14 janv. 2015

Naomi Klein - La stratégie du choc - Du grain à moudre

Billet initial du 25 février 2011
(Billet initial supprimé de la plateforme overblog, infestée désormais de publicité)

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Voici un livre qui n’était pas dans mes projets de lecture. Encore aujourd’hui je ne saurai en cerner véritablement le motif. Pour tenter de comprendre cette indifférence, voire cette méfiance envers « La stratégie du choc » je dois tout d’abord reconnaître que, peu porté sur les grands médias, je ne connaissais alors pas mieux que le nom de cette nouvelle « icône » de l’altermondialisme, auteur disait-on d’un best-seller de la littérature alternative, « no-logo », sur lequel je n’ai aucun avis pour ne point l’avoir lu. Cependant le titre même de cet essai, daté de 2000, me paraissait symptomatique de ce type d’ouvrages opportunistes destinés à capter les deniers d’un lectorat conquis d’avance. Bref, rien qui ne doive donner véritable matière à réflexion, mais plutôt susciter l’adhésion de principe. D’autant qu’au sujet des marques j’avais en tête une subtile analyse de Guillaume Paoli qui, pour ceux s’interrogeant sur leur pratiques de consommation, a la vertu du poil à gratter. A savoir que si « … vous pouvez commander une paire de chaussures « no-logo » en cuir végétarien fabriquées par des travailleurs syndiqués, pour 95 dollars seulement ! » Il n’en est pas moins « …aisé de remarquer que cette annonce est elle-même une publicité qui s’est simplement emparée d’un autre support, en l’occurrence un site Internet anti-publicitaire. Elle atteindra ainsi un segment d’acheteurs potentiels qui n’auraient sans doute pas pu être touchés autrement ». Conséquence de quoi,  «… tout autant que les Nike, les chaussures no-logo sont des icônes symbolisant une valeur immatérielle : l’appartenance à une communauté politiquement correcte et socialement consciente ». 

Mais revenons sur cette « montée d’un capitalisme du désastre ». Quelques renseignements pris, et sachant la dame journaliste, je concède n’avoir pressenti alors dans ce nouvel opus qu’une espèce de grosse machine commerciale à la mode anglo-saxonne, surfant à bon compte sur la vague de constats bien réel, mais sans rien n’apporter de neuf au débat. A ce sentiment  mitigé, trop de publicité sans doute, une trop manifeste débauche de moyens aussi. Sans compter cet unanimisme du côté d’une certaine gauche radicale, compensée par une haie de haussements d’épaules condescendants dans le camp adverse.
Passant chemin, je n’aurai donc pas eu idée de m’intéresser à ce pavé de près de 800 pages sans cette fatale émission du « Grain à moudre » de mars 2010 intitulée « Le néo-libéralisme fait-il son lit des catastrophes ? ». Selon un principe bien rodé en ce direct de débat s’opposent deux partis autour d’une thèse, en l’occurrence ici, pour paraphraser Julie Clarini dans son chapeau de présentation « le cœur de la démonstration stimulante » de Naomi Klein. Les noms des débatteurs importent peu ici. Mais ce qui m’avait alors stupéfait ce fut d’une part l’agressivité affichée des deux opposants aux thèses proposées par la Canadienne, hargne doublée d’un mépris de mauvais aloi ; et d’autre part de l’utilisation de toutes les ficelles connues destinées à occulter le débat sur les questions qui dérangent.

Petit florilège :

 « Ce livre est énorme, il y a des tas d’éléments précis, et donc cela à toutes les apparences de l’enquête scientifique. Et c’est ça qui est trompeur. En réalité elle ne choisit que ce qui l’intéresse, elle procède par des glissements sémantiques, dont certains sont totalement insultants… »

Technique n°3 : Indignation
Rejeter le sujet de façon indignée
Technique n°6 : Messager
Décrédibiliser le porteur du message.

« Il faudrait des heures pour réfuter la thèse de Naomi Klein, car comme elle est extrêmement foisonnante, et elle procède par des choix qui sont tout sauf scientifiques, qui sont tous téléologiques, on ne peut pas tout réfuter… Les liens de causalité sont toujours, ou presque artificiels, ou intentionnellement insultants… »

Technique n°7 : Biais
Exacerber tous les faits qui pourraient donner à penser que l’opposant opère en dissimulant ses véritables intentions ou est sujet à tout autre forme de biais.


