19 juin 2015

Enguerrand III, Seigneur du château de Coucy

Billet initial du 26 juillet 2013
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Enguerrand III de Coucy


C’était un jour fade et sans teint de mars 1917. La grande guerre s’épuisait en de terribles convulsions. A quelques heures de marche de là, dans les tranchées, l’état-major français, sous la houlette du général Nivelle, fixait les derniers détails de la grande offensive qui se préparait pour rompre le front allemand. L’histoire donnera le nom de bataille du Chemin des Dames à la calamiteuse entreprise qui se soldera, après plusieurs semaines de combats féroces, par une victoire à la Pyrrhus, avec pas loin de 200.000 morts côté des poilus - et parmi eux la moitié du contingent des tirailleurs sénégalais fauchés en masse par la mitraille. 
La conséquence la plus immédiate de cet échec, selon les experts, sera la prolongation de la guerre d’au moins une année. 
Pourtant l’offensive augurait mieux que la disparition sous les décombres du village de Soupir, symbolique qui n’échappa probablement pas aux haruspices étoilés qui avaient eu la fatuité de promettre une victoire totale en moins de 48 heures  - musique trop connue sans doute pour être entendue. Le premier coup de canon de la bataille fut tiré le 17 avril 1917, du bas de la sente serpentant sur la crête du plateau situé entre les vallées de l’Aisne et de l’Ailette. Seront ainsi déversés sur le Chemin des Dames des tonnes d’obus, tirés par plus de 5000 canons, là où en 1776 la duchesse de Narbonne, dame d’honneur de Madame Adélaïde (fille de Louis XV) et propriétaire du château de la Bove, situé à proximité de l’abbaye de Vauclair, avait réclamé une route carrossable au motif de mener sa prestigieuse maîtresse en pèlerinage à Liesse ; voie qu’elle n’empruntera sans doute jamais, cette dernière n’étant achevée que peu avant les vents de la Révolution. 

Mais déplaçons-nous d’une trentaine de kilomètres à l’ouest pour remonter le temps ; un mois, pratiquement jour pour jour. Ce jour-là, le 18 mars 1917 (ou 20 mars, selon les sources), une énorme déflagration secouait les vieux remparts d’un village bien éprouvé déjà par la guerre. Avec la muraille s’effondrait aussi la tour maîtresse du château, joyau d’architecture médiévale sortie de terre par la volonté mégalomaniaque d’un baron qui se rêva roi de France – et qui achoppa sur la pugnacité sans faille de la régente, Blanche de Castille. Cette tour, par ses dimensions vertigineuses, était la plus imposante du Moyen Age, avec un diamètre de 31 m et une hauteur de 54 m. De quoi attiser bien des jalousies. Et de fait, la destruction de 1917 (soit à peu près  700 ans après l’érection de ladite tour) ne fut pas causée par un acte de guerre proprement dit, mais par la rancœur à courte vue d’officiers allemands revanchard. En détruisant la tour de Coucy, puisque tel est le nom du village et l’essentiel de son château agrippé en surplomb des vallées de l’Oise et de l’Ailette, ce que l’armée de
Ludendorff entendait détruire, avant son repli, c’était un symbole, celui de l’arrogance française. Car, soulignons-le, aucun motif véritablement stratégique ne justifiait un tel acte de vandalisme qui n’honore pas la mémoire de ces fauteurs de désolation. 

Le nom de Coucy (le nom actuel complet de la commune est Coucy-le-Château-Auffrique) remonte à l’époque romaine et provient de l’expression Codex, Codicis – tronc d’arbre dépouillé de ses branches. Le bourg était alors un lieu de justice et, selon les mœurs de l’époque, on attachait les criminels - et parfois des esclaves pour les punir publiquement - à un tel tronc pour les supplicier. Ce ne fut qu’au début du Xe siècle qu’apparut sur le promontoire de Coucy le premier castel, une forteresse probablement rudimentaire commanditée par l’archevêque de Reims, et dont il ne reste rien. 

Mais laissons narrer l’histoire du site par le docte Eugène Viollet-le-Duc, architecte de son état et grand restaurateur de constructions médiévales :

« En 928, le comte de Vermandois Herbert, s'en empara et y renferma Charles le Simple. Thibaut, comte de Troyes, surnommé le Tricheur, le gagna et le perdit plusieurs fois (…).
De ce premier domaine il ne reste aucun vestige ; (…). Ce qu'on ne saurait contester, c'est que les parties les plus anciennes du château ne remontent pas au-delà du commencement du XIIIe siècle.
Ce fut Enguerrand III, le vassal le plus puissant de la couronne de France, qui non seulement éleva le vaste château de Coucy dont nous voyons encore les restes, mais qui fit bâtir toute l'enceinte de la ville ». 

Remparts de Coucy (Photo par Axel)
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Quant à la période de la construction du château, celui dont on admire aujourd’hui les vestiges, malgré la terrible amputation de 1917, l’architecte la situe sans hésiter dans les années 1225 - 1230 :

« C'est à l'époque des rêves ambitieux d'Enguerrand III qu'il faut faire remonter la construction du château magnifique dont nous voyons encore les ruines gigantesques – Viollet-le-Duc écrit cela au milieu du dix-neuvième siècle. Le château de Coucy dut être élevé très rapidement, ainsi que l'enceinte de la ville qui l'avoisine, de.1225 à 1230. Le caractère de la sculpture, les profils, ainsi que la construction, ne permettent pas de lui assigner une date plus ancienne ni plus récente ».

