22 déc. 2015

L’énigme de Bologne et autres curiosités de la Dotta

Énigme de Bologne


Fut un temps où je frayais dans l’exotisme alchimique de la prose du Jung. J’étais jeune, malléable et idéaliste à ma manière, n’ayant quasiment pas d’autre lectures que celles du « sage de Bollingem ». Aussi n’était-il pas étonnant d’entretenir des rêves de mandala, d’anima et d’animus, de principes mercuriels arrachés d’athanors fuligineux, ou encore de pierres philosophales cachés dans le plus ignoble des fumiers. Prophéties oniriques auto réalisatrices ! Et de reprendre en cœur la formule fameuse chez les chercheurs d’un or qui n’est pas celui du vulgaire : V.I.T.R.I.O.L (Visita Interiora Terrae Rectificandoque Invenies Occultum Lapidem  - Visite l’intérieur de la terre et en rectifiant tu trouveras la pierre cachée).

Bologne - Fontaine de Neptune
Il faut dire qu’avec Jung, une fois dépoussiérée la phraséologie alcoolisée de synchronicité, sinon trempée dans les fourneaux de la fontaine de vie, tout est religieux – certes à la sauce germanique ; un religieux habité par l’expérience numineuse, ou si l’on préfère, teinté d’une spiritualité ‘archétypale’. Dans cette toile infalsifiable la symbolique est partout et nulle part tout à la fois, insaisissable, indicible. Pas étonnant que les adeptes des sciences occultes de toutes obédiences aient pu trouver dans cette mythologie mystico-ésotérique si bien leur compte ; de même les soubrettes new age et autres ‘initiés’ au long court avec lesquels il est toujours flatteur de marquer accointance - Jung ne va d’ailleurs pas sans Mircea Eliade, historien des religions que l’on sait.  A son propos Daniel Dubuisson dans ses roboratives « Mythologies du XXe siècle » raconte : « A l’intérieur de l’univers mystique d’Eliade les choses et les êtres ordinaires, concrets, s’effacent (ou se spiritualisent) et cèdent la place à des pseudo-essences. Seuls subsistent alors : la vie, l’âme, la création, la sainteté, l’homme, la connaissance, le temps, l’univers, la sacralité, la réalité, le monde, la présence, l’être, l’au-delà, l’esprit…[…] Chacun d’eux, suivant le cas, c’est-à-dire suivant la seule fantaisie d’Eliade, sera : sacré, divin, intégral, cosmique, surhumain, profond, total, intégral, spirituel, atemporel, absolu, primordial, mystique, religieux…[…] Est laissé au lecteur, avec ce lexique de base, le plaisir d’imaginer lui-même d’amusants pastiches « à la manière de …». Mais qu’il se rassure, ceux-ci sont faciles à composer, n’importe quel substantif pouvant s’associer à n’importe quel épithète. (Ce n’est) au fond qu’un procédé rhétorique assez sommaire : apposer des prédicats mystiques très vagues sur les notions les plus floues afin de produire un effet surprenant, une atmosphère mystérieuse, intemporelle, irréelle. »
Bref, à cette époque, l’esprit farci de tout ce fatras, me hantait l’Enigme de Bologne, épitaphe énigmatique, apparue au XVe siècle. C’est dans Mysterium coniunctionis, ouvrage de Jung tournant comme on devine autour de la conjonction des opposés, dualités souvent agencées en quaternités que je la découvris :

« On cite une épitaphe trouvée à Bologne et connue sous le nom d’Inscription d’Aelia-Laelia-Crispis et il est démontré que l’épitaphe et les nombreux commentaires à son sujet révèlent le travail de l’inconscient collectif. (…). Les interprétations de Barnaud et de Maier sont fondées sur les idées alchimiques de prima materia, lapis, démembrement, panacée et conjonction. Celles de Malvasius révèlent des projections d’anima et d’archétypes féminins : le chêne, un numen féminin considéré comme la source de la fontaine, le vase, la mère et la source de vie. On trouve des images semblables dans les rêves d’aujourd’hui. Le thème du chêne est examiné à la lumière du mythe de Cadmos et de ses symboles de perte d’anima dans l’inconscient, de relation incestueuse, de passage à l’exogamie, de combat des complexes et du problème moral des opposés. Il y a une interprétation alchimique du même mythe : Cadmos est le Mercure sous sa forme masculine (le soleil) à la recherche de son complément féminin (la lune) ; afin de supprimer le chaos, il doit tuer le serpent pour permettre la conjonction et l’harmonie de ces éléments. Les dépouilles du combat sont offertes au chêne, représentant l’inconscient, source de vie et d’harmonie. L’énigme de Bologne et les commentaires sont un parfait exemple de la méthode alchimique en général. On trouve des analogies dans la littérature médiévale, dans le "Roman de Merlin", "l’Epigramme de l’hermaphrodite" attribuée à Mathieu de Vendôme et celle de "Niobé métamorphosée". La définition par Richard White de l’âme comme le soi de l’humanité est interprétée comme une référence possible à l’inconscient collectif ; on note également sa découverte de la nature androgyne de l’âme humaine. On commente l’interprétation de Veranus comme une anticipation de la théorie sexuelle de l’inconscient de Freud. L’interprétation de C. Schwartz voit l’Eglise dans l’inscription de Bologne : le symbole de l’église étant ici l’expression et le substitut des mystères de l’âme que les philosophes humanistes projetaient sur l’épitaphe d’Aelia. L’étude de l’inscription et de ses interprétations débouchent sur la conclusion que l’inconscient collectif, via les archétypes, fournit les conditions a priori du sens. »

Place centrale de Bologne (Piazza Maggiore)

