très
ancienne étymologie fait en effet dériver le nom d’Adam d’adamah, et c’est la
raison pour laquelle la terre du paradis est également rattachée au corps
mystique »
« Le vieux traité Consilium coniugii explique que l’homme
philosophique est composé de quatre natures de pierre. Trois d’entre-elles sont
terrestres ou dans la terre, mais la quatrième nature est l’eau de la pierre,
c’est-à-dire l’or visqueux appelé gomme rouge et avec lequel les trois natures
terrestres sont teintes. Nous apprenons ici que la gomme est (…) double,
c’est-à-dire masculine et féminine, mais elle est en même temps l’aqua
mercurialis une et unique. L’union des deux est donc une sorte d’autofécondation,
ce qui est précisément une des propriétés qu’on attribue toujours au dragon
mercuriel. En partant de ces éléments il est facile de voir qui est l’homme
philosophique : c’est l’androgyne originel, l’Anthropos du gnosticisme
dont le parallèle en Inde est le purusha ».
De quoi faire tourner la tête !
Mais j’évoquais Jung car il y a de cela quelques semaines, sans trop
savoir pourquoi, je me suis procuré « Jung, un voyage vers soi »
commis par Frédéric Lenoir, alors que je flânais dans les rayons d’une grande
librairie lilloise. A l’affirmation d’une impossibilité à expliquer mon geste,
il serait plus juste de reconnaitre m’être trouvé, à la vue de cet essai, titillé
par cette lancinante question : Après avoir jadis vénéré l’œuvre de Jung,
puis l’avoir délaissée peu à peu, jusqu’à
ensuite l’avoir totalement jetée aux orties, la classant parmi mes
superstitions de jeunesse, je voulais faire le point, savoir l’effet que me
ferai un nouveau bain dans les eaux jungiennes, et ceci au travers d’une
synthèse écrite par quelqu’un reconnaissant que Jung était l’un des auteurs
l’ayant le plus marqué et influencé.
Au fond je me disais : « et si j’avais relégué un peu trop
vite, et trop entièrement, les concepts de Jung au rang des fumisteries
brillantes ? Quel crédit, quel caractère de scientificité pouvait-on
accorder aujourd’hui à des thèses telles, par exemple, la notion centrale de
l’inconscient collectif ?
Et par un effet de ce que Jung aurait appelé sans nul doute
synchronicité, l’émission du 23 décembre de Carbone 14 sur France-Culture, intitulée
« Archéologie des mythes » avec en invité Jean-Loïc Le Quellec,
anthropologue et préhistorien, y répondait, au travers d’un l’exemple d’un
mythe, celui du plongeon (l’oiseau)cosmogonique :
« C’est un mythe qui nous explique l’origine de la Terre et qui
raconte que tout à fait au début il n’y avait que de l’eau (grand thème commun
à de nombreuses mythologies du monde). Ne peuvent vivre que des animaux
aquatiques et des oiseaux qui peuvent voler au-dessus de l’eau. Parmi les
oiseaux il y a une catégorie particulière qui sont les oiseaux aquatiques qui
peuvent se poser sur l’eau et y plonger. Le mythe brode là-dessus en disant que
le dieu créateur, qui commençait à s’ennuyer dans un monde un peu terne, a
demandé à un oiseau réputé pour sa capacité à plonger, le grand plongeon, de
plonger pour aller chercher du limon au fond de l’océan primordial afin de
créer la Terre. Le grand plongeon, pourtant bien équipé a raté, il n’a pas
réussi et il est remonté presque asphyxié sans ramener le limon. Alors un autre
oiseau plus petit a plongé à son tour mais il a échoué également – il a été
plus loin mais il a échoué. Finalement il y a un tout petit oiseau, dont
personne a pensé qu’il allait réussir (mais c’est très souvent comme ça dans
les mythes et dans les contes) ramène le limon à la surface et le dieu créateur
le disperse sur l’océan primordial, le limon forme une espèce de gel qui se
solidifie. Les oiseaux se réunissent et battent des ailes pour que le gel
prenne, et ça forme la Terre sur laquelle nous marchons »
Question de Vincent Charpentier :
« On a recensé 487 mythes de ce plongeon à travers le monde.
Comment Expliquer que ce mythe retrouvé en Amérique soit aussi présent en
Eurasie. Pourrait-il y avoir plusieurs points de création ? Serait-il dû à
la structure particulière de notre esprit comme le pensait Jung ?
C’est une vieille question. Quand on a des mythes complexes, des
histoires assez longues à raconter, qui se trouvent en des endroits très
différents du globe, on s’est dit depuis longtemps : mais comment se
fait-il ? Est-ce une coïncidence ?
Une idée c’est que notre esprit est fait d’une telle manière que ces
histoires-là jaillissent spontanément partout sur le globe, peu importe les
cultures, les époques. Partout ça va surgir, parce que nous avons tous le même
cerveau, le même esprit. Ça c’est la thèse de Jung, la thèse des archétypes.
Mais justement l’intérêt de faire des cartes, ça permet de voir
exactement de quoi on parle. Si on fait
une carte de répartition du mythe du plongeon cosmogonique on s’aperçoit qu’il
est absolument absent en Afrique, il est absent en Amérique du Sud, il est
absent en Australie. Il y a des continents entiers dans lesquels ce mythe n’est
pas du tout attesté, alors que les gens qui peuplent ces continents ont bien le
même cerveau, le même esprit. Donc cette explication ne tient pas. Ce n’est pas
quelque chose qui tient à la structure de notre esprit. Et l’explication la
plus probable c’est que ces mythes se sont répandus en même temps que les gens
qui les racontaient. Le monde a été peuplé progressivement, notamment on sait
bien que l’Amérique n’a pas été peuplée de tout temps ; elle a été peuplée
à partir de l’extrême nord de l’Amérique et les gens qui sont y arrivés en
provenance de l’extrême pointe de l’Eurasie sont arrivés avec les histoires des
mythes d’origine qu’ils avaient dans la tête, que leurs ancêtres leur avaient
racontées ; cela remonte il y a à peu près 20.000 ans. »
C’est sans doute là une explication plus terre-à terre, moins
merveilleuse que celle proposée par Jung, mais beaucoup plus probable !
Quant au livre de Frédéric Lenoir : La première partie, filant la
trame biographique de Jung, m’a plutôt intéressé, malgré quelques passages
assez hallucinants tels : « Jung était entouré de personnes qui
avaient des dons médiumniques », ou encore « Loin de se
démonter par le scepticisme acerbe des autres étudiants, Jung se livre chaque
samedi à des expériences de tables tournantes, notamment en compagnie de sa
jeune cousine Hélène, qui semble être une remarquable médium ».
Puis j’ai perdu pied peu à peu lors de la seconde partie de l’ouvrage
intitulée « l’expérience intérieure », retrouvant ce jargon
désagréable à la sauce jungienne ; une suite d’affirmations plus ou moins saisissantes
ayant la saveur d’une pseudo-science.