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DE CAUSE À EFFETS, LE MAGAZINE DE
L'ENVIRONNEMENT, par Aurélie Luneau.
Une émission édifiante... On savait le poids des lobbies, mais peut-être pas à ce point-là !
De l'industrie des cigarettes à Monsanto, passant par l'amiante... Ou comment on nous empoisonne en toute connaissance de cause !
De l'industrie des cigarettes à Monsanto, passant par l'amiante... Ou comment on nous empoisonne en toute connaissance de cause !
(A lire ou à
relire sur ce sujet "Les marchands de doute" de Naomi Oreskes)
J’en propose la
transcription partielle, ceci valant comme invite à l’écoute intégrale. Une émission à partager et relayer largement….
________________________
Les
invités :
Stéphane Horel, journaliste au monde son dernier livre "Lobbytomie. honoré du prix Louise Weiss du
journalisme européen, et du prix European Press Prize avec Stéphane Foucart
pour sa série d’articles sur les "Monsanto Papers" publiée dans Le Monde
Annie Thébaud-Mony, chercheuse en santé publique, directrice
de recherche honoraire Inserm, spécialiste des questions de santé au travail
Sylvain Laurens, maître de conférences à l’EHESS où vous animez le séminaire « Sociologie des élites »,
spécialiste des rapports entre la haute administration et les milieux
d’affaires.
Peut-on parler d’omerta sur ces stratégies de
lobbying ?
Lien vers éditions de la découverte |
A TM : Oui bien sûr oui, et on peut même
parler de mensonges. C’est-à-dire que c’est une omerta sur des mensonges
caractérisés. Je vais prendre l’exemple de l’amiante où les risques ont été
connus fin du XIXe siècle. Dans les années 30 les industriels ont fait toutes
les études qui leur permettaient de savoir précisément qu’elles étaient les
maladies associées à l’amiante, sur des travailleurs qui étaient des cobayes,
plus de l’expérimentation animale, et ils ont tenu secret tous les résultats de
ces études, en tenant les chercheurs concernés car ils les avaient payés et il
a fallu attendre les années 60 avec le travail d’Irving Selikoff, chercheur
brillant et pneumologue, qui a pris conscience chez les travailleurs de
l’isolation qu’on avait un gros problème de cancers de la plèvre, de cancers du
poumon (…) qu’il mis en évidence et rendu public dans une conférence à
l’Académie des Sciences de New York. Grace à cela le problème de l’amiante est
arrivé sur la place publique…
107 ans entre la première alerte et la
première mesure prise dans l’Union Européenne… Plus facile de mettre sur le
marché un produit que de le retirer ?
SH : Nous n’avons pas de chiffres précis
en France, mais aux USA il faut 3 mois pour mettre un produit sur le marché, 30
ans en moyenne pour le retirer, y compris quand on sait qu’il pose problème.
SL : Le soucis est comment, à partir de
données qui ont été portées par des médecins ou une partie de l’espace
académique, on va basculer dans le domaine de la décision politique ?
C’est là que commence un autre chemin et qui ne se joue pas seulement à coup
d’articles scientifiques de bonne foi, mais qui passe aussi par la nécessité de
persuader des décideurs administratifs ou politiques… Et ce qui est compliqué,
comme ce fut le cas de l’amiante qui est dans tout un tas d’applications
industrielles, très rapidement le régulateur va avoir en face de lui des
industriels qui vont lui expliquer que ce n’est pas si simple à retire :
il y a les arguments de l’emploi, de l’économie : vous ne vous rendez pas
compte ! mais aussi des arguments de type scientifiques : mais alors
en terme d’expertises, qui vont être opposées avec les moyens industriels mis
au service d’une distorsion de la discussion scientifique. Et quand on dit
qu’il faut 107 ans, c’est parce qu’il y a des tas de contre-études financées
par l’industrie qui vont semer le doute, que oui cela peut donner le cancer,
mais qu’il y a tellement d’autres choses qui peuvent donner le cancer, on peut
en inventer même…. Et si vous montez le volume de toutes les autres causes vous
finissez par ne plus pouvoir isoler un seul facteur…
Donc même sans parler de corruption, il y a
des logiques structurelles qui font que le régulateur (est un peu perdu) par
des signaux contradictoires.