Evidement chez Jung toutes les interprétations convergent sur l’idée d’un inconscient collectif. Pourtant la pierre au texte singulier, « entièrement basé sur l’oxymore et sur les négations » suscita d’autres pistes comme « l’identification avec l’Idée platonicienne ». D’aucuns crurent même pouvoir réduire le texte à une péripétie de couche : « il s’agirait de la pierre tombale d’une fille, Aelia Laelia Crispis elle-même, promise en mariage avant même de naître, mais morte à cause d’un avortement ». Et de considérer l’énigme révélée…

A Bologne, sur les dalles de l'université...
Des forgeries de l’exaltation au forçage de la raison, mieux valait-il, sans doute, en rester à ces points d’interrogation faisant le charme des babils sans conséquences. Il n’empêche qu’alors, tout à mon excitation initiatique, je commis avec Quantom 1+3 une paraphrase de l’énigme, intégrée sur une compilation de titre regroupés sous l’expression évocatrice – valant programme -  de « L’œuvre au noir » (il est assez cocasse aujourd’hui de devoir m’en aller chez un hébergeur russe pour retrouver ces vieux morceaux ; l’orthographe des titres des plages musicales y est souvent sauvagement estropiée, mais allons…).

Musée d'histoire médiévale
Cela remonte à bien des années. Mais occasion m’ayant été offerte en octobre dernier de visiter le cœur de la Dotta, je ne pouvais décemment escamoter une visite au palais Fava, abritant le musée d’histoire médiévale ou repose la fameuse inscription gravée. Une visite de courtoisie, motivée par ces espèces de nostalgies ne souhaitant pas s’afficher comme telles. Mais un premier tour des collections ne permis pas de localiser, parmi les stèles et autres marbres gravé, AELIA LAELIA CRISPIS… Peut-être étais-je étrangement passé au travers ; peut-être la pierre n’était-elle pas si remarquable que cela. Mais une seconde visite au pas de charge ne leva pas le voile ! Renseignements pris il s’avéra que la dalle n’était tout simplement plus visible car, aussi incroyable que cela puisse paraître, on l’avait recouverte d’une vitrine contenant une collection d’armures des plus ordinaires… De quoi fulminer une bulle d’excommunication envers les coupables !
Exit donc l’énigme. L’anecdote démontre d’ailleurs assez le caractère vain des fétichisations du passé… De son caractère éminemment  déceptif.


La fontaine de Neptune - Détail

Dans les rues de Bologne
Mais rien n’interdit aux amateurs des anciennes pierres une balade plus prosaïque, en dilettante dans les venelles du vieux Bologne, de s’y perdre avec délice, si l’on y parvient - ce n’est pas là chose si aisée à accomplir, le centre historique d’Emilie-Romagne n’étant pas très étendu… Flâner ici ou là, sans véritable but ; ou encore se laisser guider, ce que nous fîmes sans atermoyer, ayant pour nous montrer la voie la meilleure nautonière qui puisse être en la personne de la fille de votre serviteur…

C’est sur la piazza Maggiore que commence le périple, au pied de la monumentale fontaine de Neptune, lieu de retrouvailles par excellence. Incontournable objet de fascination à l’érotisme à fleur de peau… De là, pour qui ne verse pas trop dans les bondieuseries, sans trop se formaliser de la façade inachevée de la basilique San Petronio, autant filer sous les arcades bordant la place pour admirer le palais de l’Archiginnasio, édifice de style Renaissance, siège de l’université depuis leXVIe siècle. Il faut dire qu’à Bologne la tradition universitaire remonte en l’an 1088, ce qui en fait la plus ancienne implantation d’Europe. Y étudièrent entre autres Erasme, Copernic et Durër  – aujourd’hui l’université de Bologne n’a en rien perdu de sa vivacité, la cité fourmillant d’étudiants. Et rien n’est plus délicieux, au détour d’une ruelle, que de pénétrer dans la cour de l’un de ces lieux de savoir pour prendre la mesure du plaisir éprouvé à résider en un lieu si chargé d’histoire ; y faire pourquoi non ses gammes intellectuelles. Mais on peut aussi plus directement jouir du soleil matinal pour déambuler dans les jardins du cloitre du sanctuaire de San Domenico.
Bologne - Cloitre de San Domenico
Mélanie, dans la cour de l'université
Tour Asenelli

De là, pour peu que l’on soit en bonne forme il ne restera qu’à fondre sur les tours penchés du cœur de la cité… Car si Bologne compte un nombre considérables de tours médiévales (pas moins de 180, selon la légende), les plus célèbres sont sans conteste celles d’Asinelli et de Garisenda. La première est la plus haute de la ville et culmine à 97m. Garisenda est quant à elle la plus penchée et présente un déport par rapport à son axe de 3,2m, ce qui confère à ce jumelage une fort étrange perspective, les tours semblant prises d’ivresse. Asenelli fut érigée au XIIe siècle. De son sommet on embrasse toute la cité, la vue se perdant sur les collines alentours. Mais pour apprécier ce panorama à couper le souffle, il faudra à l’aventurier des villes grimper les 498 marches de l’escalier en colimaçon, où se croiser est toujours un exercice périlleux – plusieurs paliers permettent les regroupements, tant que des petits repos mérités. Quoi qu’il en soit, c’est là un exercice des plus salutaires, vivement conseillé.