Sur la description du château à cette époque, Viollet-le-Duc en donne aperçu précis et chirurgical, reflexe propre sans aucun doute à son métier. 
Grégoire Théophile, un auteur de gravures du site de Coucy et d’un livre intitulé « Les ruines de Coucy » donne quant à lui volontiers dans le lyrisme : 

« … les créneaux des tours sont tombés ; on dirait, de loin, une ombre des jardins suspendus de l’Assyrienne Sémiramis ; - le cyprès à feuilles étroites descend, contre les flancs de l’une d’elles, ses festons en pointe, du haut de ses murailles ; - l’intérieur des meurtrières n’est plus peuplée de soldats, - mais sert de demeure à l’oiseau des nuits qui plane, chaque soir, en signe de deuil, sur les fossés comblés et sur les remparts détruits, en sillonnant l’air de ses cris lugubres – c’est le deuil du passé ; c’est la mort ». 

Aujourd’hui, passé le porche d’entrée de maître Odon, côté cour, s’ouvre au regard une vaste étendue d’herbe, ceinturée par les murs d’enceinte reliant les tours de guet toujours debout le long du promontoire de Coucy. Bref, on ne s’attend pas véritablement à trouver grand-chose de palpitant - telle du moins fut mon impression première. 

Apercu de la cour,une fois passé la porte du château de Coucy (photo par Axel)

Puis, longeant le mur, on s’aperçoit que les tours sont en grande partie accessibles. Ce qui permet d’apprécier autant l’architecture médiévale, désormais picorée de fleurs sauvages et d’herbes folles (la poétique des ruines), que la fort belle vue sur les paysages alentours d’un côté, et sur la cité médiévale et son église, de l’autre.

Au bout de ces pérégrinations sur le fil de l’enceinte, surgissent alors les décombres de la tour détruite en 1917. La prise de conscience subite de la présence de cet énorme monticule confère, sans qu’on le veuille, aux lieux un air grandiose. C’est que, je ne sais pour quelle raison, je n’avais pas consulté le dépliant remis au guichet du château (préférant sans doute le plaisir des rencontres intempestives), ce qui me plaça face à une trouble perplexité à la contemplation de cette sorte de tertre encombré de pierres, faisant irrésistiblement songer à un paysage rocailleux de montagne.  Là, soudain, apprenant enfin ce dont il s’agit, on saisit mieux l’ampleur de ce que fut jadis la construction, de la démesure aussi d’un tel projet. Voici la description que fit Grégoire Théophile, dans son ouvrage de 1846, de cette tour alors encore debout :


Décombres de la tour du maître (Photo par Axel)

« Dans le coin de la place - entourée de sa chemise épaisse de pierres – une autre tour gigantesque avec une profondeur qu’on suppose égale ; menaçante et fière, et dominant toute la contrée ; - deux larges et imposantes crevasses la disjoignent du haut en bas, résultat de la poudre effroyable et destructrice de Mazarin qui en a fait sauter les voûtes (...)  … les voûtes abattues laissent voir les quatre étages de niches cintrées ; - et le faîte sert  dans ses cavités de repère aux corbeaux, difficiles à abattre, et dont la nuée obscurcit de son ombre la tour blanche au soleil ». 

On constate dans ce texte combien on aimait en ce temps-là les corvidés, sans doute accusés d’être porteurs de mauvaises augures. 
Mais on peut relever aussi, pour l’anecdote, un aspect plus ludique de ces décombres. A savoir que parmi les éboulis, gravé à même la pierre, dorment peut-être encore les signatures d’illustres philosophes, puisque, rapporte Grégoire Théophile, certaines blocs de la tour furent transformées en tablettes naturelles sur lesquelles chaque année, s’inscrivirent « tant de noms de sages, de roturiers – en foulant le sol du seigneur ; - de grands, d’écrivains et de philosophes visiteurs ».  

C’est seulement après avoir contourné les débris de la tour du maître, que l’on pénètre véritablement dans l’enceinte du château. 
Nous y attendent d’autres merveilles. Des merveilles souterraines plus précisément, avec des dédales, des caves, des salles et des arcades voûtées à couper le souffle, et dont la fraîcheur est appréciée par les jours sans ombre – ce fut particulièrement le cas lors de notre visite. 
Il est à peine croyable, au vu de l’état de destruction des parties supérieures du château, que les soubassements en fussent si miraculeusement conservés. Et passant l’assommoir et la glissière de herse, avant de plonger dans l’obscurité, empruntant un escalier transpirant l’humidité, on ne peut s’empêcher de se projeter par l’imagination en ces siècles ensevelis où la puissance du château et de ses seigneurs recouvrait la contrée de son long manteau. Majesté qui s’éprouve viscéralement lorsque plongé au cœur des ténèbres on hausse le regard sur les six magnifiques branches d’ogive de la voûte irisée de vert de la chambre basse, placée presque sous l’entrée du château.


Dans ces souterrains « où règnent la nuit et le silence », dans ces caves immenses, désertés des contingences contemporaines, le temps semble s’être suspendu. Et quiconque ayant un rapport distendu au réel, une relation tout à la fois factuelle et négociée – capacité d’émerveillement dont on se déprend qu’à son détriment – ne sera pas outre mesure surpris de voir surgir dans son dos un soldat en cotte maille pour lui demander des comptes. 


