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Ces amours de sépulcres nous furent jadis contées, dit-on , par Pétrone, ce poète qui connu même sort que Sénèque pour avoir été soupçonné d’avoir participé à la conjuration de Pison.
En voici le texte, tiré du Satyricon :
« Vous savez ce qui la plupart du temps éprouve habituellement la satiété humaine. Avec ces mêmes flatteries avec lesquelles le soldat avait obtenu que la matrone veuille vivre, il s'attaqua à sa vertu. Pour la veuve le jeune homme ne semblait pas laid et savait parler et la servante en bonne entremetteuse lui disait souvent :
"Combattras-tu même un amour qui te plaît ?
A quoi bon tarder? La femme ne put conserver cette partie même du corps et notre soldat victorieux la persuada sur l'un et l'autre chapitre. Ils dormirent donc ensemble non seulement la nuit où ils se marièrent, mais aussi le lendemain et le troisième jour, toutes les portes du sarcophage fermées soigneusement, bien entendu ; si bien que quiconque, ami ou inconnu, fût venu jusqu'au monument, il aurait pensé que la très chaste épouse avait expiré sur le corps de son mari ».
PÉTRONE, Satiricon, CXII, 1-3.
En voici le texte, tiré du Satyricon :
« Vous savez ce qui la plupart du temps éprouve habituellement la satiété humaine. Avec ces mêmes flatteries avec lesquelles le soldat avait obtenu que la matrone veuille vivre, il s'attaqua à sa vertu. Pour la veuve le jeune homme ne semblait pas laid et savait parler et la servante en bonne entremetteuse lui disait souvent :
"Combattras-tu même un amour qui te plaît ?
A quoi bon tarder? La femme ne put conserver cette partie même du corps et notre soldat victorieux la persuada sur l'un et l'autre chapitre. Ils dormirent donc ensemble non seulement la nuit où ils se marièrent, mais aussi le lendemain et le troisième jour, toutes les portes du sarcophage fermées soigneusement, bien entendu ; si bien que quiconque, ami ou inconnu, fût venu jusqu'au monument, il aurait pensé que la très chaste épouse avait expiré sur le corps de son mari ».
PÉTRONE, Satiricon, CXII, 1-3.
De mêmes événements peuvent sortir, selon l’humeur, différents états d’âme, où, pour le dire à la manière de Montaigne, nous pouvons tout aussi bien pleurer ou rire d’une même chose. De la force des cris et des larmes faudrait-il donc se défier ? Pas si sûr répond l’auteur des Essais. J’en prends pour illustration l’un des exemples qu’il donne pour étayer son dire (Livre I chap. 37) - j’ai bien évidemment choisi un passage se trouvant dans la tonalité de mon affaire :
« Et quelque gentille flamme qui échauffe le cœur des filles bien nées, encore les dépend on à force du col de leurs mères, pour les rendre à leur époux : quoi que dit ce bon compagnon :
‘Vénus est-elle odieuse aux nouvelles mariées,
Ou bien se moquent-elles de la joie de leurs parents
Par toutes ces fausses larmes abondamment versées,
Au seuil de la chambre nuptiale ?
Par les dieux ! Ces larmes ne sont que feintes !’»
[Catulle, LXVI, 15]
De Hooghe Romeyn - La matrone d'éphèse |
Mais revenons-en à l’histoire de cette matrone d’Ephèse et en particulier à la version qu’en donne Jean de La Fontaine.
Voici une jeune femme éplorée, veuve déchevelée veillant la dépouille de son époux en le sépulcre même ou on l’a placé. La vie n’a plus de saveur et elle est résolue à s’y laisser mourir : « Elle entre dans sa tombe, en ferme volonté / D'accompagner cette ombre aux enfers descendue ». Mais voici qu’un beau soldat intrigué par si grand tintamarre ne tarde pas à s’en venir à son chevet pour la détourner de ses intentions. Et tous deux d’être frappés par les traits de Cupidon : « Le dieu qui fait aimer prit son temps; il tira / Deux traits de son carquois; de l'un il entama / Le soldat jusqu'au vif ; l'autre effleura la dame / Jeune et belle elle avait sous ses pleurs de l'éclat ».
Qui pour leur jeter la pierre ? Mais l’histoire ne s’achève point ici et le malheureux époux trépassé trouvera bientôt un usage que je laisse découvrir.