 « Ce sont des billevesées. C’est du Goubli-boulga. Littéralement cela n’a aucun sens ! Elle mélange tout… Et ce qui est troublant, elle parle du libéralisme, de l’avenir du libéralisme, des limites du libéralisme. Ça c’est un sujet. Mais quand on veut le comprendre il faut regarder les choses telles qu’elles sont. C’est-à-dire qu’associer la dictature et le marché comme elle le fait, ça n’a rigoureusement aucune vérité historique (…) La théorie du complot c’est idiot ! S’en prendre à Milton Friedman est totalement déplacé… C’est la société qui a demandé le libéralisme…»

(Entre autre) Technique n°6 : Messager
Décrédibiliser le porteur du message. Par extension, associer les opposants à des dénominations impopulaires telles que « excentrique », « extrême-droite », « gauchiste », « terroriste », « conspirationniste »,

Technique n°5 : Homme de paille
Présenter la position de son adversaire de façon volontairement erronée.


Julie Clarini, reprenant alors parole pour tempérer l’ardeur belliqueuse du chroniqueur de « La Tribune » : « Ce qui est intéressant dans le livre c’est le passage par l’école de Chicago. Voir que les idées naissent quelque part et qu’elles s’ordonnent quelque part avant d’être diffusées ». Rien n’y fait… Contrée dans la foulée par son coéquipier mal inspiré : « Pour Milton Friedman il faut savoir que la liberté économique ne pouvais exister durablement sans liberté politique. C’est pour ça qu’à la fin de sa vie, d’ailleurs, il a donné une interview au ‘ financial times’ dans lequel il disait qu’il était beaucoup plus confiant dans l’avenir économique de l’Inde, parce qu’elle était libérale, que dans celui de la Chine. Et il disait que la Chine va vers un clash parce que la liberté économique et collectivisme politique ne sont pas compatible… (…) Si Friedman a conseillé des régimes dictatoriaux, il l’a fait justement parce qu’il ne croyait pas à la politique du pire qui aurait consisté à laisser ces régimes tomber du poids de leurs propres échecs (…) Loin d’être un artisan de la thérapie de choc Friedman était au contraire quelqu’un qui cherchait le moindre mal… ». Reconnaissons là d’un bel exercice de sophistique doublé d’une mauvaise foi exemplaire. Ce qui permet à l’un des détracteurs de NK de surenchérir sans trop d’encombre : « On caricature Friedman en en faisant un séide des puissances de l’argent. Ce n’était pas du tout son ambition ». Et, du haut de sa magnanimité, de regretter néanmoins le séjour du maître dans le Chili de Pinochet. Mais son acolyte trouve la concession malvenue : « Je ne crois pas que ce soit factuel. Il est allé une fois au Chili pour 6 jours à l’invitation d’une fondation privée… »

Technique n°10 : Innocence
Faire l’innocent. Quelle que soit la solidité des arguments de l’opposant, éviter la discussion en leur contestant toute crédibilité, toute existence de preuves, toute logique ou tout sens. Mélanger le tout pour un maximum d’efficacité.


Bref, reléguant aussitôt après écoute cette émission dans les limbes des mauvais débats, ce ne fut seulement lors de la sortie de la version poche de l’ouvrage, à l’automne dernier, que me revint en tête l’aigreur et la vindicte de ces gens adeptes de l’esquive, si policés d’ordinaire ; trouble qui m’a incité à franchir le pas et acheter « La stratégie du choc » afin de m’en faire ma propre idée…
Sur le cas Friedman, voyons succinctement quelques arguments pris du livre et les faits avancés à ce sujet :

« Peu de temps après l’élection d’Allende, (…) l’université catholique, fief des Chicago