Autre lieu important du château, la salle des Preux. 
A l’époque de Grégoire Théophile, elle n’a plus « de dalles ni d’échos pour faire retenir le pas éperonné des guerriers, où le bruit de leur lance sur leur bouclier de fer ; - plus de voix d’airain qui appelle le ban des vassaux de la contré à suivre le chef au combat (…) Les murailles sourdes des oubliettes elles-mêmes ne redisent plus les gémissements et les cris étouffés des condamnés ». Ce qui de nos jours reste debout, laisse supposer de la splendeur de cette vaste salle d’apparat. En témoigne les restitutions d’artistes et d’architectes, au premier rang desquels Viollet-le-Duc.
Voici, pour le plaisir de la description, un autre extrait du texte de Grégoire Théophile :
« Au couchant ; - reste le plus intact de la ruine – la large muraille qui soutenait la salle des Preux et qui conserve encore, d’un côté, au dehors, ses créneaux comme une couronne naturelle, et de l’autre, attachés à son épaisse paroi, des restes de socles et de frontons de niches (…). Au nord ; pour dernier côté du triangle, des remparts d’une hauteur prodigieuse dans leur état de ruine même, sur le haut desquels l’herbe pousse ».

Vue de l'intérieur de l'enceinte du château (photo par Axel)
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Il y aurait beaucoup à conter encore sur le château, ses courtines, ses barbacanes, sa chapelle, son corps de logis et ses dédales, mais je m’aperçois, alors que ma plume s’épuise, ne pas avoir rien dit encore du maître d’œuvre d’un si impressionnant ouvrage. 
Aussi passerai-je rapidement sur l’évolution au fil des époques, après Enguerrand III, du château, reprenant le texte de Viollet-le-Duc :

« Du temps d'Enguerrand III, la véritable habitation du seigneur était le donjon ; mais quand les mœurs féodales, de rudes qu'elles étaient, devinrent au contraire, vers la fin du XIVe siècle, élégantes et raffinées, ce donjon dut paraître fort triste, sombre et incommode : le duc d'Orléans, devenu seigneur de Coucy, bâtit alors ces élégantes constructions ouvertes sur la campagne, et les fortifia suivant la méthode adoptée à cette époque ».
Et un peu plus loin l’auteur d’insister sur la tristesse des lieux, comme habitation, une fois l’époque féodale révolue : 


« Il faut reconnaître qu'un long séjour dans un château de cette importance devait être assez triste, surtout avant les modifications apportées au XVe siècle, modifications faites évidemment avec l'intention de rendre l'habitation de cette résidence moins fermée et plus commode. La  cour, ombragée par cet énorme donjon, entourée de bâtiments élevés et d'un aspect sévère, devait paraître étroite et sombre (…). Tout est colossal dans cette forteresse ; quoique exécutée avec grand soin, la construction a quelque chose de rude et de sauvage qui rapetisse l'homme de notre temps. Il semble que les habitants de cette demeure féodale devaient appartenir à une race de géants, car tout ce qui tient à l'usage habituel est à une échelle supérieure à celle admise aujourd'hui : les marches des escaliers (nous parlons des constructions du XIIIe siècle), les allèges des créneaux, les bancs, sont faits pour des hommes d'une taille au-dessus de l'ordinaire ».

Mais qui était cet homme de tempérament, qu’on appellera bientôt le Bâtisseur ? Pour un peu mieux cerner la chose, si tant est que cela fut possible, voici le portrait qu’en donne Viollet-le-Duc :


« Enguerrand III, seigneur puissant, de mœurs farouches, guerrier intrépide, avait-il voulu en imposer par cette apparence de force extra-humaine, ou avait-il composé sa garnison d'hommes d'élite ? C'est ce que nous ne saurions décider ; mais en construisant son château, il pensait certainement à le peupler de géants. Ce seigneur avait toujours avec lui cinquante chevaliers, ce qui donnait un chiffre de cinq cents hommes de guerre environ en temps ordinaire. Il ne fallait rien moins qu'une garnison aussi nombreuse pour garder le château et la basse-cour. Les caves et magasins immenses qui existent encore sous le rez-de-chaussée des bâtiments du château permettaient d'entasser des vivres pour plus d'une année, en supposant une garnison de mille hommes. Au XIIIe siècle, un seigneur féodal, possesseur d'une semblable forteresse et de richesses assez considérables pour s'entourer d'un pareil nombre de gens d'armes, et pour leur fournir des munitions et des vivres pendant un siège d'un an, pouvait défier toutes les armées de son siècle : or le sire de Coucy n'était pas le seul vassal du roi de France dont la puissance fût à redouter ».



Voici, pour compléter le tableau, le portrait qu’en donne Carle Ledhuy, dans son ouvrage ‘Les Sires de Coucy’, paru en 1853 :


« Enguerrand III est, sans contredit, l'un des sires de Coucy qui ont le plus contribué à la gloire de la famille. Son rôle fut noble et important, depuis la bataille de Bouvines, où trente chevaliers marchaient sous sa bannière, jusqu'à la catastrophe qui termina sa vie ».