A noter que ledit conte, pour ceux qu’une version papier agrée, se trouve dans un petit recueil publié chez Librio et préfacé par l’excellent Louis Van Delf (ce dernier fut également l’invité l’an passé des NCC durant toute la semaine consacrée aux moralistes ; les émissions sont toujours écoutables).
S'il est un conte usé, commun, et rebattu,
C'est celui qu'en ces vers j'accommode à ma guise.
"t pourquoi donc le choisis-tu ?
Qui t'engage à cette entreprise ?
N'a-t-elle point déjà produit assez d’écrits ?
Quelle grâce aura ta Matrone
Au prix de celle de Pétrone ?
Comment la rendras-tu nouvelle à nos esprits ?"
-Sans répondre aux censeurs, car c'est chose infinie,
Voyons si dans mes vers je l'aurai rajeunie.
Dans Ephèse il fut autrefois
Une dame en sagesse et vertus sans égale
Et selon la commune voix
Ayant su raffiner sur l'amour conjugale.
Il n’était bruit que d'elle et de sa chasteté:
On l’allait voir par rareté :
C’était l’honneur du sexe: heureuse sa patrie !
Chaque mère à sa bru l’alléguait pour patron;
Chaque époux la prônait à sa femme chérie
D’elle descendent ceux de la Prudoterie,
Antique et célèbre maison.
Son mari l'aimait d'amour folle.
Il mourut. De dire comment,
Ce serait un détail frivole
Il mourut, et son testament
N’était plein que de legs qui l'auraient consolée,
Si les biens réparaient la perte d'un mari
Amoureux autant que chéri.
Mainte veuve pourtant fait la déchevelée,
Qui n'abandonne pas le soin du demeurant ,
Et du bien qu'elle aura fait le compte en pleurant.
Celle-ci par ses cris mettait tout en alarme ;
Celle-ci faisait un vacarme,
Un bruit, et des regrets à percer tous les coeurs;
Bien qu'on sache qu'en ces malheurs
De quelque désespoir qu'une âme soit atteinte,
La douleur est toujours moins forte que la plainte,
Toujours un peu de faste entre parmi les pleurs.
Chacun fit son devoir de dire à l'affligée
Que tout a sa mesure, et que de tels regrets
Pourraient pécher par leur excès:
Chacun rendit par là sa douleur rengrégée .
Enfin ne voulant plus jouir de la clarté
Que son époux avait perdue,
Elle entre dans sa tombe, en ferme volonté
D'accompagner cette ombre aux enfers descendue.
Et voyez ce que peut l'excessive amitié;
(Ce mouvement aussi va jusqu’à la folie)
Une esclave en ce lieu la suivit par pitié,
Prête à mourir de compagnie.
Prête, je m'entends bien; c’est-à-dire en un mot
N'ayant examiné qu'à demi ce complot,
Et jusques à l'effet courageuse et hardie.
L'esclave avec la dame avait été nourrie.
Toutes deux s’entr’aimaient, et cette passion
Etait crue avec l’âge au cœur des deux femelles:
Le monde entier à peine eût fourni deux modèles
D'une telle inclination.
Comme l'esclave avait plus de sens que la dame,
Elle laissa passer les premiers mouvements,
Puis tâcha, mais en vain, de remettre cette âme
Dans l'ordinaire train des communs sentiments.
Aux consolations la veuve inaccessible
S'appliquait seulement à tout moyen possible
De suivre le défunt aux noirs et tristes lieux :
Le fer aurait été le plus court et le mieux,
Mais la dame voulait paître encore ses yeux
Du trésor qu'enfermait la bière,
Froide dépouille et pourtant chère.
C’était là le seul aliment
Qu'elle prît en ce monument.
La faim donc fut celle des portes
Qu’entre d'autres de tant de sortes,
Notre veuve choisit pour sortir d’ici-bas.
Un jour se passe, et deux sans autre nourriture
Que ses profonds soupirs, que ses fréquents hélas
Qu'un inutile et long murmure
Contre les dieux, le sort, et toute la nature.
Enfin sa douleur n'omit rien,
Si la douleur doit s’exprimer si bien.
Encore un autre mort faisait sa résidence
Non loin de ce tombeau, mais bien différemment
Car il n'avait pour monument
Que le dessous d'une potence.
Pour exemple aux voleurs on l'avait là laissé.