Est-ce qu’en France les lobbies les plus
actifs parviennent-ils dans les arcanes du pouvoir et prennent la main sur la
démocratie ?
Lien édition Agone |
SL :
Quand on parle de lobbying on ne parle pas que de députés. On a souvent
cette image d’Épinal, d’histoires d’amendements qui sont des copier/coller de
propositions des industriels. Or ce lobbying là c’est la queue de la comète.
Tout ce qui se passe en amont est beaucoup plus important.
Ce qui est important pour des firmes qui
vendent des produits dangereux, c’est de ne pas subir la loi, mais de
participer à son élaboration. Le moment d’intervention le plus important c’est
quand les grandes orientations des législations sont établies. Au niveau
Européen c’est par des fonctionnaires de la commission européenne, responsables
d’un dossier, et qui sont les cibles premières du lobbying et industriels, et
qui à Bruxelles sont extrêmement bien organisés, car ils sont représentés par
des « trade associations »
dont la raison d’être est de représenter les intérêts d’un secteur auprès des
décideurs.
De quelle science on parle ?
(Science réglementaire vs science sponsorisée)
SL : Il y a toujours l’idée que lorsqu’on
projette la science dans l’espace de la décision on ne parle déjà plus tout à
fait de la même chose. Et n’est plus seulement dans un objectif de connaissance
mais aussi dans une production de normes juridiques. Déterminer par exemple ce
qui est une valeur limite d’exposition c’est de l’ordre de la décision. Et la
grosse erreur serait de croire que l’expertise c’est toujours de la science.
En 2010 quand je suis arrivé sur ces
questions-là, je me suis retrouvé dans une réunion avec l’idée naïve que dans
ces groupes d’intérêts, quand on parle de question science il y aura quand une
certaine autonomie de la discussion et qu’on ne peut pas dire n’importe quoi.
En fait je suis sorti de là avec la sensation inverse ! C’est-à-dire que
je me suis trouvé dans des réunions ou j’avais 12 toxicologues travaillant pour
des firmes et cherchant à casser les valeurs limites d’exposition de l’agence
chimique européenne. Tout le travail d’intelligence de ces personnes-là n’était
pas orienté avec un objectif de connaissances, mais vers l’idée qu’il fallait
utiliser des arguments savants pour contrer les valeurs limites d’exposition –
ce des compétences scientifiques mises au service d’un type d’argumentation qui
vise à protéger les intérêts. Ces gens voulaient « un taux
raisonnable ». C’est-à-dire un taux qui est l’intersection de ce qu’on
peut dire scientifiquement sans paraitre loufoque et ce qui permet de ne pas
fermer les usines (parce qu’on a des études épidémiologiques commandées par
l’industrie qu’on ne va pas sortir, qu’on sait que si on devait équiper
certains sites d’un matériel de protection des travailleurs cela produirait un
surcoût, etc.)
A TM : Sur les valeurs limites
d’exposition il y a un élément fondamental qui est qu’une valeur limite de
protection ne protège pas ! Pour nous, en santé publique cette notion est
inadmissible. Si on prend les pesticides par exemple, un agriculteur n’est jamais
exposé à un seul pesticide, mais toujours à plusieurs. Donc si on fait des
espèces de calcul coûts/bénéfices, coûts pour qui ? Pour les agriculteurs
qui cumulent les doses d’exposition importantes, même en-dessous des valeurs
limites. Bénéfices pour les entreprises de l’agro-chimie en particulier. On a
fait comme si la valeur d’exposition était une valeur seuil entre toxicité et
innocuité. C’est totalement faux !
La fabrique du doute joue sur les décideurs,
mais aussi sur l’opinion publique.