Il faut dire que la mort singulière d’Enguerrand vaut amplement de figurer aux côtés de celles décrites par Montaigne dans son fameux chapitre XIX du livre I. Ecoutons-le :

« N’as-tu pas vu tuer un de nos Rois en se jouant ? et un de ses ancêtres mourut-il pas choqué par un pourceau ? Eschylus menacé de la chute d’une maison, a beau se tenir en alerte, le voilà assommé d’un toit de tortue, qui échappa des pattes d’un aigle en l’air : l’autre mourut d’un grain de raisin : un Empereur de l’égratignure d’un peigne en se coiffant :  Emylius Lepidus pour avoir heurté le pied contre le seuil de son huis : Et Aufidius pour avoir choqué en entrant contre la porte de la chambre du conseil. Et entre les cuisses des femmes Cornelius Gallus préteur,… » La liste ne s’arrête pas là. Et Enguerrand ? me direz-vous. Et bien il succomba percé par sa propre épée lors d’une chute de cheval alors qu’il passait a gué une petite rivière !


« … cette troupe, formée de la famille de Coucy tout entière, se disposa à passer à gué la petite rivière. C'est alors qu'eut lieu un événement sur lequel aucun doute ne saurait être élevé.  Enguerrand était entré le premier dans l'eau; mais, soit que son cheval fût saisi par le froid, soit que l'animal fût naturellement rétif, il se cabra, broncha contre une pierre au fond de l'eau, et renversa son cavalier. La chute fut si rapide que nul ne put l'empêcher. Cependant, comme la rivière était peu profonde, on s'attendait à voir le sire de Coucy se relever. Il reparut en effet au-dessus de l'eau, mais dans un état qui arracha un cri d'épouvante aux assistants. La secousse qui avait précipité Enguerrand dans la rivière avait fait sortir son épée du fourreau; il était tombé sur la pointe, qui lui avait traversé le corps ».


Mais revenons un peu en arrière, du temps de la vigueur d’Enguerrand III, au moment de la mort de Louis VIII (1226), roi malheureux qui ne régna que trois années, l’époque où le Seigneur de Coucy se rêva régent, sinon roi de France et se confectionna une couronne en attendant de monter sur le trône. 

Laissons Carle Ledhuy nous narrer les événements (je n’en donne qu’un mince extrait, et ne peut que conseiller d’aller lire le chapitre intitulé ‘Les conjurés’ en son entier ; le ton en est savoureux et cela se lit comme les meilleurs romans) : 

« Louis VIII venait de mourir, laissant entre les mains de Blanche de Castille, qu'il avait instituée régente, son fils et le royaume de France. On sait quels troubles signalèrent la minorité de saint Louis. Les grands du royaume, loin d'approuver les dispositions prises par le roi défunt, voulaient que l'un d'entre-eux fût déclaré régent, « Il ne convient pas, disaient-ils, que le royaume soit gouverné par une femme, surtout par une femme étrangère; » mais, continue l'historien, leur vrai motif était que cette femme gouvernerait trop bien à leur gré. Ils s'étaient flattés, les uns d'être appelés à partager l'autorité ; les autres d'obtenir des domaines qui pourraient leur convenir; et au contraire ils voyaient Blanche disposée à agir sans les consulter… Dans une assemblée tenue entr'eux ils résolurent de l'attaquer. Les mécontents se flattaient d'avoir bon marché de la résistance d'une femme et d'un enfant ; ils s'étaient concertés, avaient pris les mesures qu'ils croyaient les plus propres à assurer le succès de leur entreprise, et s'étaient liés par des serments solennels. Mais, comme il arrive fréquemment dans ces sortes de coalitions, tout manqua faute d'ensemble et d'unité. Le comte de Toulouse, l'un des plus ardents des jé voilés, attaqua trop tôt les troupes de la reine; ses confédérés ne purent le seconder, et il fut réduit à accepter une paix honteuse. (…)
Cet échec avait porté un rude coup à la conjuration ; l'habileté et la force de caractère de la reine Blanche s'étaient révélées avec tant d'éclat, que, pour un instant, les ambitieux vassaux furent frappés de stupeur. Ils firent néanmoins quelques autres tentatives; mais elles échouèrent également devant le courage et la prudence de la reine. Ils résolurent, enfin, de réunir tous leurs efforts pour frapper un coup décisif, et, à cet effet, des émissaires, envoyés dans toutes les directions, convoquèrent les seigneurs mécontents à une entrevue secrète ».

Je passe ici les détails de l’entrevue, relatés de manière fort vivante. En voici le bref résumé : les trois principaux seigneurs de la conjuration et prétendant à la Régence, qui sont Philippe comte de Boulogne, Thibault comte de Champagne et Pierre duc de Bretagne, incapables de se mettre d’accord sur un chef, décident de désigner Enguerrand de Coucy, qui jusqu’alors n’avait pas pris part à la querelle. Si leur but est clair, devant les réticences du duc de Bretagne craignant à juste titre qu’Enguerrand n’agisse que pour assouvir sa propre ambition, Philippe de Champagne répond : « — Servons-nous de lui, noble duc, nous serons toujours là pour le forcer de compter avec nous ».

Evidemment, Enguerrand tout juste informé du projet s’imagine déjà aux nues : « C’est votre royal sang qui m'élève à mes propres yeux comme aux yeux de la noblesse de France. Oui, je le sens, ma mère, de hautes destinées m'attendent », dit-il à sa mère. Mais à peine commence-t-il à croire à ses chances, qu’est annoncé à la porte de son château Blanche de Castille en personne. 