Vue de Bologne depuis le sommet de la tour

Sanctuaire de la madone de San Luca

Au milieu de l’après-midi, à la poursuite du soleil, il sera bon d’obliquer au sud en direction du sanctuaire de la madone de San Luca, culminant sur le Colle della guardia à 300 au-dessus de la cité, et chemin faisant passer au travers une interminable allée d’arcades, longue de 3,5 km sans discontinuité (Le Portico di San Luca). Car le périple se doit de se faire à pieds, que l’on soit amateur de processions, ou plus prosaïquement un voyageur impénitent. Pour les amateurs de précisions ou d’anecdotes, notons que le nombre d’arches s’élève à 666 qui est, selon certains manuscrits de l’apocalypse, le « nombre de la Bête ». En d’autres termes, le pèlerin qui ne parviendrait pas à accomplir l’ascension à genoux se verrait métaphoriquement condamné à rester dans les ténèbres infernales. Car le chemin de pénitence se termine par un escalier assez raide, au bout duquel est planté une croix monumentale qui, par effet de contraste, au coucher du soleil imprime une sensation de lueur divine ; bref de quoi doper le croyant à bout de souffle…


Vue sur Bologne depuis le sanctuaire de la madone de San Luca
Passé la dernière arche c’est un paysage de quiétude qui s’offrira à la vue  des plus pugnaces avec, en contrebas, la ville lovée au creux de sa vallée, respirant paisiblement son âge dans le clair-obscur du soir. Et si le monument en lui-même ne révèle pas pour le profane d’intérêt particulier autre que son implantation, parmi les visiteurs du lieu on pourra les jours de chance toujours s’égayer de la présence de moines et de moniales en goguettes échoués là en nombre….  Et de les voir par quatre s’entasser d’excitation dans de minuscules véhicules mixtes pour redescendre à leurs prières, après bien sûr avoir contemplé l’image de la Vierge de San Luca, copatronne de l’archidiocèse de Bologne.
Mais sonne l’heure des vêpres et il est temps de se laisser dégringoler vers la ville pour se restaurer, après s’être revigoré au passage comme il se doit avec une bonne glace italienne. Stratciatella, ou Fior di late en parfum….

Il y a tant encore à voir à Bologne que de lourdes pages n’y suffiraient pas. Aussi contentons-nous de souligner encore deux lieux incontournables.
Fresque dans la pinacothèque

Tout d’abord la pinacothèque et ses salles emplies de fresques saisissantes arrachées à l'église de Sant'Apollonia de Mezzaratta en 1949. Ainsi la Nativité, « fragment des fresques de Mezzaratta, vers 1345, Vitale da Bologna. Tout autour de la crèche, des animaux et de la Vierge, les anges tournent dans une danse effrénée et joyeuse. Ils se situent dans l’espace avec une liberté de composition dont le rythme mouvementé semble trouver son apaisement dans la fraîcheur et la clarté des couleurs. »[1]

Ensuite un détour par le musée archéologique, situé dans le Palais Galvani (XVIe siècle), et rouvert au public le 16 octobre dernier, vaut vraiment la peine. Les amateurs y découvriront de belles salles à l’anciennes, patinées d’une ambiance « cabinet de curiosités », abritant les collections permanentes allant de la préhistoire à la Rome antique, passant par l’Egypte, les étrusques, les grecs ou les gaulois. Mais surtout il convient de ne pas rater l’exposition temporaire « Splendeur de l’Egypte ancienne », « avec les chefs-d’œuvre de la collection du Musée national des antiquités de Leiden, aux Pays-Bas, (…) d’où proviennent  500 artefacts, de la période prédynastique à ‘époque romaine. ». L’exposition dure jusqu’au 17 juillet 2016.

Sur une place à Bologne, la nuit....
Et puisqu’il nous faut finir, finissons dans les pas de Pétrarque, parti à Bologne pour apprendre le droit, et en reviendra devenu poète. « Les premiers vers que l'on vit éclore de sa verve à Bologne, ne sont pas parvenus jusqu'à nous, sans doute n'étaient-ils pas bons; mais ses maîtres y trouvoient du feu et du génie, ses camarades l'admiroient ; il n'en fallait pas davantage pour l'encourager et l'engager à continuer. »[2]




[1] Voir ce bel article : La peinture du Trecento à Rimini et Bologne. 

[2] Mémoires pour la vie de François Pétrarque, par Jacques-François-Paul-Aldonze de Sade (1764)

12 déc. 2015

Vestiges du Temple d’Artemis d’Ephèse

Sur l’onde des vanités trépassées.
De quoi ravaler les fiertés les mieux installées…  
 
Temple d'Artemis à Ephèse. 
[Cliquer sur l'image pour grand format]

Les restes de ce qui fut l’une des sept merveilles du monde antique, ce temple dévolu à la déesse de la nature sauvage, de la lune et de la chasse.
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« Artémis d'Éphèse était la déesse de tous les Ioniens. Mais, comme son culte résulte de l'assimilation d'une divinité grecque à d'anciens cultes chtoniens asiatiques, son influence s'étend, bien au-delà, à toute l'Asie Mineure. En Lydie, il y vait un grand temple à Sardes, la capitale. En Carie, la présence de la déesse est attestée à Aphrodisias et à Panamara. En Phrygie, à Acmoneia, Célène. Plus au Nord, son influence s'étend juqu'en Crimée.

Tacite nous donne la liste des cités qui, sous le règne de Tibère, revendiquent un temple d'Artémis et réclament pour cela le maintien de leurs privilèges. A cettte occasion, défilent  devant les sénateurs "les Magnésiens (...) qui firent valoir des ordonnances de L. Scipion et de L. Sylla (...) pour "le temple de Diane Leucophryne",  "les orateurs d'Hiérocésarée (...) qui exposèrent que Diane Persique avait chez eux un temple dédié sous le roi Cyrus". Pour le même culte, Sardes, "se prévalait d'une concession d'Alexandre victorieux" et  Milet " d'une ordonnance du roi Darius". 
Ces plaidoiries sont confirmées par l'archéologie. Les fouilles ont en effet mis en évidence, à Sardes et à Magnésie du Méandre, deux  grands temples d'Artémis. La légende attribue la fondation du premier aux Éphésiens. Du second, dont nous parle Strabon, on peut voir une partie de la frise au musée du Louvre. 
Dans les textes, Pausanias confirme l'existence d'un temple d'Artémis à Hierocésarée. Le fait que les prêtres, dans cette cité, s'expriment "en langue barbare" semble prouver que la déesse avait bien la faveur des populations autochtones et non seulement celle des colons grecs.
On trouve aussi Artémis représentée sur différentes  monnaies asiatiques. En Ionie, à Milet et de Smyrne ; au-delà, à Pergame, à Sardes (Lydie), à Laodicée (Phrygie), Hiérapolis et Aphrodisias (Carie), Alexandrie (Egypte). 
Il est donc probable que la déesse était fortement honorée dans ces cités. »

