22 déc. 2015

L’énigme de Bologne et autres curiosités de la Dotta

Énigme de Bologne


Fut un temps où je frayais dans l’exotisme alchimique de la prose du Jung. J’étais jeune, malléable et idéaliste à ma manière, n’ayant quasiment pas d’autre lectures que celles du « sage de Bollingem ». Aussi n’était-il pas étonnant d’entretenir des rêves de mandala, d’anima et d’animus, de principes mercuriels arrachés d’athanors fuligineux, ou encore de pierres philosophales cachés dans le plus ignoble des fumiers. Prophéties oniriques auto réalisatrices ! Et de reprendre en cœur la formule fameuse chez les chercheurs d’un or qui n’est pas celui du vulgaire : V.I.T.R.I.O.L (Visita Interiora Terrae Rectificandoque Invenies Occultum Lapidem  - Visite l’intérieur de la terre et en rectifiant tu trouveras la pierre cachée).

Bologne - Fontaine de Neptune
Il faut dire qu’avec Jung, une fois dépoussiérée la phraséologie alcoolisée de synchronicité, sinon trempée dans les fourneaux de la fontaine de vie, tout est religieux – certes à la sauce germanique ; un religieux habité par l’expérience numineuse, ou si l’on préfère, teinté d’une spiritualité ‘archétypale’. Dans cette toile infalsifiable la symbolique est partout et nulle part tout à la fois, insaisissable, indicible. Pas étonnant que les adeptes des sciences occultes de toutes obédiences aient pu trouver dans cette mythologie mystico-ésotérique si bien leur compte ; de même les soubrettes new age et autres ‘initiés’ au long court avec lesquels il est toujours flatteur de marquer accointance - Jung ne va d’ailleurs pas sans Mircea Eliade, historien des religions que l’on sait.  A son propos Daniel Dubuisson dans ses roboratives « Mythologies du XXe siècle » raconte : « A l’intérieur de l’univers mystique d’Eliade les choses et les êtres ordinaires, concrets, s’effacent (ou se spiritualisent) et cèdent la place à des pseudo-essences. Seuls subsistent alors : la vie, l’âme, la création, la sainteté, l’homme, la connaissance, le temps, l’univers, la sacralité, la réalité, le monde, la présence, l’être, l’au-delà, l’esprit…[…] Chacun d’eux, suivant le cas, c’est-à-dire suivant la seule fantaisie d’Eliade, sera : sacré, divin, intégral, cosmique, surhumain, profond, total, intégral, spirituel, atemporel, absolu, primordial, mystique, religieux…[…] Est laissé au lecteur, avec ce lexique de base, le plaisir d’imaginer lui-même d’amusants pastiches « à la manière de …». Mais qu’il se rassure, ceux-ci sont faciles à composer, n’importe quel substantif pouvant s’associer à n’importe quel épithète. (Ce n’est) au fond qu’un procédé rhétorique assez sommaire : apposer des prédicats mystiques très vagues sur les notions les plus floues afin de produire un effet surprenant, une atmosphère mystérieuse, intemporelle, irréelle. »
Bref, à cette époque, l’esprit farci de tout ce fatras, me hantait l’Enigme de Bologne, épitaphe énigmatique, apparue au XVe siècle. C’est dans Mysterium coniunctionis, ouvrage de Jung tournant comme on devine autour de la conjonction des opposés, dualités souvent agencées en quaternités que je la découvris :

« On cite une épitaphe trouvée à Bologne et connue sous le nom d’Inscription d’Aelia-Laelia-Crispis et il est démontré que l’épitaphe et les nombreux commentaires à son sujet révèlent le travail de l’inconscient collectif. (…). Les interprétations de Barnaud et de Maier sont fondées sur les idées alchimiques de prima materia, lapis, démembrement, panacée et conjonction. Celles de Malvasius révèlent des projections d’anima et d’archétypes féminins : le chêne, un numen féminin considéré comme la source de la fontaine, le vase, la mère et la source de vie. On trouve des images semblables dans les rêves d’aujourd’hui. Le thème du chêne est examiné à la lumière du mythe de Cadmos et de ses symboles de perte d’anima dans l’inconscient, de relation incestueuse, de passage à l’exogamie, de combat des complexes et du problème moral des opposés. Il y a une interprétation alchimique du même mythe : Cadmos est le Mercure sous sa forme masculine (le soleil) à la recherche de son complément féminin (la lune) ; afin de supprimer le chaos, il doit tuer le serpent pour permettre la conjonction et l’harmonie de ces éléments. Les dépouilles du combat sont offertes au chêne, représentant l’inconscient, source de vie et d’harmonie. L’énigme de Bologne et les commentaires sont un parfait exemple de la méthode alchimique en général. On trouve des analogies dans la littérature médiévale, dans le "Roman de Merlin", "l’Epigramme de l’hermaphrodite" attribuée à Mathieu de Vendôme et celle de "Niobé métamorphosée". La définition par Richard White de l’âme comme le soi de l’humanité est interprétée comme une référence possible à l’inconscient collectif ; on note également sa découverte de la nature androgyne de l’âme humaine. On commente l’interprétation de Veranus comme une anticipation de la théorie sexuelle de l’inconscient de Freud. L’interprétation de C. Schwartz voit l’Eglise dans l’inscription de Bologne : le symbole de l’église étant ici l’expression et le substitut des mystères de l’âme que les philosophes humanistes projetaient sur l’épitaphe d’Aelia. L’étude de l’inscription et de ses interprétations débouchent sur la conclusion que l’inconscient collectif, via les archétypes, fournit les conditions a priori du sens. »