Voici l’ouverture de l’entretien entre la Reine et Enguerrand tel que le restitue le conteur - ou plutôt l’imagine, puisque de témoins il n’y en eut point :
« - Parlons sans détours, sire Enguerrand, dit la reine. Je sais tout. Une œuvre d'iniquité se prépare; on veut arracher de mes mains le dépôt sacré qu'y a placé mon noble époux. Des ambitions trompées se sont liguées contre moi, et, dans le but apparent de donner une meilleure direction au gouvernement de la France, tendent en réalité à dépouiller mon fils de son héritage légitime. Vous savez cela aussi bien que moi, sire de Coucy; jusqu'ici, noble de cœur, fidèle à tous les devoirs, modèle d'honneur et de loyauté, vous vous êtes refusé à prendre votre part dans cette machination coupable; mais je sais qu'aujourd'hui même des offres perfides viendront tenter voire fidélité. Je n'ai pas balancé. Me voici, moi la reine, contre qui se liguent les plus puissants de France, moi, faible et isolée, femme sans force et sans autre appui que mon droit et mon honneur, me voici à votre merci, bravant tous les dangers pour m'entretenir avec vous, remettant à votre discrétion ma liberté, ma vie même… ».

Blanche de Castille confirme alors que la ligue des conjuré a perdu le soutient de plusieurs de ses plus prestigieux champions, et parmi eux le comte de Boulogne et Philippe de Champagne. Ce à quoi Enguerrand répond habilement : « Je ne puis me désister de prétentions que je n'ai pas exprimées; je ne puis abdiquer un commandement que non seulement je n'exerce pas, mais qui ne m'a même pas été offert. ». La reine, pour s’assurer les loyauté du Seigneur de Coucy tente alors un marchandage : « — Parlez, sire Enguerrand ; est-il en ce royaume ne charge, une principauté, un titre, quelque chose enfin qui tente votre ambition, ou qui flatte seulement os désirs?. Si j'en puis disposer, parlez... ». Alors, « Enguerrand, levant le front avec fierté, montra sur son écusson sculpté le dernier vers de sa devise : « Je suis le sire de Coucy! » Puis, fléchissant le genou devant la reine, il ajouta respectueusement : « — L'heure est avancée, Votre Grâce a besoin de repos; les femmes de ma mère et ma mère elle-même ont se rendre ici pour vous servir comme il convient.. »

Mais l’histoire de cette entrevue ne s’arrête point ici, et un rebondissement inattendu viendra tout bouleverser. 
Cependant, narrer plus avant par le détail cette aventure saisissante dépasserait de beaucoup le cadre de ce modeste billet. Aussi inviterai-je le lecteur avide d’en savoir la suite de se rendre directement à la page 164 du récit Carle Ledhuy.


Ce qui est sûr, c’est qu’Enguerrand III ne devint jamais roi de France. 



Escalier condamné (Photo par Axel)
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Le lion de Coucy (Photo par Axel)
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13 juin 2015

Prince de Ligne - Contes immoraux ; à l'ombre des jardins de Belœil

Billet initial du 11 novembre 2013
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Dans le dédale de Beloeil (photo par Axel)
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En ces Contes immoraux voici présentée l’histoire du baron de Liebsthal ( ou Val d’Amour), incarnation du bon diable Bélial. 
De retour de Belœil, le printemps dernier, le livre sous le bras, faute d’autre courage que celui de transcripteur nonchalant, je proposerai aujourd’hui – encore sous le choc de la représentation des Particules élémentaires hier soir au théâtre du Nord (mais c’est une autre histoire) - une libre transposition de quelques unes des aventures de celui qui écrivit : 

« Dans mes Contes immoraux, où il n’y a qu’une partie de mes Confessions, il y a Mme de Prié, ma première aventure, Mme de Porta, de Königsegg, de Siribensky, Clarke, Schoenfeld, Bartenstein, Mme du C..., Pappini, Ko. Fa. Lu. Rohault, Montglas, d’Espinol, Castillon, Eugénie, Natalie, Mimi, Dommeldanges, amours, L. mère, I.fille, V.D., une femme fort jolie, Ita, K.J., Hélène. »

« A la cour, on ne pense qu’à soi. Les uns s’occupent du regard du souverain ; les autres de celui de leur maitresse ; quelques-uns de la mine d’un ministre, pour voir s’il est en faveur et diriger là-dessus leur plus ou moins d’attention ; quelques autres, pour avoir l’air d’y être, mènent à une embrasure de fenêtre un ministre étranger ; un de ceux-ci cherche à écouter ce que l’un dit à l’autre ; plusieurs font des révérences à droite et à gauche, rient, ou veulent paraitre s’amuser ; plusieurs, pour avoir l’air affable, disent quelques mots en l’air, ou cherchent un dire un bon mot qui fasse rire sa Majesté, ou parler assez haut pour qu’Elle les remarque et paraisse se mêler de la conversation (...). Quelques-uns font les sévères, les taciturnes, pour faire croire qu’ils dédaignent tous les genres de courtisanerie et qu’ils pensent. Quelques généraux, assez humbles aux coups de fusil, sont fiers et présentent un maintient militaire. Les voyageurs présentés cherchent des yeux la femme qu’ils comptent avoir, persuadés qu’ils sont plus aimables que les gens du pays. Les grandes-maitresses pensent à l’étiquette qui diminue tous les jours (...) Les petites-maitresses à se placer de manière qu’un lustre qu’elle évitent, ne leur donne pas les yeux battus ; les filles d’honneur à le perdre sans qu’on le sache ; (...) les jeunes gentilshommes de la Chambre font les beaux et les empressés, les vieux chambellans les importants, les provinciaux les importuns... »
Troisième conversation

