Auteur par trop méconnu. Picard atrabilaire, cosmopolite et Citoyen du Monde on doit à Fougeretde Monbron l’idée que l’univers serait « … une espèce de livre, dont on n'a lu que la première page quand on n'a vu que son pays ». Si, plus tard, Pessoa tout à rebours louera les voyages immobiles, abhorrant les déplacements, ferme dans la conviction que pour voyager il suffit d’exister[1], notons que notre arpenteur européen s’empressera quant à lui, lucide, d’ajouter aussitôt à son incipit fameux : « J'en ai feuilleté un assez grand nombre, que j'ai trouvé également mauvaises »[2].
Né sur les premières
lisières du siècle des Lumières, outre son maître livre, Le Cosmopolite ou le Citoyen du Monde (1750), notre
auteur, qui aura été de son propre aveu « chassé de Paris par l’ennui et la préoccupation », commettra lors
de sa carrière une poignée de
pamphlets plus ou moins passés à la postérité, assortis de quelques récits
libertins. Parmi eux, Margot la ravaudeuse (1753), un roman de
« filles » selon la terminologie employée par Patrick Wald Lasowski
dans son excellent Amour au temps des libertins. Et si, pour parler
métier, les ravaudeuses raccommodaient le linge, assises dans un baquet
qui leur servait de boutique, et que le tonneau de Margot « était le
rendez-vous de tous les laquais de la rue Saint-Antoine », les
méandres de l’existence sont assez tortueux pour permettre l’inflexion d’une
destinée. Cependant, chacun sait, « … il y a loin de la
danseuse d’opéra richement entretenue à celles qui interpellent les passants
dans les quartiers déshérités de Paris : les « raccrocheuses »,
qui vivent dans la misère, les « barboteuses », qui piétinent dans la
boue, les « pierreuses », qu’on trouve près des carrières ou des
bâtiments en construction »[3].
Mais revenons pour l’heure à notre turbulent homme de lettres qui, pour avoir un peu trop attiré " l'attention de la lieutenance générale de police chargée du contrôle de la librairie" , ira tâter en 1755 du confort de la Bastille. Mais Fougeret de Monbron reste, selon
l’expression du fauteur de la présentation de notre ouvrage, (ed Tchou, 1981),
un bourru bienfaisant, un solitaire parmi la foule, observateur du monde comme
il va :
« On sera peut-être surpris qu’avec des sentiments si extraordinaires, je
puisse demeurer dans le tumulte du monde ; mais il faut que l’on sache que
je suis un Etre isolé au milieu des vivants ; que l’Univers est pour moi
un spectacle continu, où je prends mes récréations gratis ; et que je
regarde les humains comme des Bateleurs, qui me font quelquefois rire, quoique
je ne les aime, ni ne les estime. D’ailleurs on ne saurait être éternellement
livré à soi-même ; une peu de compagnie, bonne ou mauvaise, aide à passer
le temps ».
Et s’il n’aime pas les hommes, il sait l’indulgence qu’il convient
d’avoir pour soi-même :
« C’est mon lot d’être sincère ; et
mon ascendant, quoique je fasse, est de haïr les hommes à visage découvert.
J’ai déclaré (…) que je les haïssais par instinct, sans les connaitre ; je
déclare maintenant que je les abhorre parce que je les connais, et que je ne
m’épargnerais pas moi-même, s’il n’était point de ma nature de me pardonner
préférablement aux autres ».
Délicieux aveu !
Sur un plan littéraire, le roman
« de filles », connait une vogue étonnante au milieu du XVIIIe siècle :
« la fille du monde, prostituée,
actrice, courtisane, y revendique son plaisir
et porte un regard lucide sur les hommes et la société »[4] . Aussi Margot
tombe-t-elle à point, cela dès les premières pages, lorsque jeune fille, sous
l’aiguillon de la chair, dans la promiscuité d’une pauvre maisonnée, elle
écoute les ébats de ses parents.