boys,  devint l’épicentre de ce que la CIA appela la « création d’un mouvement propice à un coup d’Etat » (…) Saenz, président de l’Association nationale des manufacturiers recruta quelques Chicago boys, à qui il confia la tâche de concevoir les programmes de rechange et d’ouvrir un nouveau bureau près du palais présidentiel de Santiago. Le groupe, dirigé par Sergio de Castro, diplômé de Chicago commença à tenir des réunion secrètes hebdomadaires au cours desquelles ses membres élaboraient des projets radicaux de transformation de leur pays dans le plus pur esprit du néolibéralisme. Selon l’enquête menée ultérieurement par le Sénat américain, « plus de 75% » du financement du « groupe de recherche de l’opposition » venait directement de la CIA. (…)
Au moment où la solution violente semblait l’emporter, par les truchements de Roberto Kelly, homme d’affaire financé par la CIA, les Chicago boys transmirent à l’amiral responsable un résumé de leurs idées, qui tenait en 500 pages. (…)
Au Chili, leur bible de 500 pages – programme économique détaillé dont s’inspira la junte dès les premiers jours – fut surnommée « la brique » (…)
Le 12 septembre 1973, un exemplaire de « la brique » ornait le bureau de chacun des généraux à qui allaient incomber des fonctions gouvernementales. Les propositions contenues dans le document ressemblaient à s’y méprendre à celles que formule Friedman dans Capitalisme et liberté : privatisations, déréglementation et réduction des dépenses sociales. (…)
Pinochet fit aussitôt de quelques diplômés de Chicago – notamment Sergio de Castro, principal auteur de « la brique » - ses proches conseillers économiques. (…) Pinochet avait beau tout ignorer de l’inflation et des taux d’intérêts, les technos parlaient un langage qu’il comprenait. Pour eux, l’économie était l’équivalent de forces naturelles redoutables auxquelles il fallait obéir : « Aller à l’encontre de la nature est improductif. A ce jeu on se dupe soi-même » (…) Pendant les 18 premiers mois, Pinochet suivit fidèlement les prescriptions de l’école de Chicago (…). En 1974, l’inflation atteignit 375% et le prix de denrées essentielles telles le pain explosa. En même temps, de nombreux chiliens perdaient leur emploi (…) Fidèles au dogme, Sergio de Castro et les autres Chicago boys soutenaient que leur théorie n’était pas en cause. Le problème venait plutôt du fait que leurs prescriptions n’étaient pas appliquées avec assez de rigueur. (…) Leur programme gravement compromis, les Chicago boys décidèrent que le moment était venu de prendre les grands moyens. En mars 1975, dans l’espoir de sauver l’expérience, Milton Friedman et Arnold Harberger s’envolèrent pour Santiago à l’invitation d’une grande banque chilienne. Friedman fut accueilli par la presse, inféodée à la junte, comme une star, le gourou d’un ordre nouveau. Ses déclarations faisaient la une ; ses conférences universitaires étaient diffusées à la télévision nationale. Il eut droit à l’audience la plus importante qui fut : un entretien privé avec le général Pinochet.
Tout au long de son séjour, Friedman rabâcha le même thème : la junte était sur la bonne voie, mais elle devait adhérer aux préceptes du néolibéralisme avec encore plus de discipline. Dans ses discours et ses interviews, il utilisa une expression qui n’avait jamais encore été brandie dans le cadre d’une crise économique réelle : « traitement de choc ». (…)
Pinochet fut converti. Dans sa réponse, le chef suprême du Chili disait avoir pour Friedman « les plus grands et les plus respectueux égards » ; il assura ce dernier que « le plan est appliqué à la lettre en ce moment même ». Immédiatement après la visite de Friedman, Pinochet congédia son ministre de l’Economie et le remplaça par Sergio Castro, qu’il hissa par la suite au poste du ministre des Finances. Castro truffa le gouvernement de Chicago boys et nomma l'un d’entre eux à la tête de la banque centrale (...) ». La cause paraît entendue.