« Les méchants qui ne rient et n’aiment jamais ont des moeurs ; et les avares, les ambitieux aussi ».
Septième conversation

« - Savez-vous que je vous plains, messieurs les amants, je m’amuse quelquefois à voir vos tourments. Par exemple, l’autre jour, j’en ai remarqué deux qui n’osaient pas se remuer parce que le mari, par malice, avait laissé la porte ouverte en sortant. ‘Que disiez-vous ? » leur dit-il en rentrant. ‘Rien du tout », répondirent-ils avec un air bien bête. Et puis vos manœuvres militaires, pour vos amours en perspective ou de côté, ou à côté, ou devant, ou derrière ; votre coup d’œil savant sur les démarches des ennemis ; votre envie de parler, sans avoir rien à dire ; votre désir d’être remarqué en public ; votre air heureux pour qu’on croit que vous l’êtes ; votre travail pour une chaise à côté de l’objet chéri, ou un place à table vis-à-vis ; ou finement auprès d’une autre, pour qu’on se doute de tout, ou qu’on ne se doute de rien ; une reconduite sur l’escalier... la mine sotte, mais bien sotte que faites, en marchant à côté d’une colonne anglaise, et en suivant du haut jusqu’en bas de la salle, la charmante qui danse avec un autre ; l’air plus sot encore, lorsqu’au moment ou vous voulez vous asseoir à côté d’elle, un fâcheux vous arrête, un bavard vous entretient, un questionneur vous entreprend ; (...) les commissions que vous faites tout de travers et qui vous attirent de l’humeur et des reproches, au lieu de remerciements ;vos soins paternels pour les petits enfants du mari, leur véritable père, qui rit des caresses que vous partagez entre eux et le petit chien de la maison ; (...) dites-moi, s’il y a quelque chose de plus plaisant ? »
Huitième conversation - Jugement de Sara.

A ceux qui font du pieds sous la table : « Je vois bien que vous m’aimez, mais ne salissez pas mes bas »
« La dévotion n’est qu’un état en France, où les femmes, à quarante-cinq ans, troquent le rouge et le spectacle contre la messe, l’intrigue et le commérage ».
Sans oublier la mésaventure de l’amant-pendule :
« - On se moqua bien plus de ce mari qui prit l’amant pour sa pendule. Il s’y était réfugié, le coffre en était vide ; le mari arriva. Le temps pressait : ‘Entrez-y, dit la femme, et contrfaites le mouvement, tic, tac, tic, tac. » Le mari dit en rentrant : ‘Je suis bien aise que lapendule soit raccommodée tic, tac va fort bien, et il se coucha ».
Neuvième conversation

Dans les jardins de Beloeil (photo par Axel)
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Bibliothèque de Beloeil (photo par Axel)
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Résumé de la dixième conversation :
« Récapitulons encore : Isidore rendue à la morale ; Fatmé rendue à la raison ; Hedwige rendue à la vertu ; Natalia rendue à la réputation ; Esther rendue à la tendresse conjugale ; Camillia rendue à la tranquillité ; Amandine rendue à la prudence ; Ivanowna rendue à son mari ; et Sigéfride rendue à Dieu... » 

« Mais ce qu’il y a de pis, c’est la race des fâcheux de l’après-dîner qui, ne sachant jamais s’occuper chez eux, désolent tous les amours d’une ville, en se succédant dans leurs visites pour assurer, comme s’ils se donnaient le mot, l’honneur des maris ».

Onzième conversation
« Je ne connais rien de pis que les : ‘cela m’est égal ; ce que vous aimez le mieux ; comme vous voudrez’. Les gens trop peu personnels embarrassent. On cherche à deviner ce qui leur convient le plus. Ils gênent pour ne pas gêner et, par surcroît de délicatesse et de ruse de part et d’autre, on finit par le contraire de ce que les uns et les autres préfèrent de faire ».

Douzième conversation
Une fois les maîtresses échangées, le bon diable avec sa Sara et le comte avec sa dame d’honneur décident de se retirer dans une riante vallée, loin de toutes cours :

« Il n’y eut jamais parmi nous ni désunion, ni insipidité, ni oisiveté. Quelquefois je lisais haut Montaigne, Racine et La Fontaine. Le comte était chargé de nous lire Voltaire, et lisait tout bas pour lui Rabelais et Scarron ». 

« Nous n’avions pas de ces éteignoirs de conversation : des enfants, des cartes et des chiens ». 

Le fond du jardin de Beloeil (photo par Axel)
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6 juin 2015

Le chant d'un oiseau, comme une madeleine de Proust...

Pour Chateaubriand, la grive : 

 « Je fus tiré de mes réflexions par le gazouillement d'une grive perchée sur la plus haute branche d'un bouleau. A l'instant, ce son magique fit reparaître à mes yeux le domaine paternel. J'oubliai les catastrophes dont je venais d'être le témoin, et, transporté subitement dans le passé, je revis ces campagnes où j'entendis si souvent siffler la grive. Quand je l'écoutais alors, j'étais triste de même qu'aujourd'hui. Mais cette première tristesse était celle qui naît d'un désir vague de bonheur, lorsqu'on est sans expérience ;  la tristesse que j'éprouve actuellement vient de la connaissance des choses appréciées et jugées. Le chant de l'oiseau dans les bois de Combourg m'entretenait d'une félicité que je croyais atteindre ;  le même chant dans le parc de Montboissier me rappelait des jours perdus à la poursuite de cette félicité insaisissable. Je n'ai plus rien à apprendre, j'ai marché plus vite qu'un autre, et j'ai fait le tour de la vie ».