Place centrale de Bologne (Piazza Maggiore)

Evidement chez Jung toutes les interprétations convergent sur l’idée d’un inconscient collectif. Pourtant la pierre au texte singulier, « entièrement basé sur l’oxymore et sur les négations » suscita d’autres pistes comme « l’identification avec l’Idée platonicienne ». D’aucuns crurent même pouvoir réduire le texte à une péripétie de couche : « il s’agirait de la pierre tombale d’une fille, Aelia Laelia Crispis elle-même, promise en mariage avant même de naître, mais morte à cause d’un avortement ». Et de considérer l’énigme révélée…

A Bologne, sur les dalles de l'université...
Des forgeries de l’exaltation au forçage de la raison, mieux valait-il, sans doute, en rester à ces points d’interrogation faisant le charme des babils sans conséquences. Il n’empêche qu’alors, tout à mon excitation initiatique, je commis avec Quantom 1+3 une paraphrase de l’énigme, intégrée sur une compilation de titre regroupés sous l’expression évocatrice – valant programme -  de « L’œuvre au noir » (il est assez cocasse aujourd’hui de devoir m’en aller chez un hébergeur russe pour retrouver ces vieux morceaux ; l’orthographe des titres des plages musicales y est souvent sauvagement estropiée, mais allons…).

Musée d'histoire médiévale
Cela remonte à bien des années. Mais occasion m’ayant été offerte en octobre dernier de visiter le cœur de la Dotta, je ne pouvais décemment escamoter une visite au palais Fava, abritant le musée d’histoire médiévale ou repose la fameuse inscription gravée. Une visite de courtoisie, motivée par ces espèces de nostalgies ne souhaitant pas s’afficher comme telles. Mais un premier tour des collections ne permis pas de localiser, parmi les stèles et autres marbres gravé, AELIA LAELIA CRISPIS… Peut-être étais-je étrangement passé au travers ; peut-être la pierre n’était-elle pas si remarquable que cela. Mais une seconde visite au pas de charge ne leva pas le voile ! Renseignements pris il s’avéra que la dalle n’était tout simplement plus visible car, aussi incroyable que cela puisse paraître, on l’avait recouverte d’une vitrine contenant une collection d’armures des plus ordinaires… De quoi fulminer une bulle d’excommunication envers les coupables !
Exit donc l’énigme. L’anecdote démontre d’ailleurs assez le caractère vain des fétichisations du passé… De son caractère éminemment  déceptif.


La fontaine de Neptune - Détail

Dans les rues de Bologne
Mais rien n’interdit aux amateurs des anciennes pierres une balade plus prosaïque, en dilettante dans les venelles du vieux Bologne, de s’y perdre avec délice, si l’on y parvient - ce n’est pas là chose si aisée à accomplir, le centre historique d’Emilie-Romagne n’étant pas très étendu… Flâner ici ou là, sans véritable but ; ou encore se laisser guider, ce que nous fîmes sans atermoyer, ayant pour nous montrer la voie la meilleure nautonière qui puisse être en la personne de la fille de votre serviteur…