Pinochet / Milton Friedman

"La stratégie du choc", sauf à être, au sens le plus vulgaire, d'un cynisme accompli, est un livre dont on ne sort pas indemne.
S’y trouve certes quelques biais et faiblesses qui ont étés d’ailleurs pointés dans la plupart des critiques argumentées, mais dans l’ensemble il s’agit d’un ouvrage, n’en déplaise à certains, d’une grande cohérence intellectuelle et fort bien documenté. Les faits sont les faits et lorsque « à son retour du Chili, en 1981, Hayek, Saint patron de l’école de Chicago, si impressionné par Pinochet et les Chicago boys écrivit sur le champ une lettre à son amie Margaret Thatcher alors premier ministre de Grande Bretagne pour la prier instamment de s’inspirer de ce pays sud-américain pour transformer l’économie de son pays » et que cette dernière répondit « en toute franchise dans une lettre privée adressée à son gourou intellectuel : «  Vous conviendrez, j’en suis sure, que certaines des mesures prises au Chili seraient inacceptables en Grande-Bretagne, où il existe des institutions démocratiques qui nécessitent un degré élevé de consensus social. Notre réforme devra respecter nos traditions et notre Constitution. Par moment les progrès peuvent paraître cruellement lents », il n’y a rien à ajouter.
Lorsque encore Milton Friedman, à peine trois mois après Katrina se fend d’un article dans le Wall street journal ou il dit : « La plupart des écoles de la Nouvelle-Orléans sont en ruine, au même titre que les maisons des élèves qui les fréquentaient. Ces enfants sont aujourd’hui éparpillés aux quatre coins du pays. C’est une tragédie (on est humain quand même). C’est aussi une occasion de transformer de façon radicale le système d’éducation ». Et Naomi Klein d’expliquer que l’idée radicale de Friedman est qu’au lieu « d’affecter à la remise en état et au renforcement du réseau des écoles publiques de la Nouvelle-Orléans une partie  des milliards de dollars prévus pour la reconstruction de la ville, le gouvernement devrait accorder aux familles des bons d’étude donnant accès à des écoles privées subventionnées par l’état ». Sinistre farce qui sera mise en œuvre et « 19 mois après les inondations, alors que la plupart des pauvres de la ville étaient encore en exil, presque toutes les écoles publiques de la Nouvelle-Orléans avaient été remplacées par des écoles à charte exploitées par le secteur privé. Avant Katrina, le conseil scolaire comptait 123 écoles ; il n’en restait plus que 4. Il y avait alors 7 écoles à chartes ; elles étaient désormais 31 (…) et les quelques 4700 membres du syndicat des instituteurs étaient licenciés. » D’ailleurs, du côté de l’American Enterprise Insitute, officine inféodée aux doctrine de Friedman, on y mit moins les formes  « Katrina à accomplit en un jour (…) ce que les réformateurs du système d’éducation ont été impuissants à faire malgré des années de travail ».
  
Les faits toujours. Et c’est ainsi tout au long de l’ouvrage, jusqu’à nausée : que ce soit sur l’Irak, la Chine, le tsunami de 2004, etc., etc. On comprend les adeptes les plus fanatiques du néolibéralisme et de la main invisible du Marché gênés aux entournures.

On l’aura compris, « La stratégie du choc » est à lire absolument, ne serait-ce pour s’en faire une idée qui ne soit point sous tutelle d’autrui. 

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3 commentaires:

  1. Cher Axel,

    J'ai regardé, un peu, seulement, les vidéos ...Le ton anxiogène du présentateur n'aide pas à la concentration. Lire le livre est sans doute préférable. J'avoue être souvent tentée de fuir cette réalité traumatisante, Mais la lucidité est un chemin que l'on ne peut pas faire à l'envers.

    Merci d'avoir écrit quelques mots au sujet de mon précédent billet. J'écris à partir d'intuitions. D'ordinaire, j'ai du mal à trouver mes mots, mais là, j'ai écrit assez facilement, le doute est venu après. L'approbation d'une personne de qualité m'a permis de ne pas tout supprimer :) Je n'ai pas pu participer à la conversation. J'étais vidée. Je crois que c'est à cause de l'onde de choc propagée par les médias.

    Amicalement
    Carole

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    1. Ce commentaire a été supprimé par un administrateur du blog.

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    2. Chère Carole,

      Je n’ai pas revu la video en recopiant cet ancien billet. Mais d’après mon souvenir je partage assez votre sentiment… Le film tiré du livre fut critiqué, même par N.Klein qui s’en est désolidarisé car elle trouvait le montage un peu caricatural…
      Le livre, par contre, fut un choc ; en ce sens il porte très bien son nom…

      J’aime beaucoup vos billets – ma faiblesse est de ne rien connaitre au cinéma, et d’avoir encore plus de mal à entrer dans d’anciens films, ayant beaucoup de difficultés à surmonter ce « vieillissement » aussi bien dans la manière de jouer que dans le montage… (J’ai déjà dû en parler – et dois-je radoter – mais je me souviens l’épisode où, lors des « aventures de la raison » JP Dupuy a voulu nous passer « Vertigo », pour lui un film essentiel ; j’en étais resté dubitatif, à la limite de l’éclat de rire… Sans doute était-ce là effet de mon inculture cinématographique – mais c’est dur à surmonter….)

      Pour en revenir à votre billet, le doute en la matière est la chose la plus saine qui soit ; ainsi que la manière dont vous l’avez exprimé.. Rien n’es pire qu’être pétri de certitude ; cela rend autiste…

      Très belle journée chère carole,
      Amicalement

      Axel

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