Troglodyte s'égosillant... (photo par Axel)
Et pour moi le troglodyte mignon… 
Sur les berges de ce lac que je vis naître… Car ce n’était, du temps de ma jeunesse, que prairies inondables. Puis, une fois l’eau circonscrite, ce fut le point de ralliement d’une amitié indéfectible. 
Nous y allions chaque semaine en vélo, jumelles en bandoulières. Avec le hibou des marais où le héron cendré pour réconfort, un Garrot à œil d’or parfois…. Il nous arrivait de ramener quelques tritons qui s’échappaient aussitôt.
Pour reste, je puis m’approprier ce vague à l’âme de l’auteur des mémoires d’Outre-tombe : 

" Mais cette première tristesse était celle qui naît d'un désir vague de bonheur, lorsqu'on est sans expérience ;  la tristesse que j'éprouve actuellement vient de la connaissance des choses appréciées et jugées"


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D’ordinaire les philosophes ne sont pas très diserts sur la gent ailée. Kant fait un peu figure d’exception :

« De tous les changements que le printemps apporte, il n'y en avait plus qu'un maintenant qui intéressait Kant. Il languissait après avec une avidité et une intensité d'attente qu'il était presque douloureux de contempler : c'était le retour d'un petit oiseau (moineau peut-être ou rouge-gorge ?) qui chantait dans son jardin et devant sa fenêtre. Cet oiseau, soit le même, soit son successeur dans la suite des générations, avait chanté pendant des années dans la même situation. Et Kant devenait inquiet quand le temps froid avait duré plus longtemps qu'à l'ordinaire et retardait son retour. Comme Lord Bacon en effet, il avait un amour enfantin pour tous les oiseaux ; en particulier, il s'appliquait à encourager des moineaux à faire leur nid au-dessus des fenêtres de son cabinet de travail. Quand ceci survenait, et c'était fréquent à cause du profond silence qui régnait dans cette pièce, il guettait leur travail avec le délice et la tendresse que d'autres donnent à un intérêt humain ».
Thomas de Quincey « Les derniers jours d’Emmanuel Kant » 

Je lis encore dans le Traité des oiseaux dans le livre IX de l'Histoire des animaux d’Aristote que « dans les oiseaux, les tachetés, les alouettes, les pies, le verdier, sont ennemis les uns des autres; car ils se mangent mutuellement leurs œufs. » Rien n’est vrai bien sûr, mais il est toujours bon d’évoquer les mœurs qu’on suppose volatiles… 

Et de souligner le mot d’Antisthène qui affirmait « qu’il valait mieux tomber en proie aux corbeaux que sous la griffe des flatteurs : ceux-là s’attaquent aux cadavres, ceux-ci dévorent les vivants » 
(Jeu de mots Korax / corbeau – Kolax / flatteur).

D’où le plaisir éprouvé à ce conciliabule de pies….


Conciliabule... (photo par Axel)

Mais il n’y a pas que les oiseaux à avoir des ailes… 




5 juin 2015

Les oiseaux, de Daphné du Maurier


Billet initial du 15 mars 2014
(Billet initial supprimé de la plateforme overblog, infestée désormais de publicité)

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Sterne arctique dans le ciel de Vigur (photo par Axel)
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Quelques sternes suffisent à mettre le philosophe en déroute
Alors, imaginer des nuées vengeresses couvrant le soleil, et en voilà fini de l’espèce bipède qui rêvait d’éternelle gloire ; ce Prométhée aux ailes cousues de cire.   
La nouvelle de Daphné du Maurier, publiée en 1952, inspira à Hitchcock le film que l’on sait (1963). A mon sens, si l’écrit se révèle bien meilleur au film, c’est qu’il va à l’essentiel, sans se perdre dans l’ornière d’artifices destinés à étoffer l’histoire par la multiplication d’interactions humaines, dont certaines relèvent du vaudeville, avec des personnages suggérant un sens possible à cette calamité (nous passerons sur la symbolique lourdingue des inséparables en cage). 
Ainsi, dans le film, à la vie simple d’une famille de fermiers, se substitue le passe-passe amoureux entre une élégante fille d’un riche propriétaire de journal et un bellâtre, assez sûr de lui. 
Mais ne peignons point tout en noir. Cette adaptation cinématographique, malgré les inévitables clichés qu’elle porte sous son aile, ne démérite pas. Et puis, sans doute aura t-elle eu le mérite de contribuer à la célébrité d’une nouvelle qui autrement eût sombré dans l’oubli.
L’histoire débute un 3 décembre. 
Nat Hocken, ancien combattant, vit avec sa femme et ses deux enfants dans une ferme située sur une presqu’île située en Cornouailles.
Depuis le haut d’une falaise l’homme observe autour de lui : « Noirs et blancs, corneilles et mouettes, réunis par étrange association, cherchaient on ne sait quelle libération, jamais satisfaits, jamais apaisés. Des vols d’étourneaux filaient dans un bruissement de soie vers de nouveaux pâturages, poussés par le même besoin de mouvement, et les petits oiseaux, les pinsons, les alouettes, se dispersaient d’arbres en arbres et de haie en haie avec un air effaré ». 
Le changement est à peine perceptible. Certainement s’agit-il d’un affolement lié à l’approche de l’hiver. Néanmoins le singulier tapisse le réel d’un auréole trouble. Mais quoi au juste ? Alors l’homme porte ses regards sur les oiseaux marins : « Dans la baie, ceux-ci attendaient la marée. Ils avaient plus de patience. Les pies de mer (huîtrier pie), les rouges-queues, les courlis guettaient au bord de l’eau ».
N’y pensons plus. 