C’est sur la piazza Maggiore que commence le périple, au pied de la monumentale fontaine de Neptune, lieu de retrouvailles par excellence. Incontournable objet de fascination à l’érotisme à fleur de peau… De là, pour qui ne verse pas trop dans les bondieuseries, sans trop se formaliser de la façade inachevée de la basilique San Petronio, autant filer sous les arcades bordant la place pour admirer le palais de l’Archiginnasio, édifice de style Renaissance, siège de l’université depuis leXVIe siècle. Il faut dire qu’à Bologne la tradition universitaire remonte en l’an 1088, ce qui en fait la plus ancienne implantation d’Europe. Y étudièrent entre autres Erasme, Copernic et Durër  – aujourd’hui l’université de Bologne n’a en rien perdu de sa vivacité, la cité fourmillant d’étudiants. Et rien n’est plus délicieux, au détour d’une ruelle, que de pénétrer dans la cour de l’un de ces lieux de savoir pour prendre la mesure du plaisir éprouvé à résider en un lieu si chargé d’histoire ; y faire pourquoi non ses gammes intellectuelles. Mais on peut aussi plus directement jouir du soleil matinal pour déambuler dans les jardins du cloitre du sanctuaire de San Domenico.
Bologne - Cloitre de San Domenico
Mélanie, dans la cour de l'université
Tour Asenelli

De là, pour peu que l’on soit en bonne forme il ne restera qu’à fondre sur les tours penchés du cœur de la cité… Car si Bologne compte un nombre considérables de tours médiévales (pas moins de 180, selon la légende), les plus célèbres sont sans conteste celles d’Asinelli et de Garisenda. La première est la plus haute de la ville et culmine à 97m. Garisenda est quant à elle la plus penchée et présente un déport par rapport à son axe de 3,2m, ce qui confère à ce jumelage une fort étrange perspective, les tours semblant prises d’ivresse. Asenelli fut érigée au XIIe siècle. De son sommet on embrasse toute la cité, la vue se perdant sur les collines alentours. Mais pour apprécier ce panorama à couper le souffle, il faudra à l’aventurier des villes grimper les 498 marches de l’escalier en colimaçon, où se croiser est toujours un exercice périlleux – plusieurs paliers permettent les regroupements, tant que des petits repos mérités. Quoi qu’il en soit, c’est là un exercice des plus salutaires, vivement conseillé.

Vue de Bologne depuis le sommet de la tour

Sanctuaire de la madone de San Luca

Au milieu de l’après-midi, à la poursuite du soleil, il sera bon d’obliquer au sud en direction du sanctuaire de la madone de San Luca, culminant sur le Colle della guardia à 300 au-dessus de la cité, et chemin faisant passer au travers une interminable allée d’arcades, longue de 3,5 km sans discontinuité (Le Portico di San Luca). Car le périple se doit de se faire à pieds, que l’on soit amateur de processions, ou plus prosaïquement un voyageur impénitent. Pour les amateurs de précisions ou d’anecdotes, notons que le nombre d’arches s’élève à 666 qui est, selon certains manuscrits de l’apocalypse, le « nombre de la Bête ». En d’autres termes, le pèlerin qui ne parviendrait pas à accomplir l’ascension à genoux se verrait métaphoriquement condamné à rester dans les ténèbres infernales. Car le chemin de pénitence se termine par un escalier assez raide, au bout duquel est planté une croix monumentale qui, par effet de contraste, au coucher du soleil imprime une sensation de lueur divine ; bref de quoi doper le croyant à bout de souffle…


Vue sur Bologne depuis le sanctuaire de la madone de San Luca
Passé la dernière arche c’est un paysage de quiétude qui s’offrira à la vue  des plus pugnaces avec, en contrebas, la ville lovée au creux de sa vallée, respirant paisiblement son âge dans le clair-obscur du soir. Et si le monument en lui-même ne révèle pas pour le profane d’intérêt particulier autre que son implantation, parmi les visiteurs du lieu on pourra les jours de chance toujours s’égayer de la présence de moines et de moniales en goguettes échoués là en nombre….  Et de les voir par quatre s’entasser d’excitation dans de minuscules véhicules mixtes pour redescendre à leurs prières, après bien sûr avoir contemplé l’image de la Vierge de San Luca, copatronne de l’archidiocèse de Bologne.
Mais sonne l’heure des vêpres et il est temps de se laisser dégringoler vers la ville pour se restaurer, après s’être revigoré au passage comme il se doit avec une bonne glace italienne. Stratciatella, ou Fior di late en parfum….