30 nov. 2015

A propos de la Cop21 : Dominique Bourg, invité par Etienne Klein dans la Conversation scientifique

Dans la série d’émission tournant autour de la problématique climatique sur France Culture, le 21 novembre dernier Etienne Klein invitait Dominique Bourg sur le sujet suivant : « À quoi pense la pensée écologique ? ».

La conversation scientifique, par Etienne Klein

En voici un petit extrait, situé en fin d’émission.

Etienne Klein :
Pensez-vous que des choses décisives vont être discutées ? (à la COP 21)

Dominique Bourg :
Non, je n’ai pas cette naïveté. Je n’attends pas grand-chose pour une raison très simple : nous avons à faire à des gens qui négocient sur un sujet et qui prennent des décisions totalement contradictoires sur d’autres.  Donc comment ces gens pourraient nous faire avancer sur ces questions ? En plus, si nous voulions vraiment avancer sur ces questions il faudrait qu’on les traite avec la même rigueur que l’on traite la finance. C’est-à-dire que l’on ait une vision systémique des choses, ce qu’on ne fait pas. On va traiter le climat en silo et on va signer le traité de commerce  transatlantique de l’autre.


EK :
On s’intéresse à un symptôme qui est le réchauffement climatique, sans voir qu’en fait qu’il n’est qu’un symptôme et que la cause est notre combustion d’énergie fossile à haute dose qui a des effets négatifs…

DB :
Dominique Bourg
Si franchement on devait attendre quelque chose d’important à la COP21 vous auriez dès aujourd’hui  un krach boursier puisque le GIEC nous demande de ne plus extraire du sol 80% des réserves fossiles techniquement exploitables. Si on le faisait je crois que c’est 30.000 milliards de dollars d’actif qui seraient rayés d’un trait de plume, avec un krach boursier énorme. Rassurez-vous vous ne verrez aucun krach pendant la COP.

EK :
Que répondez-vous à ceux qui disent que les scientifiques du GIEC sont des scientifiques politisés ?

DB :
Dictionnaire de la pensée écologique
C’est d’une bêtise inouïe. Nous sommes de l’ordre du gag parce que dans la production scientifique aujourd’hui la plupart des choses que l’on produit dans beaucoup de domaines ce sont des objets. Et ce sont des objets destinés à nourrir un marché, à nourrir la concurrence, la croissance. On continue à parler de science mais pour moi, naïvement, être scientifique c’est produire des énoncés les plus vraisemblables possibles. Quand on produit un objet il n’est ni vrai ni faux. On met à profit les connaissances scientifiques mais la finalité de l’action n’a plus rien à voir avec la connaissance. Et donc là on est vraiment dans le politique total et l’économique. Cela n’a pas l’air de gêner tous ces gens qui crient à l’orfraie. Et puis du côté de cette critique, effectivement d’une stupidité totale, imaginons que des astrophysiciens nous avertissent qu’un astéroïde est en train d’arriver sur la terre, ils devraient se taire parce que sinon ils rompent avec la neutralité de la connaissance.
C’est ce que racontait récemment sur cette antenne un des climato-sceptique que je trouve totalement insupportable, Benoit Rittaud[1], à propos des scientifiques du climat qu’il appelle avec ridicule les « réchauffistes »… Que fait-il lui, avec son climato-scepticisme, si ce n’est d’interdire une action politique ?… Il n’y a pas plus politique, au plus mauvais sens du terme que les âneries de ce garçon.



EK :
Mais ce qu’il dit c’est exactement ce qu’on a envie d’entendre quand on n’a pas envie de changer les  choses….

DB :
Effectivement. En revanche tournons-nous vers d’autres scientifiques, du côté des sciences sociales et humaines, il y a de très belles enquêtes qui ont été faites aux Etats-Unis : le seul lien qu’on arrive à trouver c’est celui entre la croyance au marché, une croyance  vraiment sans limites – le marché capable de résoudre toutes les difficultés et climato-scepticisme. Plus vous adhérez à l’idée selon laquelle le marché est un mécanisme infaillible à toute échelle, plus vous allez être climato sceptique. Donc on voit bien que le climato scepticisme s’enracine dans un amour de la toute-puissance du marché. Donc dans une adhésion très politique qui se dénie comme telle.

(…)

Nous avons des capacités mentales finies. On le voit bien : on avertit les gens d’un danger majeur. C’est la plus grosse chose qui peut nous tomber dessus. Personne ne bouge. Parce que nous ne bougeons jamais par des représentations. On bouge quand nos sens sont bousculés. Quand on est sous la menace d’un danger immédiat. Or le grand problème avec le climat c’est que nos sens ne nous disent rien. Ou lorsqu’ils captent quelque chose c’est tout à fait sectoriel et souvent à distance : il y a eu en 2013 aux Philippines des rafales de vent de 379 km/h, mais tout le monde s’en fout ! Cela a fait pleurer le délégué des Philippines à la tribune à Varsovie, mais cela n’a pas ému le terrien moyen.