Corvus dans la réserve de Yala (photo par Axel)
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Premier soir. 
L’incident inaugural, avec l’égratignure causée par un petit oiseau se butant contre la fenêtre. 
Plus tard, au milieu de la nuit, c’est la déferlante dans la chambre des enfants. Le père accourt et « sentit des battements d’ailes autour de lui dans l’obscurité. la fenêtre était grande ouverte. Les oiseaux entraient par là, se cognaient d’abord au plafond, puis aux murs, puis viraient à mi-vol, se dirigeant vers le lit des enfants ». 
Il parvient à en venir à bout et condamne temporairement la pièce. 
Le matin découvre une cinquantaine de cadavres d’oiseaux qu’il faut aller jeter : des rouges-gorges, des mésanges, des pinsons, des roitelets, des alouettes…
Aucune explication, aucun motif. Une folie passagère probablement. Une chose est sûre : les oiseaux cherchaient à attaquer ! 

Cordon Bleu, Sénégal, La Somone (Photo par Axel)
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Le jour suivant.
Le ciel est plombé. Un vent d’est « pareil à un rasoir, déshabillait les arbres ». En matinée la nouvelle tombe. C’est un communiqué du ministère de l’intérieur : « A Londres, dans tout le pays. Il est arrivé quelque chose aux oiseaux ». Là-Bas ce sont les moineaux, les pigeons et les mouettes à tête noire (comprendre mouettes rieuses) qui agressent en nombre les humains.  
Mais comment faire front et se protéger des mouvantes nuées ? Même les avions y faillissent, abattus en vol par les kamikazes emplumés. Quant aux armes de toutes sortes elles sont illusoires et la gaz tuerait aussi sûrement les humains. Becs, griffes et serres se sont ainsi retournés contre le seigneur de la terre et il n’y a rien à faire d’autre que de tenter de s’en protéger en se terrant comme l’on peut. Car les bataillons ailés ont choisis leur cible, épargnant bétail et autres bêtes… 

Vautour au bord de l'océan, Mexique (Photo par Axel)
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Passe un autre jour.
Nouvelles attaques. Le fermier remarque que la trêve suit le rythme des marées. Voilà tout ce qu’on peut déduire… Il en profite pour se réapprovisionner chez ses voisins, des insensés chasseurs massacrés par les oiseaux. Le facteur lui aussi est tombé sous les coups de becs. Au loin du quartier neuf, avec ses maisons aux larges vitres, ne monte aucun signe de vie. 
Mais il est temps déjà de se préparer au prochain assaut.
Un marais du nord de la France (photo par Axel)
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Jour suivant. 
Nat et sa famille retranchés derrière leur fortification, sont coupés du monde. La radio a cessé d’émettre. Le pays semble vaincu par les hordes aux rémiges sanglantes. Angoissés ils attendent. Avec la marée, d’un même élan les oiseaux viennent à nouveau se fracasser contre portes et fenêtres.
Lors de l’accalmie précédente, L’homme a entassé aux points faibles de son habitation des masses de cadavres d’oiseaux venus s’écraser lors des assauts précédents. Il espère, à défaut de les dégoûter, au moins faire meilleur barrage. Mais cette fois, les oiseaux de proies ce sont joints à leurs congénères.  

Morillons installés rue des mouettes, Le Crotoy (Photo par Axel)
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Le matin d’après.
Les espoirs renaissent à la vue de « quelque chose de gris et de blanc parmi les vagues - Notre bonne vieille marine, dit-il, celle-là ne nous laisse jamais tomber. Les voilà qui entrent dans la baie ». 
Hélas, Nat s’est trompé : « Ce n’était pas des bateaux. La marine n’était pas là. Les mouettes s’élevaient de la mer. Les troupes massées dans les champs, plumes ébouriffés, prenaient leur essor en bon ordre et, aile contre aile, s’élevaient vers le ciel. La mer recommençait à monter ».

Combien de temps la maison pourra-t-elle encore tenir ? Il n’est plus temps d’y réfléchir, il faut entretenir le feu… Surtout ne pas le laisser s’éteindre. Les empêcher de passer par la cheminée ! 
Mais dehors, qu’en est-il ? Reste-t-il seulement encore des hommes ?.. 

L’attaque survient. Nat fume sa dernière cigarette et écoute le bois se fendre : 
« Les plus petits oiseaux étaient à présent devant les fenêtres. Il reconnu le léger tapotement de leur bec et le frôlement de leurs ailes. Les éperviers dédaignaient les fenêtres. Ils concentraient leu assaut sur la porte ».

Il se demande enfin :
« combien de million d’années d’expérience était accumulées dans ces petites cervelles, derrière ses becs pointus, ces yeux perçants, les dotant aujourd’hui d’un tel instinct pour détruire l’humanité avec toute l’adroite précision des machines ». 

Tout doit finir.... Vautours, Sénégal (Photo par Axel)
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