5 mars 2015

Jorges Luis Borges – Du labyrinthe et du mystère… (Tlön uqbar orbis Tertius, La bibliothèque de Babel…)

Billet initial du 17 mars 2012
(Billet initial supprimé de la plateforme overblog, infestée désormais de publicité)

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Jorges Luis Borges – Du labyrinthe et du mystère… 

Tlön uqbar orbis Tertius, La bibliothèque de Babel…


Sous l’emprise d’une impulsion subite, je viens de relire Fictions, recueil de nouvelles de Jorge Luis Borges.



« Le jardin aux sentiers qui bifurquent », « La loterie de Babylone », « Le mort ou la boussole », « La bibliothèque de Babel », etc. J’en avais oublié jusqu’aux titres mêmes…
Quel délice à se plonger à nouveau dans les labyrinthes borgésiens.  

Trois brèves sentences, sorties au hasard sous mon crayon.

Les miroirs et la copulation étaient abominables, parce qu’ils multipliaient le nombre des hommes
Jorge Luis Borges – Tlön uqbar orbis Tertius

Blâmer et faire l’éloge sont des opérations sentimentales qui n’ont rien à voir avec la critique.
Jorge Luis Borges – Pierre Ménard, auteur du Quichotte

Un gentleman ne peut s’intéresser qu’à des causes perdues
Jorges Luis Borges – La forme de l’épée.

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(N’ayant, sur la toile, point trouvé cette nouvelle en français, prenant courage à deux mains, j’en reproduis ici les premières pages – juste pour le plaisir de se plonger dans les prémisses d’une enquête érudite, préfigurant nos post-modernes requêtes en hypertexte).
Rork, d'inspiration borgésienne...

C’est à la conjonction d’un miroir et d’une encyclopédie que je dois la découverte d’Uqbar. Le miroir inquiétait le fond d’un couloir d’une villa de la rue Gaona, à Ramos Mejia ; l’encyclopédie s’appelle fallacieusement The Anglo-American Cylopoedia (New York, 1917). C’est une réimpression littérale, mais également fastidieuse, de l’Encyclopoedia Britannica de 1902. Le fait se produisit il a quelque cinq ans. Bioy Casarès avait dîné avec moi ce soir-là et nous nous étions attardés à polémiquer longuement sur la réalisation d’un roman à la première personne, dont le narrateur omettrait ou défigurerait les faits et tomberait dans diverses contradictions, qui permettrait à peu de lecteurs – à très peu de lecteurs – de deviner une réalité atroce ou banale. Du fond lointain du couloir le miroir nous guettait. Nous découvrîmes (à une heure avancée de la nuit cette découverte est inévitable) que les miroirs ont quelque chose de monstrueux. Bioy Casarès se rappela alors qu’un des hérésiarques d’Uqbar avait déclaré que les miroirs et la copulation étaient abominables, parce qu’ils multipliaent le nombre des hommes. Je lui demandai l’origine de cette mémorable maxime et il me répondit que The Anglo-American Cyclopoedia la consignait dans son article sur Uqbar. La villa (que nous avions louée meublée) possédait un exemplaire de cet ouvrage. Dans les dernières pages du XLVIe volume nous trouvâmes un article sur Upsal ; dans les premières du XLVIIe, un autre sur Ural-Altaic Languages, mais pas un mot sur Uqbar. Bioy, un peu affolé, interrogea les tomes de l’index. Il épuisa en vain toutes les leçon imaginables : Ukbar, Ucbar, Oocqbar, Oukbahr… Avant de s’en aller, il me dit que c’était une région de l’Irak ou de l’Asie Mineure. J’avoue que j’acquiesçai avec une certaine gêne. Je conjecturai que ce pays sans papiers d’identité et cet hérésiarque anonyme était une fiction improvisée par la modestie de Bioy pour justifier une phrase. L’examen stérile des atlas de Justus Perthes me confirma dans mon doute.
Le lendemain Biot me téléphona de Buenos Aires. Il me dit qu’il avait sous les yeux l’article sur Uqbar, dans le XLVIe tome de l’encyclopédie. Le nom de l’hérésiarque n’y figurait pas, mais on y trouvait bien sa doctrine, formulée en termes presque identiques à ceux qu’il m’avait répétés, quoique – peut-être – littéralement inférieurs. Il s’était souvenu de : Copulations and mirrors are abominable. Le texte de l’encyclopédie disait : Pour un de ces gnostiques, l’univers visible était une illusion ou (plus précisément) un sophisme. Les miroirs et la paternité son abominables (mirrors and fatherhood are abominables) parce qu’ils le multiplient et le divulguent. Je lui dit, sans manquer à la vérité, que j’aimerai voir cet article. Il me l’apporta quelques jours plus tard. Ce qui me surprit, car les scrupuleux index cartographiques de la Erdkunde de Ritter ignoraient complètement le nom d’Uqbar.