(…)

On a cru que le consumérisme allait répondre à l’appétit d’infini qui est en chacun de nous. On voit bien que ce n’est pas une bonne réponse.

Courbe tirée du MOOC, causes et enjeux du changement climatique
Sur ce graphique, la courbe du haut en pointillé correspond à un scénario de type "business as usual" ; c'est largement la courbe sur laquelle nous sommes actuellement (arrivons très loin de l'objectif des deux degrés dans ce scénario). La courbe du bas en noir, correspond à l'objectif de deux degré d'augmentation de température d'ici 2100. Les courbes intermédiaires sont divers scénario lié au résultats possibles des négociations à l'issu de la COP 21. 



[1] Ce triste monsieur, bonimenteur de bazar, s’est illustré il y a peu dans les NCC ; une émission intitulée : « Comment peut-on encore être climato sceptique ? »  Il a démontré, malgré la complaisance de l’animatrice, qu’on ne le peut pas, sauf à être d’une ignorance crasse, stupide, dans le déni, ou animé par une mauvaise foi manifeste (sans doute y a-t-il un mélange de tout cela).

Dans un billet de ThibautSchepman publié à la suite de l’émission sur Rue89, « La philosophe Adèle Van Reeth,  explique sa démarche par téléphone puis par écrit :
« Sur le plan scientifique, je ne comprends pas pourquoi les opposants aux climatosceptiques n’arrivent pas à démontrer que leurs adversaires ont tort. Le climat n’est pas une science dure, et je n’arrive pas à comprendre sur quel point précis porte l’accusation faite aux climatosceptiques. Bien sûr, je ne suis pas scientifique, mais je n’arrive pas à trouver un raisonnement plus convaincant qu’un autre, et je me méfie beaucoup de l’accusation de “trafiquer la science”. C’est pour ça que je voulais entendre deux points de vue différents sur le sujet, pour qu’il puisse y avoir un débat, il n’était pas question qu’on évoque le cas des climatosceptiques sans leur donner directement la parole. ». Et lorsque le journaliste lui demande ce qu’elle retenu du débat, girardienne elle répond: « Je ne comprends pas pourquoi les climatosceptiques font l’objet d’une telle haine. Je me demande vraiment ce qu’il se passe, j’ai l’impression que ça dépasse le débat scientifique, que sur ce sujet on a besoin de désigner des boucs émissaires. ». 
Elle aurait sans doute mieux été mieux inspirée à suivre Clément Rosset et s’interroger sur les causes du déni de réel – et sans être scientifique s’informer un peu mieux sur le sujet (Il existe un très bon MOOC sur le sujet, ouvert à tous sans connaissances préalable : « Causeset enjeux du changement climatique », parrainé par Jean Jouzel.   

9 nov. 2015

Alain Prochiantz – Qu’est-ce que le vivant ? : Cette fureur d’être singe




Dans le cadre de cette nouvelle mouture de Citéphilo, « Laboratoires, la science telle qu’elle se fait », Alain Prochiantz chercheur en neurobiologie et professeur au Collège de France sera l’invité de deux conférences samedi :


L’occasion de reprendre ici mes notes de lectures sur son essai intitulé « Qu’est-ce que le vivant ? », sorti au Seuil en 2013.
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Construit en sept chapitres, Qu'est-ce que le vivant ? d’Alain Prochiantz a le mérite d’être clair : « Certains livres annoncent des vérités, celui-ci pose des questions ». Voilà déjà de quoi éloigner les « bobos existentiels » en quêtes de recettes prédigérées. C’est que la perspective est ici, en effet, de « replacer les sciences du vivant dans le panorama des sciences (…et) de réfléchir aux rapports entre sciences biologiques et sciences humaines ». Ni plus, ni moins.

L’auteur n’est d’ailleurs pas du genre à donner dans la simplification outrancière, et au lecteur non-spécialiste de se hausser sur la pointe de son esprit pour suivre les développements du neurobiologiste – et c’est tant mieux. Ceci est particulièrement vrai dans les quatre premiers chapitres, dédiés à des considérations purement biologiques, avec la présentation de données récentes qui « donnent une idée de la façon dont on envisage aujourd’hui certains mécanismes de cette inscription cérébrale » de notre espèce, tout réfléchissant à ce qui lui est spécial. Car, sans renier notre animalité, ni proposer de hiérarchie biologique, comment, sauf  s’aveugler, ne pas « penser les questions posées par ce qu’il faut bien appeler notre ‘condition humaine’ » ?


Comme l’indique Alain Prochiantz, « nous sommes et ne sommes pas des animaux ». De cette condition contradictoire, de la complexité qui en découle, de la singularité et du tragique de l’existence humaine, naissent mille questions. 

Et si, on l’aura compris, la position exprimée dans ce livre vise l’équilibre, on sait que, d’un côté du curseur, certains prônent une spécificité radicale de notre espèce, tandis que d’autres, tout à rebours, ont tendance à ne voir en l’homme que le singe (1) . D’où le chapitre charnière de l’ouvrage, intitulé, avec un brin de provocation,  « Cette étrange fureur d’être singe ». Car s’il y a bien une chose qui agace le neurobiologiste, c’est cette manière qu’on certains de lâcher, l’air de rien entre deux phrases, qu’entre l’homme et le chimpanzé il n’y a que 1,23% de différence génétique. Mais alors, s’exclame le professeur au Collège de France, que fait-on alors de ces fameux « 900 centimètres cubes ‘de trop’ » de notre cerveau ? Et d’ajouter : « Sur 1400, ce n’est pas rien ». 

Dans ce billet nous tournerons désormais autour de ce chapitre.

Tout d’abord il convient de remettre les pendules à l’heure et de replacer notre espèce dans la chronologie ayant conduit à son émergence - j’aurai tendance, en mon for intérieur, à y voir un salutaire exercice, une mise en perspective valant comme entaille à notre fierté.

