Voici un livre fort réjouissant. Sans doute faut-il voir dans cet enthousiasme un parti pris que je ne songerai pas même à renier. Mais avec Christophe Girerd les choses sont clairement posées : " Descartes aurait-il découvert le Cogito sans les incertitudes du septique ? Pascal aurait-il rédigé ses Pensées sans la présence discrète des esprits forts ? Les philosophies chrétiennes de Descartes ou de Pascal ne sont-elles pas animées par des forces réactives ? Dans le même temps, les historiens de la philosophie n’ont-ils pas soufferts d’un " aveuglement monstrueux ", d’un " enchantement surnaturel " à l’égard de la modernité philosophique ? Pourquoi l’historiographie officielle s’est-elle penchée si tard sur les libertins ? Pourquoi une telle occultation ? " (1) Oui pourquoi ?
Par le plus grand des hasards il se trouve que ma fille, tout juste entrée en terminale L, vient de me ramener son manuel de philosophie. N’ayant rien de mieux à faire, et sans doute plus atterré en feuilletant son missel que désœuvré, je me suis lancé dans la fastidieuse comptabilité des occurrences renvoyant aux textes de " grands auteurs " mentionnés dans la table des matière, dudit bréviaire de l’idéologie philosophique dominante, s’il en est. Aux erreurs près : Platon 15 mentions. Descartes et Aristote 16 chacun, Kant, le mieux représenté de ce catéchisme, se trouve gratifié de 25 occurrences. Freud, quant à lui, n’est pas en reste avec 12 textes. Démocrite n’apparaît pas, ni aucun sophiste. C’est simple ils ne sont pas au programme. Epicure et Machiavel, entre autres, ne font qu’une seule apparition, comme Finkielkraut, ou la très freudienne Julia Kristeva – ou encore le fumiste Lacan. Quant à Hegel avec ses 13 textes il se trouve beaucoup mieux loti que Nietzsche qui s’en trouve réduit à 7 fragments… Toujours mieux que Spinoza avec 5 citations et Sénèque, une seule. Autant dire qu’aucun des impertinents jubilatoires présentés par Christophe Girerd ne se trouvent dans cette anthologie du savoir officiel. Questionnant en désespoir de cause plus avant ma fille sur son nouveau professeur, après m’en avoir brossé un portrait des plus mitigé, elle me montra en guise d’épitaphe la sentence essentielle de son premier cours, dûment recopié : " voici la colonne vertébrale de la philosophie : Platon. Aristote. Augustin. Saint thomas d’Aquin. Descartes Pascal. Spinoza. Malebranche. Liebnitz. Hume. Kant. Hegel. Comte. Marx. Nietzsche. Husserl. Heidegger ". Autant dire, à deux ou trois exceptions près, qu’elle va bien s’amuser ! Comment intéresser la jeunesse avec une telle scolastique ? Sauf à se vouloir vouer à une carrière de séminariste il est à craindre que ce formatage ne conduise dans les faits qu’à briser plus d’une vocation dans l’œuf. Et pour parfaire cet édifiant tableau précisons qu’en note, sous le nom de Descartes, il est ajouté qu’il révolutionna la discipline philosophique, étant le premier a avoir écrit en français. Et Montaigne ? De son propre aveux il n’est pas philosophe… Il n’a d’ailleurs inventé aucun concept. Exit donc l’ami de La Boetie.
Mais revenons à notre ouvrage : " Pour les philosophes serviteurs du religieux, pour Descartes, pour Pascal, pour Malebranche ou Bekerley, il s’agit de raisonner pour croire en Dieu. Peut-on encore parler de philosophie quand celle-ci est instrumentalisée par la religion, quand la raison est aux ordre de la foi, le philosophe au garde-à-vous devant le cardinal ou le prêtre ? La philosophie devrait au contraire se comprendre comme une activité qui nous libère du joug des croyances religieuses, populaires, nous affranchit des tutelles familiales, scolaires, religieuses. Elle nous engage à conquérir notre autonomie. Et si c’étaient les libertins, après tout, les vrais philosophes ? " (2) En vertu de mes inclinations la réponse m’apparaît d’évidence.