Le volume qu’apporta Bioy était effectivement le XLVIe de l’Anglo-Amirican Cyclopoedia. Sur le frontispice et le dos du volume, l’indication alphabétique (Tor-Ups) était celle de notre exemplaire ; mais au lieu de 917 pages, le livre en contenait 921. Ces quatres pages additionelles comprenaient l’article sur Uqbar : non prévu (comme le lecteur l’aura remarqué) par l’indication alphabétique. Nous constatâmes ensuite qu’il n’y avait pas d’autres différences entre les volumes. Tous deux (comme je crois l’avoir indiqué) sont des réimpressions de la dixième Encyclopoedia Britannica. Bioy avait acquis son exemplaire dans une des nombreuses ventes aux enchères.


Nous lûmes l’article avec un certain soin. Le passage rappelé par Bioy était peut-être le seul surprenant. Le reste paraissait très vraisemblable, en rapport étroit au ton général de l’ouvrage et (cela va de soi) un peu ennuyeux. En le relisant, nous découvrîmes sous son style une imprécision fondamentale. Des quatorze noms qui figuraient dans la partie géographique, nous n’en reconnûmes que trois – Khorassan, Arménie, Erzeroum, - interpolés dans le texte de façon ambiguë. Des noms historiques, un seul : l’imposteur Esmerdis le mage, invoqué plutôt comme une métaphore. La note semblait préciser les frontières d’Uqbar, mais ses nébuleux points de repère étaient des fleuves, des cratères et des chaînes de cette même région. Nous lûmes, par exemple, que les terres basses de Tsal Jaldoum et le delta de l’Axa définissent la frontière sud et que, dans les îles de ce delta, les chevaux sauvages procréent. Cela, au début de la page 918. Dans la partie historique (page 920) nous apprîmes qu’à cause des persécutions religieuses du XIIIe siècle, les orthodoxes cherchèrent refuge dans les îles, où subsistent encore leurs obélisques et où il n’est pas rare d’exhumer leurs miroirs de pierre. La partie langue et littérature était brève. Un seul trait mémorable : la littérature d’Uqbar était de caractère fantastique, ses épopées et ses légendes ne se rapportaient jamais à la réalité, mais aux deux régions imaginaires de Mlejnas et de Tlön… La bibliographie énumérait quatre volumes que nous n’avons pas trouvés jusqu’à présent, bien que le troisième – Silas Haslam : History of the land called Uqbar, 1874 – figure dans les catalogues de la librairie de Bernard Quaritch (1). Le premier, Lesbare und lesenwerthe bemerkungen über das Land Ukkbar in Kein-Asien, date de 1641. Il est l’œuvre de Johannes Valentinus Andrea (2). Le fait est significatif ; quelques années plus tard, je trouvai ce nom dans les pages inattendues de Quincey (Writting, treizième volume) et j’appris que c’était celui d’un théologien allemand qui, au début du XVIIe siècle, avait décrit la communauté imaginaire de la Rose-Croix – que d’autres fondèrent ensuite à l’instar de ce qu’il avait préfiguré lui-même.
Ce soir-là nous visitâmes la Bibliothèque Nationale : c’est en vain que nous fatiguâmes atlas, catalogues, annuaires des sociétés géographiques, mémoires de voyageurs et d’historiens : personne n’était jamais allé en Uqbar. L’index général de l’encyclopédie de Bioy ne consignait pas non plus ce nom. Le lendemain, Carlos Mastronardi (à qui j’avais conté l’affaire) remarqua dans une librairie située au coin des rues Corrientes et Talcahuano les dos noirs et or de l’Anglo-American Cyclopoedia… Il entra et interrogea le XLVIe volume. Naturellement, il ne trouva pas trace d’Uqbar.

La bibliothèque de Babel




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(1) Haslam a publié aussi A general history of labyrinths (note de la nouvelle de Borges)

(2)In est singulier de noter que ce nom fait irrésistiblement penser à celui de l’auteur de BD, Andreas, dont l’univers a des allures fichtrement borgésiennes. (Il n’a penser à la série Rork, par exemple).

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