« Un feu dévorant me consumait : j’étouffais ; j’étais hors de
moi-même. J’aurai volontiers battu ma mère, tant je lui enviais les délices
qu’elle goûtait. Que pouvais-je faire en pareille conjoncture, sinon de
recourir à la récréation des solitaires ? Heureusement encore dans un
besoin aussi pressant de n’avoir pas la crampe au bout des doigts ».
Mais l’expédient ne suffit
bientôt plus et Margot de se trouver un bon ami pour la soulager. Ce petit
arrangement fera long feu et sa mère, découvrant un jour l’affaire la
flagellera si bien que sa fille s’enfuira de la maison pour se faire peu
après « arracher au danger de rester sur le pavé » par une charitable
inconnue, à la vérité tenancière d’un établissement que l’on devine; Madame
Florence, hôtesse « une des plus
achalandée du métier ». Dès le lendemain de sauvetage, l’ancienne
ravaudeuse, métamorphosée de la tête aux pieds, est présentée à un
Président aux mœurs qui feront perdre à la belle son autre pucelage.
S’en suit un apprentissage de
quatre mois ou notre héroïne pourra se vanter « d’avoir fait le tour complet dans la profession de fille du monde »,
capable désormais « de varier les
plaisirs, et dans les pratiques de toutes les possibilités physiques en matière
de paillardise » ; de se faire socratiser par des hommes en
soutanes, ou de réveiller la vigueur d’un prélat usant à propos de son petit
doigt .
La voici enfin prête à se mettre
à son propre compte. Las les jalousies ne font pas attendre et notre infortunée
se trouve condamnée sur dénonciation à la quarantaine à Bicêtre. Instants
terribles, dont certaines ne sortent pas indemnes. Au Grand Siècle déjà,
« la Savonnerie et Bicêtre sont les
cinq bâtiments donnés par le roi pour enfermer les pauvres ». Dès
lors, « l’Hôpital général devient le
principal mode de mise à l’écart des prostituées jusqu’à la fin du XVIIIe
siècle ». Mais Margot peut compter sur un protecteur fidèle en la
personne de son Président initiateur. Ce dernier, une fois la belle sortie de
l’ornière, la placera aussitôt sous l’aile d’un Mousquetaire Gris qui la vénère.
Et notre aventurière des sens d’osciller de son bienfaiteur, un peu poussif, à
deux jeunes substituts de belle vigueur. Mais il arrive à ce genre d’affaire de
finir assez mal. En pleine débâcle, Margot ne devra son salut qu’en se
réfugiant chez un Chanoine de saint Nicolas qui n’attend que cela, et qui la
recevra « d’une façon toute chrétienne »
l’introduisant « charitablement dans
sa couche canoniale ». Force est
alors de constater : « ce n’est pas sans raison que l’on
exalte les talents de ces mangeurs de potage à l’eau bénite » Elle se
souvient : « chaque partie de
mon corps était pour lui un objet d’adoration, de culte et de sacrifice. Jamais
Arétin ni Clinchtel avec tout leur savoir, ne furent capable d’inventer la moitié des attitudes et des postures qu’il
me fit tenir… »
Malheureusement, à peine le
Chanoine place-t-il Margot chez une hôtesse sure que le prélat se fait rappeler
à l’ordre par Dieu en personne, écrasé sous les ruines de sa propre église. L’histoire
pourrait s’achever là. Il se trouve néanmoins que Madame Thomas, l’hôtesse au
ventre terrible, est en accointance avec frère Alexis, créature libidineuse
qui, ne pouvant l’attaquer de ce côté-là
la fait s’appuyer « des deux coudes
sur le lit, le nez contre couverture, et présenter son immense postérieur à la
discrétion du Frère », dont le « séraphique goupillon s’élance avec une vigueur inexprimable à travers
le taillis épais qui ombrageait l’entre-deux du susdit fessier ». Margot
se consolera naturellement de la perte de son protecteur en partageant les jeux
de ces drôles.
Alexis la recommande bientôt au Sieur Gr… M…, un grand homme sec aux
‘déplorable reliques difficile à ressusciter’ « qui tenait alors en sous-ferme les appas des filles du théâtre lyrique ».