SL : Sur le glyphosate on voit comment on
passe d’une discussion scientifique à une procédure de décision. Le souci est
que normalement, dans une communication scientifique, on peut lire et analyser
l’article, les données brutes, les conclusions et on peut avoir une discussion
scientifique en toute transparence. Or là on a une agence qui du côté de l’OMS
fait ce travail, mais de l’autre côté on a une agence comme l’EFSA qui est pris
dans un système décisionnel européen qui n’est pas le même et qui notamment
protège les industriels, et fait en sorte qu’une partie de ces données soient
protégées au nom du secret des affaires…
SH : C’est une forme de science par
dérogation. Et qui ne correspond pas à l’un des critères essentiels qui est la
critique par les pairs (capables d’analyser les données, les méthodologies,
etc.) avant une publication. Le système réglementaire dans nos pays repose sur
une confiance faite aux industriels pour fournir des données qu’ils ont
eux-mêmes sponsorisées. C’est sur cette base que l’AFAS a considéré que le
glyphosate n’était pas cancérigène contrairement aux études fondées sur les
études (scientifiques indépendantes). Ce qui est fascinant c’est que la
puissance publique place le bénéfice du doute de facto du côté des industriels.
Certains scientifiques peuvent-ils être taxés
de conflit d’intérêts ?
A TM : Lorsque les industriels font des
études sur des questions de santé cela n’est pas altruiste ni philanthrope !
c’est pour essayer de sauver leur produit. Pour reprendre l’exemple de
l’amiante on a été avec une confrontation pendant 60 ans entre les
scientifiques qui accumulaient les résultats sur les effets sanitaires de
l’amiante, en particulier les cancers et systématiquement en face, les
industriels ont trouvé des enseignants-chercheurs, des scientifiques qui
acceptaient de travailler pour eux. L’habileté c’est d’avoir des protocoles qui
sur un point précis (visible que par des spécialistes du sujet) permet un
traficotage de la méthodologie.
SH : … Il y a tout un nombre d’astuces
pour obtenir un résultat qu’on souhaite à l’avance. Ce sont tous les biais
susceptibles de fausser les résultats dans des études épidémiologiques. On
apprend aux étudiants épidémiologistes comment éviter ces erreurs. Et ce qui
est enseigné comme des biais sont enseignés comme des trucs pour fabriquer des
résultats. Par exemple, si on montre qu’un produit chimique est cancérigène sur
les employés d’une usine, on remouline les chiffres et on rajoute les
« cols blancs », beaucoup moins en contact avec la substance…
Ces méthodes sont connues. Pourquoi les
décideurs continuent-ils de prendre pour argent comptant ce genre de résultats/rapports ?
SL : Aujourd’hui ce sont des techniques
de lobbying un peu plus sophistiquées. Quand j’assistait à ces réunions des
fédérations professionnelles européennes, les premières choses dites par des
gens des intérêts de la chimie c’était : ne faisons surtout pas de
lobbying frontal. On travaille dans l’environnement de la décision politique.
Donc on va organiser un colloque sur : qu’est-ce que c’est qu’un effet
signifiant ? Comment repenser des outils de politique publique ?
questions qui vont être ensuite des outils pour la décision. On ne fait pas de
lobbying directement pour une substance, mais on peut travailler la façon dont
tout un tas d’outils vont être mis en forme pour orienter la discussion. (…) On
intervient ici dans cette zone grise entre science et décision publique.
L’autre stratégie est de jouer une agence ou
un comité contre un autre. Les
industriels jouent entre les rivalités entre bureaux pour travailler sur cet
environnement de la décision…
Pour prendre l’exemple de l’EFSA. 60% des
experts ont des conflits d’intérêts.
Lien édition La découverte |
SH : On est face à des institutions qui
ne comprennent pas, et qu’ils n’ont aucune culture politique de ces conflits
d’intérêts. Ils ne sont pas formés et n’ont même pas conscience qu’ils sont la
principale cible de l’influence des industriels qu’ils sont sensés
réguler.