C’est début 2009, dès qu’il se trouva publié en version de poche, que je me suis procuré l’essai de Christophe Girerd (initialement édité chez Grasset en 2007). Il resta ainsi au fond d’un tiroir plus d’un an ou je l’oubliais tout à fait sous une pile d’autres livres en attentes, et ne fut exhumé, il y a de cela quelques semaine, qu’au profit d’une résolution subite de mise en ordre des mes projets - et priorités - de lecture. Il ne fallut que quelques pages pour me mettre l’eau à la bouche, même si l’ouvrage s’ouvre étrangement sur des considérations autobiographiques. Mais n’est-ce pas précisément cette singularité qui aiguisa ma curiosité ? Nietzsche dit, dans la préface au Gai savoir, que " chaque pensée est l'autobiographie d'un corps ". Sans doute y a t-il ici de cela, et l’on comprend bien, à la lecture de cette ouverture, d’où peut provenir la sympathie de notre auteur envers ces grands anciens, irrévérencieux et indisciplinés que sont les philosophes libertins. D’ailleurs, en cette entame personnelle, certaines phrasent ne sont pas sans susciter quelques échos du coté de mes oreilles : " La journée, c’est la vie morne, quotidienne, sale, inintéressante où l’on passe son temps avec des individus ennuyeux, qui ne vous offrent pas d’alternatives…(…) Pour endurer la vie le jour, il faut mettre en place une stratégie de dissimulation, de divertissement : se voiler la face. Stratégie négative : se préserver, se prémunir, se sauvegarder "(3).
Pour ce qui est du plat principal, le livre se décompose en cinq parties(4), elles même divisées en chapitres. L’écriture est limpide, ferme et élégante, sans fioritures excessives. Cela se lit comme un bon roman, avec les citations fort bien insérées au textes. Des encarts avec les principales figures étudiées son insérées à propos au fil du récit. Seul manque à mon sens, un index. Pour ce qui est des protagonistes, du coté des libertins, entre autres, on aura grand plaisir à côtoyer le méconnu Charles Coypeau-Dassoucy, Pierre Charron l’ami de Montaigne, Gassendi, celui qui ferrailla avec le pur esprit Poitevin des Méditations, le lunaire Cyrano de Bergerac, Des Barreaux, roi de l’omelette, le subversif La Mothe le Vayer, Naudé, ou encore Peiresc et son cabinet de curiosités. Leurs principaux détracteurs ne seront pas oubliés. Ainsi le Père jésuite Garasse, l’un des principaux acteurs de la lutte contre le libertinage au début du XVIIe siècle, viendra hanter quelques bonnes pages de sa rage outrancière. Ainsi que le plus habile Mersenne. Coté de la littérature libertine, parmi les textes cités ou partiellement repris on lira avec délice les 9 (sur 106) premiers quatrains d’un manuscrit intitulé " les quatrains du déiste, l’antibigot ou le faux dévotieux ", quelques extraits du truculent clandestin " L’école de filles ou la philosophie des dames ", et qui valut à son auteur, une fois démasqué, d’être étranglé à une potence, ainsi qu’un utile résumé duTheophrastus redivicus(5), un texte anonyme développant une " philosophie politique et une éthique radicalement critique et libertine à l’égard du corps politique et de la société civile ".
Pour dire juste un mot de la doctrine :
" Le libertinage n’est pas un système philosophique parmi d’autres mais il se comprends comme une attitude, un art de vivre, une sagesse. (…) Le libertin ne cherche pas la Vérité. Il poursuit l’adéquation de son existence avec le cours des choses. "(6)
Cela conviendra, je pense, à un plus d’un pèlerin.
