28 août 2014

Thomas Bernhard - Du réconfort des maîtres anciens ; le point de vue de Reger - Tintoret et l'art de la bonne distance...

« Toute notre vie nous nous reposons sur les grands esprits, sur les soi-disant maîtres anciens, voilà ce qu’a dit Reger, et alors nous sommes mortellement déçus par eux, parce qu’ils ne remplissent pas leur office au moment décisif. (…) Nous remplissons de ces grands esprits et de ces maîtres anciens le coffre-fort de notre esprit, et nous revenons à eux au moment décisif de la vie ; mais lorsque nous ouvrons ce coffre-fort de l’esprit, il est vide, voilà la vérité, nous sommes là, devant ce coffre-fort de l’esprit, vide, et nous voyons que nous sommes seuls et, en vérité, dans un dénuement complet, voilà ce qu’a dit Reger ».

On sent l’expérience qui parle.
Mais, serai-je ici tenté de répondre, chacun vit le tragique de l’existence à sa manière. Chacun selon sa sensibilité et son tempérament…
On pourra alors me rétorquer qu’il existe quelques universaux ; des constantes indépassables que la nature a semé aussi bien dans les espaces intersidéraux que dans le cœur des hommes. Mais sommes-nous seulement solubles dans une équation mathématique ? Et que peuvent bien valoir toutes les sagesses du monde au regard de la perte de l’être aimé ? Encore une fois, à chacun d’y répondre comme il le peut. Le vieux Reger, quant à lui, sait ce qu’il en est pour lui-même :

« J’ai toujours cru, c’est la musique qui représente tout pour moi, et parfois aussi, c’est la philosophie, la grande et la très grande et la toute grande littérature, tout comme j’ai cru que c’était l’art, tout simplement, mais tout cela, tout l’art, quel qu’il soit, n’est rien comparé à ce seul et unique être aimé ».


Emouvante déclaration.
Au-delà de l’émotion, si propre à faire baisser les yeux, comment ne point souscrire à l’évidence : écrasé par telle douleur, on se retrouve seul. Toujours et fondamentalement seul. Désespérément seul…
Et la consolation d’un Sénèque adressée à cette mère qui a perdu son fils unique, s’avère pire qu’un leurre ; une provocation donnant des envies de meurtre !
Reger de préciser :

« Si, plus que tous les autres, Goethe, Shakespeare, Kant, par exemple, m’ont dégoûté, dans mon désespoir je me suis tout bonnement jeté sur Schopenhauer et je me suis assis avec  Schopenhauer sur le tabouret tourné vers la Singerstrasse, pour pouvoir survivre, car tout à coup j’ai tout de même voulu survivre et ne pas mourir, ne pas suivre ma femme dans la mort… »

A cet élan, suivra un amer constat :
Tintoret - L'homme à la barbe blanche
« Nous haïssons les gens et nous voulons tout de même vivre avec eux, parce que c’est seulement avec les gens et parmi eux que nous avons une chance de continuer à vivre et ne pas devenir fous. La solitude, nous la supportons tout de même pas très longtemps, voilà ce qu’à dit Reger »

Raisonne ici la théorie fameuse du porc-épic et nous en revenons à Schopenhauer, somme toute plus mesuré que Reger :

« Un jour d’hiver glacial, les porcs-épics d’un troupeau se serrèrent les uns contre les autres afin de se protéger contre le froid par la chaleur réciproque. Mais, douloureusement gênés par les piquants, ils ne tardèrent pas à s’écarter de nouveau les uns des autres. Obligés de se rapprocher de nouveau en raison du froid persistant, ils éprouvèrent une fois de plus l’action désagréable des piquants, et ces alternatives de rapprochement et d’éloignement durèrent jusqu’à ce qu’ils aient trouvé une distance convenable où ils se sentirent à l’abri des maux ».

Je sais que d’aucuns feraient leur, probablement sans réserve, la phrase de Reger… Possible qu’ils aient raison. Et sans doute, si elle me rebute, c’est je ne suis pas prêt à affronter l’éclat de cette lucidité crue !
Quoi qu’il en soit, j’acquiesce davantage à la métaphore de Schopenhauer : il convient,  avec nos congénères, d’adopter la bonne distance…



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