A TM : Je vais vous donner une image de
l’intérieur : L’INSERM est un institut de recherche publique, sur fonds
publics, et j’ai vu progressivement cet institut être complétement traversé par
les intérêts privés et les partenariats chercheurs/entreprises. J peux dire que
je fais partie du groupe d’une dizaine de chercheurs n’ayant jamais touché un
sou de l’industrie (et ce n’est pas fautes d’avoir eu quelques sollicitations,
et pas des moindres). Ce que je veux dire c’est qu’il y a une situation
aujourd’hui ou effectivement les conflits d’intérêts : la majorité des
scientifiques dans le domaine de l’épidémiologie ou de la santé publique ont
des partenariats avec les industriels. Et c’est un problème majeur car en
termes de production de recherche sur ces sujets, si on n’a pas une recherche
publique sur fonds publics, on heurte de front les intérêts, si on va au bout
de la démarche. Donc à partir du moment où les industriels financent ces
recherches on voit les chercheurs eux-mêmes s’autocensurer sur un certain
nombre de résultats.
Peut-on parler d’une confiscation de la
démocratie ?
SH : Il y a confiscation du choix de
société pour les citoyens. Les décisions sont prises par des comités d’experts
sur la base d’études financer par les industriels qui ont quelque chose à
défendre. Un exemple concret : quand dans un groupe d’expert sur les
pesticides de l’EFSA on décide qu’on autorise sur la mise sur le marché de tel
pesticide, on n’imagine la question : pourrait-on avoir une agriculture
sans ces produits chimiques. Quelque par ces choix de société sont fait par des
gens qui n’ont aucune légitimité et aucune qualification pour prendre ces
responsabilités.
Peut-on parler aussi de lobbying des ONG ?
SH : Je fais toujours attention à ne pas
comparer les méthodes des industriels et les méthodes des ONG. Ce fut une
erreur d’utiliser le terme lobbying pour parler des ONG. Les ONG utilisent d’ailleurs
de plus en plus le terme de plaidoyer, car on peut pas comparer des entreprises
qui ont des produits à vendre ou à défendre et des organisations non
gouvernementales n’ont rien à vendre, sinon une certaine idée de l’intérêt
général. D’autre part on ne parle pas du tout des mêmes moyens financiers. La différence
des moyens financiers entre des organisations patronales à Bruxelles et la plus
grosse des ONG est telle que les industriels ont les moyens de se faire
représenter dans n’importe quelle réunion publique ou d’experts ce qui n’est
pas le cas des ONG.
SL : C’est un rapport 1 à 10. Greenpeace c’est
3,8 millions d’euros annuel de budget pour 15 salariés, le CEFIC c’est 40
millions d’euros et 150 employés. Quand vous avez 15 salariés, vous en avez un
qui va faire des campagnes, un toxicologue. Mais côté CEFIC[1] c’est
150 personnes dont une bonne part de docteurs en toxicologie et le CEFIC c’est
551 entreprises membre. Donc par effet d’entrainement s’il vous manque des
données vous pouvez vous tourner vers l’une des 551 compagnies qui finance le
CEFIC pour avoir l’étude qui vous manque et aller la porter où il faut
A TM : On est aussi dans des rapports de
classe. C’est-à-dire que, autant les lobbies peuvent avoir leurs entrées dans
tous les ministères, au parlement, à la commission européenne, inviter les
députés à déjeuner, autant les ouvrier, les agriculteurs (hors FNSEA) n’y
auront jamais accès.
De la pression :
SL : Je n’ai pas été directement menacé,
mais mon problème est un peu inverse. C’est-à-dire que comme j’ai décrit
comment cela fonctionne pour convaincre les décideurs, c’est plutôt pour moi
des invitations assez fréquentes, que je refuser systématiquement, pour aller
former, du côté privé, de jeunes lobbyistes. Et l’autre chose assez effrayante,
c’est de voir à quel point ça circule plus vite de ce côté-là. Ce sont des publics
où les livres sont repérés, recensés et du coup on se retrouve avec des gens en
face de vous qui utilisent vos propres mots. « Marchands de doute »,
qui est au départ le livre de Naomi Oreskes, qui monte comment l’industrie distille
le doute sur certains sujets, maintenant on voit des gens défendant des groupes
d’intérêts économiques utiliser le terme de marchands de doutes pour parler des
ONG ! C’est un renversement du discours incroyable…
[1]
Confédération européenne des fédérations de l’industrie chimiques (le plus
grand groupe d’intérêt qui défend la chimie)
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