En premier lieu, histoire de poser l’échelle, entre le si mal nommé Sapiens sapiens et les premières formes vivantes sur terre se sont écoulées trois à quatre bons milliards d’années. Et en ce qui concerne plus précisément les hominidés, on sait aujourd’hui qu’ils se sont séparés des autres grands singes il y a de cela environ 7 millions d’années (les chiffres sont variables d’une source à l’autre, mais c’est l’ordre de grandeur) (2) . « Mais ce qui est encore plus miraculeux (3) , ajoute A.Prochiantz, c’est que nos 10.000 ancêtres africains aient pu donner cette descendance de 8 milliards d’individus ». Ceci est d’autant plus étonnant que, sur un plan biologique, nous naissons parfaitement démunis. D’ou le constat « que l’invention de l’outil, donc des armes, et une coopération sociale poussée, avec tout ce que cela implique en terme de langage, d’empathie et autres caractéristiques intellectuelles et morales, ont joués un rôle essentiel ». 



Bien sûr nos d’autres espèces, et en particulier les primates, on le sait aujourd’hui,  sont capables d’utiliser voire même de fabriquer des outils et évoluent au sein d’organisations sociales complexes. Mais, nous dit Alain Prochiantz, et nous en conviendrons, sapiens « a poussé ces caractéristiques à un niveau sans commune mesure avec ce que nous pouvons observer chez nos cousins, même les plus proches (… et) il ressort de cette analyse que sapiens est, dès ses origines, un animal augmenté par la technique et une sociabilité poussée ». 

En y regardant de plus près on constate qu’il « existe une relation de linéarité, chez les primates, entre la taille du corps et celle du cerveau. Or cette relation conservée entre le chimpanzé, le gorille ou l’orang-outan se perd dès qu’on passe chez les hominidés (Homo habilis, Homo erectus, Homo neanderthalis…). Le point extrême de cette anomalie est atteint avec sapiens qui se trouve porteur d’un cerveau de 1400 centimètres cubes, quand 500 suffiraient largement, étant donnée sa taille, aux fonctions sensori-motrices d’un primate de base. ». Et le neurobiologiste d’enfoncer le clou : « Non seulement le cerveau est plus grand, mais l’espace consacré à ces fonctions ‘nouvelles’ (cognitives) sont proportionnellement plus importantes, avec l’exemple frappant des aires du langage qui sont quasiment inexistantes chez le chimpanzé ».

Sur les 1,23% de différence génétique entre le chimpanzé et notre espèce, sans entrer dans le détail technique - qui me dépasse un peu - disons, pour reprendre les mots de l’auteur, qu’ils sont dépourvus de sens, où, du moins, n’a pas le sens que certains voudraient lui donner. Dans les grandes lignes, plusieurs facteurs expliquent fort bien qu’une très faible différence génétique n’est pas incompatible avec des variations importantes. Parmi eux, un phénomène de réinsertion de courtes séquences d’ADN « est de nature à modifier le génome, à y introduire un grand nombre de mutations, surtout quand la réinsertion se fait dans les séquences régulatrices, puisque celles-ci constituent 98% du génome. (…et) on peut proposer que 40 % du génome humain dérive de ces éléments »

« Toute les créatures vivantes, de la bactérie à l’homme, sont  le produit d’une évolution sans fin ni finalité ». Et Alain Prochiantz de clore dans la foulée ce chapitre sur des considérations philosophiques et morales, à savoir que si « pour tous les animaux, animaux humains compris, il n’y a pas de lois morales transcendantales, pas plus qu’il n’y a de normes morales déposées dans nos chromosomes ou nos circonvolutions cérébrales », se pose cependant la question : « ou bien nous sommes des animaux comme les autres et nous appliquons la loi de la jungle, sans souci de notre proximité génétique avec nos cousins, qui eux sont sans scrupules de ce point de vue. Ou bien nous sommes très différents des autres animaux et capables, de ce fait, d’établir des lois. » 

Et d’en revenir à ces « 900 cm3 de trop »…

Résumons succinctement la seconde partie de l’ouvrage.

Après un bref intermède, les chapitres qui suivent traitent respectivement : 

Des « sciences de vivant dans la mathématisation » ; à savoir qu’avec Galilée surgit l’idée du déchiffrage du « grand livre de la nature », qui lui-même serait exprimé en langage mathématique. Or, force est de constater que les mathématiques demeurent peu présentes dans le domaine des sciences du vivant. Ceci explique pourquoi nombres de scientifiques au XIXe siècle, et avec eux les positivistes et leur chef de file, Auguste Comte, s’opposeront à la candidature de Darwin, en 1872, à l’Académie des sciences, au motif que « L’origine des espèces et plus encore la descendance de l’homme n’était pas de la science : ce n’était qu’une masse d’assertions et d’hypothèses absolument gratuites, souvent manifestement fallacieuses ». (il sera finalement élu en 1878, dans la section botanique). C’est que pour Darwin, « les théories scientifiques ne sont pas des déchiffrements mathématiques du grand livre de la nature, mais des œuvres humaines, rectifiables et évolutives, distinctes en cela des dogmes religieux »

« Objet vivant non identifié » ;

Si le vivant relève en partie des sciences de la matière, physique et chimie (mathématisable donc), ses propriétés spécifiques, ne l’y réduisent cependant pas. 

Dans ce chapitre il sera question, entre autres, de Bergson et de Teilhard de Chardin, dont il faut prendre garde à ne pas confondre les pensées : « pas de finalisme chez Bergson, pas de point oméga ; l’évolution de Bergson est sans fin et sans finalité » ; de la lecture aussi par Darwin des thèses de Maltus ; de clonage aussi, avec ce rappel salutaire que l’individu «  n’est pas seulement défini par son génome, mais aussi par son histoire épigénétique qui s’inscrit dans la structure vivante… ». 