Mais Margot sait réveiller la machine assoupie qui bientôt vaincue « répandit un torrent de larmes dans
l’excès de sa joie ». S’ensuit, on s’en doute, son introduction auprès du
directeur de l’Opéra. De quoi toucher aussitôt le cœur d’un grand financier, remplacé
peu après par un baron, un glouton qui lui finira par lui lancer dans la bouche
en guise d’épitaphe amoureuse les trois quart de son dîner…
L’aventure est loin d’être
achevée. Mais il serait dommage d’en trop révéler… Aussi finirai-je sur cette
remarque de notre héroïne au sujet de Mr Platon : « un plaisant original avec sa façon d’aimer. Où en serait
aujourd’hui le genre humain, s’interroge-t-elle, si l’on eut suivi les idées creuses de ce gâte-métier ? »
De là à songer qu’il « y a grande
apparence que la nature ne l’avait pas mieux partagé qu’Origène, ou qu’on lui
avait fait quelque soustraction à l’instar de celle que l’on fit au doucereux
amant d’Héloïse », il n’y a qu’un pas, allègrement franchi. Mais
« au moins, ce qu’il y a de bien
sûr, c’est que son maitre Socrate, qui avait les pièces sans lesquelles on n
saurait être pape, ne lui a pas prêché cette métaphysique ».
[1] « Voyager ?
Pour voyager il suffit d’exister... Si j’imagine, je vois. Que fais-je de plus
en voyageant ? Seule une extrême faiblesse de l’imagination peut justifier que
l’on ait à se déplacer pour sentir... La vie est ce que nous en faisons. Les
voyages, ce sont les voyageurs eux-mêmes. Ce que nous voyons n’est pas fait de
ce que nous voyons, mais de ce que nous sommes. »
[2] Le Cosmopolite (1753)
Bel article cher Axel, et bien illustré, comme toujours ! Le cosmopolite ou le citoyen du monde, ouvrage que j'avais découvert chez Mina (http://monsalonlitteraire.blogspot.com/) fait partie de ma liste de livres à lire...
RépondreSupprimerBelle journée :-)
Merci chère Christine.
SupprimerJe viens d’ajouter le site « mon Salon littéraire » dans ma liste de favoris. A en effleurer quelques pages je découvre un univers ! De belles lectures en perspective.
Je me rend bientôt sur Lille, en la meilleure compagnie que je puisse rêver, pour écouter AVR ( enregistrement des Nouveaux chemins de la connaissance dans le cadre de Citéphilo).
http://www.citephilo.org/manif/les-math%C3%A9matiques-et-l%E2%80%99exp%C3%A9rience
Te souhaitant un excellent weekend
Je découvre à mon tour votre univers, Axel, grâce au lien laissé (merci Elly !), et y reviendrai. Les lecteurs de romans libertins sont assez rares pour que je les suive, et quelles belles pages picturales j'ai aperçues parmi les articles récents. Je note la visite de la maison de Gustave Moreau notamment.
SupprimerA bientôt, et merci pour le lien dans votre liste de blogs.
Chère Mina,
SupprimerJe vous remercie de votre passage et de ce commentaire bienveillant. Je fais moi-même de fort belles découvertes sur votre Salon littéraires (j’y suis arrivé par l’entremise de Christine). Tant de lectures appétissantes… J’en note un bon nombre dans mon petit carnet ‘à lire’, même si celui-ci déborde et que parfois les ouvrages dont vous parlez si bien ne sont pas toujours aisés à trouver (je pense par exemple à « Bons mots et phrases assassines ».)
A bientôt
Amicalement
Cher Axel,
RépondreSupprimerMerci pour ce billet qui me donne l'envie de lire Fougeret de Monbron que je ne connaissais pas. J'ai déjà mis dans mon coffret de citations précieuses celles que vous retranscrivez ici.
Au Pays basque l'été indien fait du rab.
À vous,
Frédéric
Je suis ravi, cher Frédéric, d’avoir pu susciter l’envie de lire Fougeret de Monbron.
SupprimerDe mon côté je prends beaucoup de plaisir à venir déambuler dans votre semainier, en attendant votre prochain livre.
Ici le soleil et une chaleur inhabituelle pour la saison.
Amicalement
Axel