Il y a tant encore à voir à Bologne que de lourdes pages n’y suffiraient pas. Aussi contentons-nous de souligner encore deux lieux incontournables.
Fresque dans la pinacothèque

Tout d’abord la pinacothèque et ses salles emplies de fresques saisissantes arrachées à l'église de Sant'Apollonia de Mezzaratta en 1949. Ainsi la Nativité, « fragment des fresques de Mezzaratta, vers 1345, Vitale da Bologna. Tout autour de la crèche, des animaux et de la Vierge, les anges tournent dans une danse effrénée et joyeuse. Ils se situent dans l’espace avec une liberté de composition dont le rythme mouvementé semble trouver son apaisement dans la fraîcheur et la clarté des couleurs. »[1]

Ensuite un détour par le musée archéologique, situé dans le Palais Galvani (XVIe siècle), et rouvert au public le 16 octobre dernier, vaut vraiment la peine. Les amateurs y découvriront de belles salles à l’anciennes, patinées d’une ambiance « cabinet de curiosités », abritant les collections permanentes allant de la préhistoire à la Rome antique, passant par l’Egypte, les étrusques, les grecs ou les gaulois. Mais surtout il convient de ne pas rater l’exposition temporaire « Splendeur de l’Egypte ancienne », « avec les chefs-d’œuvre de la collection du Musée national des antiquités de Leiden, aux Pays-Bas, (…) d’où proviennent  500 artefacts, de la période prédynastique à ‘époque romaine. ». L’exposition dure jusqu’au 17 juillet 2016.

Sur une place à Bologne, la nuit....
Et puisqu’il nous faut finir, finissons dans les pas de Pétrarque, parti à Bologne pour apprendre le droit, et en reviendra devenu poète. « Les premiers vers que l'on vit éclore de sa verve à Bologne, ne sont pas parvenus jusqu'à nous, sans doute n'étaient-ils pas bons; mais ses maîtres y trouvoient du feu et du génie, ses camarades l'admiroient ; il n'en fallait pas davantage pour l'encourager et l'engager à continuer. »[2]




[1] Voir ce bel article : La peinture du Trecento à Rimini et Bologne. 

[2] Mémoires pour la vie de François Pétrarque, par Jacques-François-Paul-Aldonze de Sade (1764)

12 déc. 2015

Vestiges du Temple d’Artemis d’Ephèse

Sur l’onde des vanités trépassées.
De quoi ravaler les fiertés les mieux installées…  
 
Temple d'Artemis à Ephèse. 
[Cliquer sur l'image pour grand format]

Les restes de ce qui fut l’une des sept merveilles du monde antique, ce temple dévolu à la déesse de la nature sauvage, de la lune et de la chasse.
____________________

« Artémis d'Éphèse était la déesse de tous les Ioniens. Mais, comme son culte résulte de l'assimilation d'une divinité grecque à d'anciens cultes chtoniens asiatiques, son influence s'étend, bien au-delà, à toute l'Asie Mineure. En Lydie, il y vait un grand temple à Sardes, la capitale. En Carie, la présence de la déesse est attestée à Aphrodisias et à Panamara. En Phrygie, à Acmoneia, Célène. Plus au Nord, son influence s'étend juqu'en Crimée.

Tacite nous donne la liste des cités qui, sous le règne de Tibère, revendiquent un temple d'Artémis et réclament pour cela le maintien de leurs privilèges. A cettte occasion, défilent  devant les sénateurs "les Magnésiens (...) qui firent valoir des ordonnances de L. Scipion et de L. Sylla (...) pour "le temple de Diane Leucophryne",  "les orateurs d'Hiérocésarée (...) qui exposèrent que Diane Persique avait chez eux un temple dédié sous le roi Cyrus". Pour le même culte, Sardes, "se prévalait d'une concession d'Alexandre victorieux" et  Milet " d'une ordonnance du roi Darius". 
Ces plaidoiries sont confirmées par l'archéologie. Les fouilles ont en effet mis en évidence, à Sardes et à Magnésie du Méandre, deux  grands temples d'Artémis. La légende attribue la fondation du premier aux Éphésiens. Du second, dont nous parle Strabon, on peut voir une partie de la frise au musée du Louvre. 
Dans les textes, Pausanias confirme l'existence d'un temple d'Artémis à Hierocésarée. Le fait que les prêtres, dans cette cité, s'expriment "en langue barbare" semble prouver que la déesse avait bien la faveur des populations autochtones et non seulement celle des colons grecs.
On trouve aussi Artémis représentée sur différentes  monnaies asiatiques. En Ionie, à Milet et de Smyrne ; au-delà, à Pergame, à Sardes (Lydie), à Laodicée (Phrygie), Hiérapolis et Aphrodisias (Carie), Alexandrie (Egypte). 
Il est donc probable que la déesse était fortement honorée dans ces cités. »