Bref un chapitre tout à fait simulant

Ce qui amène au chapitre conclusif dont le titre parle de lui-même : « Animal tragique ». 

__________

(1) Voir à ce sujet, Stéphane Ferret, Deepwater Horizon, en particulier la mise en lumière des deux visions du monde gouvernant l’histoire de la pensée occidentale : « les métaphysiques anthropocentriques (christianisme, cartésianisme, humanisme) », d’une part et « les métaphysiques acentriques ou polycentriques (animisme, spinozisme, darwinisme)" d’autre part. « La première vision du monde, dite ici métaphysique H, accorde un primat inaliénable à l’être humain. Dans cette perspective, l’être humain est un être qui s’arrache par sa liberté à la glaise de la nature pour se façonner lui-même. L’homme n’est pas d’abord corps mais esprit. Pas d’abord nature mais culture, etc. La seconde vision du monde (métaphysique non H) considère l’être humain comme fragment du monde. Dans cette perspective, l’être humain est un objet biologique pas plus doué de libre arbitre qu’une avalanche ou une tulipe. L’homme n’est pas d’abord un esprit mais un corps, pas d’abord culture mais une nature, etc ».

(2) Un détour par le livre de Pascal Picq « Au commencement était l’homme », donne un bon panorama de cette longue histoire ayant conduit à notre émergence. 

(3) Selon son tempérament on donnera le sens que l’on voudra à ce mot – du véritable miracle à la calamité.

2 nov. 2015

Fougeret de Monbron, Margot la ravaudeuse


Auteur par trop méconnu. Picard atrabilaire, cosmopolite et Citoyen du Monde on doit à Fougeretde Monbron l’idée que l’univers serait « … une espèce de livre, dont on n'a lu que la première page quand on n'a vu que son pays ».  Si, plus tard, Pessoa tout à rebours louera les voyages immobiles, abhorrant les déplacements, ferme dans la conviction que pour voyager il suffit d’exister[1], notons que notre arpenteur européen s’empressera quant à lui, lucide, d’ajouter aussitôt à son incipit fameux : «  J'en ai feuilleté un assez grand nombre, que j'ai trouvé également mauvaises »[2].

 Né sur les premières lisières du siècle des Lumières, outre son maître livre, Le Cosmopolite ou le Citoyen du Monde (1750), notre auteur, qui aura été de son propre aveu « chassé de Paris par l’ennui et la préoccupation », commettra lors de sa carrière une poignée de pamphlets plus ou moins passés à la postérité, assortis de quelques récits libertins. Parmi eux, Margot la ravaudeuse (1753), un roman de « filles » selon la terminologie employée par Patrick Wald Lasowski dans son excellent Amour au temps des libertins. Et si, pour parler métier, les ravaudeuses raccommodaient le linge, assises dans un baquet qui leur servait de boutique, et que le tonneau de Margot « était le rendez-vous de tous les laquais de la rue Saint-Antoine », les méandres de l’existence sont assez tortueux pour permettre l’inflexion d’une destinée. Cependant, chacun sait, « … il y a loin de la danseuse d’opéra richement entretenue à celles qui interpellent les passants dans les quartiers déshérités de Paris : les « raccrocheuses », qui vivent dans la misère, les « barboteuses », qui piétinent dans la boue, les « pierreuses », qu’on trouve près des carrières ou des bâtiments en construction »[3].

Mais revenons pour l’heure à notre turbulent homme de lettres qui, pour avoir un peu trop attiré " l'attention de la lieutenance générale de police chargée du contrôle de la librairie" , ira tâter en 1755 du confort de la Bastille.  Mais Fougeret de Monbron reste, selon l’expression du fauteur de la présentation de notre ouvrage, (ed Tchou, 1981), un bourru bienfaisant, un solitaire parmi la foule, observateur du monde comme il va :

 « On sera peut-être surpris qu’avec des sentiments si extraordinaires, je puisse demeurer dans le tumulte du monde ; mais il faut que l’on sache que je suis un Etre isolé au milieu des vivants ; que l’Univers est pour moi un spectacle continu, où je prends mes récréations gratis ; et que je regarde les humains comme des Bateleurs, qui me font quelquefois rire, quoique je ne les aime, ni ne les estime. D’ailleurs on ne saurait être éternellement livré à soi-même ; une peu de compagnie, bonne ou mauvaise, aide à passer le temps ».

Et s’il n’aime pas les hommes, il sait l’indulgence qu’il convient d’avoir pour soi-même :

 « C’est mon lot d’être sincère ; et mon ascendant, quoique je fasse, est de haïr les hommes à visage découvert. J’ai déclaré (…) que je les haïssais par instinct, sans les connaitre ; je déclare maintenant que je les abhorre parce que je les connais, et que je ne m’épargnerais pas moi-même, s’il n’était point de ma nature de me pardonner préférablement aux autres ».

Délicieux aveu !



Sur un plan littéraire, le roman « de filles », connait une vogue étonnante au milieu du XVIIIe siècle : « la fille du monde, prostituée, actrice, courtisane, y revendique son plaisir  et porte un regard lucide sur les hommes et la société »[4] . Aussi Margot tombe-t-elle à point, cela dès les premières pages, lorsque jeune fille, sous l’aiguillon de la chair, dans la promiscuité d’une pauvre maisonnée, elle écoute les ébats de ses parents.

« Un feu dévorant me consumait : j’étouffais ; j’étais hors de moi-même. J’aurai volontiers battu ma mère, tant je lui enviais les délices qu’elle goûtait. Que pouvais-je faire en pareille conjoncture, sinon de recourir à la récréation des solitaires ? Heureusement encore dans un besoin aussi pressant de n’avoir pas la crampe au bout des doigts ».