Et pour ce qui est d’un conseil, contentons de celui-ci :
" Il faut préférer les attraits d’une vie retirée et paisible, contempler la " société du ciel et de la terre ". Les contentements véritables sont le doux repos, le loisir philosophique, dans la solitude d’une campagne ou le cabinet de sa maison en ville. L’autarcie et la tranquillité de l’âme sont les biens suprêmes ".(7)
Sur l’état d’esprit :
" A l’opposé du postulat humaniste de la supériorité ontologique de l’humanité sur le reste des choses, les libertins sont pessimistes. Ils considèrent que l’homme est misérable, faible, inconstant, hypocrite. Là encore, deux types de pessimistes : ceux qui rient et ceux qui pleurent. La dérision ou l’effroi " (8) Et un peu plus loin, histoire de bien enfoncer le clou : " A l’instar de Montaigne, le libertin est pessimiste hilare. Dans la Prose chagrine, François de La Mothe Le Vayer écrit : " Sans mentir il serait bien plus avantageux, de jouer en de pareilles occasions le personnage de Démocrite, que celui d’Héraclite, et de rire avec un mépris abdéritain de toutes les extravagances de l’esprit humain, que de s’en constrister en les prenant trop à cœur… " "(9)
En résumé ce livre c’est que du bonheur ! Et s’il prolonge, complète et ravive, tout y apportant son propre éclairage, les leçons de la troisième années de l’UP de Michel Onfray intitulée les " libertins baroques ", je ne saurai dire s’il y a eu influence de l’un sur l’autre. Mais là n’est pas l’essentiel. Et à la vérité, je serait plutôt enclin à penser à une conjoncture hasardeuse des plus propice.
Pour finir sur une anecdote, il me plait à me remémorer celle ou Jacques Vallée Des Barreaux, se trouva un jour de carême accompagné d’un comparse dans une auberge. Ils voulaient manger de la viande, ce que leur refusa la patron de l’établissement. A la place il leur fut servi une omelette. " Dans le temps qu’ils la mangeaient, il survint un orage et un tonnerre si terrible, qu’il semblait qu’il allait renverser la maison ou ils étaient. Monsieur Des Barreaux sans se troubler prit le plat et le jeta par la fenêtre, disant, voilà bien du bruit pour une omelette ".(10)
Quoi qu’il en soit, juste après avoir refermé le livre ; et médité un instant avec sourire sur l’infortune de la postérité, je me suis rué sur la page d’accueil de mon libraire virtuel pour commander illico " Les libertins au XVIIe siècle. Anthologie ", du même auteur il va sans dire.
(1) Christophe Girerd, Sagesse libertine, livre de poche 2009. P 190.
(2) Ibid P 191.
(3) Ibid P 19
(4) Physique de l’indiscipline / Contre-offensive / Petite météorologie de l’inconstance / Gymnastique pyrrhonienne / Erotique.
(5) Ibid P 282 à 290.
(6) Ibid P 67 - 68
(7) Ibid P 271.
(8) Ibid P 216.
(9) Ibid P 233. La citation de Christophe Girerd provient de la Prose chagrine, de F. de La Mothe Le Vayer.
(10) Ibid P 53. Citation reprise de Pierre Bayle.
Bonjour Axel,
RépondreSupprimerVous voilà en train de déménager ? ;-)
J'aime bien ce blog, pas encore pollué (pourvu que ça dure) par les messages publicitaires...
Je crois avoir déjà lu cet article, la pensée libertine est fort intéressante. Cela me donne envie de me coller l'étiquette de libertine tiens !
Vous souhaitant une belle journée,
Christine
Bonjour Christine,
SupprimerJ’ai en effet découvert en rentrant de vacances qu’Overblog, après avoir cherché à nous faire basculer sur sa nouvelle interface dégradée, imposait désormais la publicité… Une manière de tenter de conduire les bloggeurs piégés à se résigner à prendre la version premium (payante)…
Ce pourquoi je déménage peu à peu vers ce blogue les billets qui me tiennent le plus à cœur (disons certains parmi les plus personnels, ou avec le plus de matière). Je n’en ai pas encore fait l’annonce sur Overblog car ce transfert au compte-goutte risque de me prendre un peu de temps encore.
Mon seul regret est de ne pouvoir transférer les commentaires. Mais je vais laisser l’ancien blogue en l’état sans le supprimer – cela fera un arbre mort, couvert de parasites publicitaires… Un vestige ou une ruine en quelque sorte…
Pour en revenir au livre de Christophe Girerd, j’en ai un fort bon souvenir et je le relirai volontiers si je n’avais pas tant de lectures déjà entamées ou en projet. J’avoue que l’état d’esprit des libertins érudits me va assez bien aussi.
Parmi les billets en projet dans ma tête, après avoir achevé ce transfert, le premier sera sans doute « Les demoiselles de Sigiria ».
Vous souhaitant une agréable rentrée, et plus de soleil que nous en avons dans le Nord (cela ne sera pas difficile je pense).
Bien amicalement
Axel