Mais l’expédient ne suffit bientôt plus et Margot de se trouver un bon ami pour la soulager. Ce petit arrangement fera long feu et sa mère, découvrant un jour l’affaire la flagellera si bien que sa fille s’enfuira de la maison pour se faire peu après  « arracher au danger de rester sur le pavé » par une charitable inconnue, à la vérité tenancière d’un établissement que l’on devine; Madame Florence, hôtesse « une des plus achalandée du métier ». Dès le lendemain de sauvetage, l’ancienne ravaudeuse, métamorphosée de la tête aux pieds, est présentée à un Président aux mœurs qui feront perdre à la belle son autre pucelage.

S’en suit un apprentissage de quatre mois ou notre héroïne pourra se vanter « d’avoir fait le tour complet dans la profession de fille du monde », capable désormais « de varier les plaisirs, et dans les pratiques de toutes les possibilités physiques en matière de paillardise » ; de se faire socratiser par des hommes en soutanes, ou de réveiller la vigueur d’un prélat usant à propos de son petit doigt .


La voici enfin prête à se mettre à son propre compte. Las les jalousies ne font pas attendre et notre infortunée se trouve condamnée sur dénonciation à la quarantaine à Bicêtre. Instants terribles, dont certaines ne sortent pas indemnes. Au Grand Siècle déjà, « la Savonnerie et Bicêtre sont les cinq bâtiments donnés par le roi pour enfermer les pauvres ». Dès lors, « l’Hôpital général devient le principal mode de mise à l’écart des prostituées jusqu’à la fin du XVIIIe siècle ». Mais Margot peut compter sur un protecteur fidèle en la personne de son Président initiateur. Ce dernier, une fois la belle sortie de l’ornière, la placera aussitôt sous l’aile d’un Mousquetaire Gris qui la vénère. Et notre aventurière des sens d’osciller de son bienfaiteur, un peu poussif, à deux jeunes substituts de belle vigueur. Mais il arrive à ce genre d’affaire de finir assez mal. En pleine débâcle, Margot ne devra son salut qu’en se réfugiant chez un Chanoine de saint Nicolas qui n’attend que cela, et qui la recevra « d’une façon toute chrétienne » l’introduisant « charitablement dans sa couche canoniale ».  Force est alors de constater :  « ce n’est pas sans raison que l’on exalte les talents de ces mangeurs de potage à l’eau bénite » Elle se souvient : « chaque partie de mon corps était pour lui un objet d’adoration, de culte et de sacrifice. Jamais Arétin ni Clinchtel avec tout leur savoir, ne furent capable d’inventer  la moitié des attitudes et des postures qu’il me fit tenir… »


Malheureusement, à peine le Chanoine place-t-il Margot chez une hôtesse sure que le prélat se fait rappeler à l’ordre par Dieu en personne, écrasé sous les ruines de sa propre église. L’histoire pourrait s’achever là. Il se trouve néanmoins que Madame Thomas, l’hôtesse au ventre terrible, est en accointance avec frère Alexis, créature libidineuse qui, ne pouvant  l’attaquer de ce côté-là la fait s’appuyer « des deux coudes sur le lit, le nez contre couverture, et présenter son immense postérieur à la discrétion du Frère », dont le « séraphique goupillon s’élance avec une vigueur inexprimable à travers le taillis épais qui ombrageait l’entre-deux du susdit fessier ». Margot se consolera naturellement de la perte de son protecteur en partageant les jeux de ces drôles.

Alexis la recommande bientôt  au Sieur Gr… M…, un grand homme sec aux ‘déplorable reliques difficile à ressusciter’ « qui tenait alors en sous-ferme les appas des filles du théâtre lyrique ». Mais Margot sait réveiller la machine assoupie qui bientôt vaincue « répandit un torrent de larmes dans l’excès de sa joie ». S’ensuit,  on s’en doute, son introduction auprès du directeur de l’Opéra. De quoi toucher aussitôt le cœur d’un grand financier, remplacé peu après par un baron, un glouton qui lui finira par lui lancer dans la bouche en guise d’épitaphe amoureuse les trois quart de son dîner… 

L’aventure est loin d’être achevée. Mais il serait dommage d’en trop révéler… Aussi finirai-je sur cette remarque de notre héroïne au sujet de Mr Platon : « un plaisant original avec sa façon d’aimer. Où en serait aujourd’hui le genre humain, s’interroge-t-elle, si l’on eut suivi les idées creuses de ce gâte-métier ? » De là à songer qu’il « y a grande apparence que la nature ne l’avait pas mieux partagé qu’Origène, ou qu’on lui avait fait quelque soustraction à l’instar de celle que l’on fit au doucereux amant d’Héloïse », il n’y a qu’un pas, allègrement franchi. Mais « au moins, ce qu’il y a de bien sûr, c’est que son maitre Socrate, qui avait les pièces sans lesquelles on n saurait être pape, ne lui a pas prêché cette métaphysique ».




[1] « Voyager  ? Pour voyager il suffit d’exister... Si j’imagine, je vois. Que fais-je de plus en voyageant ? Seule une extrême faiblesse de l’imagination peut justifier que l’on ait à se déplacer pour sentir... La vie est ce que nous en faisons. Les voyages, ce sont les voyageurs eux-mêmes. Ce que nous voyons n’est pas fait de ce que nous voyons, mais de ce que nous sommes. »
[2] Le Cosmopolite (1753)
[3] Patrick Wald Lasowski dans L’amour au temps des libertins, p 100
[4] Patrick Wald Lasowski dans L’amour au temps des libertins P206