Un soldat bien récompensé
Le gardait avec vigilance.
Il était dit par ordonnance
Que si d'autres voleurs, un parent, un ami
L'enlevaient, le soldat nonchalant, endormi
Remplirait aussitôt sa place,
C'était trop de sévérité ;
Mais la publique utilité
Défendait que l'on fit au garde aucune grâce.
Pendant la nuit il vit aux fentes du tombeau
Briller quelque clarté, spectacle assez nouveau.
Curieux il y court, entend de loin la dame
Remplissant l'air de ses clameurs.
Il entre, est étonné, demande à cette femme,
Pourquoi ces cris, pourquoi ces pleurs,
Pourquoi cette triste musique,
Pourquoi cette maison noire et mélancolique.
Occupée à ses pleurs à peine elle entendit
Toutes ces demandes frivoles,
Le mort pour elle y répondit ;
Cet objet sans autres paroles
Disait assez par quel malheur
La dame s'enterrait ainsi toute vivante.
« Nous avons fait serment, ajouta la suivante,
De nous laisser mourir de faim et de douleur. »
Encor que le soldat fût mauvais orateur,
II leur fit concevoir ce que c'est que la vie.
La dame cette fois eut de l'attention;
Et déjà l'autre passion
Se trouvait un peu ralentie.
Le temps avait agi. « Si la foi du serment,
Poursuivit le soldat, vous défend l'aliment ,
Voyez-moi manger seulement,
Vous n'en mourrez pas moins. » Un tel tempérament
Ne déplut pas aux deux femelles :
Conclusion qu'il obtint d'elles
Une permission d'apporter son soupé :
Ce qu'il fit; et l'esclave eut le cœur fort tenté
De renoncer dès lors à la cruelle envie
De tenir au mort compagnie.
«Madame, ce dit-elle, un penser m'est venu:
Qu'importe à votre époux que vous cessiez de vivre ?
Croyez-vous que lui-même il fût homme à vous suivre
Si par votre trépas vous l'aviez prévenu?
Non Madame, il voudrait achever sa carrière.
La nôtre sera longue encor si nous voulons.
Se faut-il à vingt ans enfermer dans la bière ?
Nous aurons tout loisir d'habiter ces maisons.
On ne meurt que trop tôt; qui nous presse ? attendons ;
Quant à moi je voudrais ne mourir que ridée.
Voulez-vous emporter vos appas chez les morts ?
Que vous servira-t-il d'en être regardée ?
Tantôt en voyant les trésors
Dont le Ciel prit plaisir d'orner votre visage,
Je disais : hélas ! c'est dommage !
Nous-mêmes nous allons enterrer tout cela. »
A ce discours flatteur la dame s'éveilla
Le dieu qui fait aimer prit son temps; il tira
Deux traits de son carquois; de l'un il entama
Le soldat jusqu'au vif ; l'autre effleura la dame
Jeune et belle elle avait sous ses pleurs de l'éclat,
Et des gens de goût délicat
Auraient bien pu l'aimer, et même étant leur femme .
Le garde en fut épris: les pleurs et la pitié,
Sorte d'amour ayant ses charmes,
Tout y fit: une belle, alors qu'elle est en larmes
En est plus belle de moitié.
Voilà donc notre veuve écoutant la louange,
Poison qui de l'amour est le premier degré ;
La voilà qui trouve à son gré
Celui qui le lui donne. Il fait tant qu'elle mange;
Il fait tant que de plaire, et se rend en effet
Plus digne d'être aimé que le mort le mieux fait.
II fait tant enfin qu'elle change ;
Et toujours par degré, comme l'on peut penser :
De l'un à l'autre il fait cette femme passer
Je ne le trouve pas étrange :
Elle écoute un amant, elle en fait un mari
Le tout au nez du mort qu'elle avait tant chéri.
Pendant cet hyménée un voleur se hasarde
D'enlever le dépôt commis aux soins du garde
Il en entend le bruit; il y court à grands pas
Mais en vain, la chose était faite.
Il revient au tombeau conter son embarras
Ne sachant où trouver retraite.
L'esclave alors lui dit le voyant éperdu :
« L'on vous a pris votre pendu ?
Les lois ne vous feront, dites-vous, nulle grâce ?
Si Madame y consent j'y remédierai bien.
Mettons notre mort en la place,
Les passants n'y connaîtront rien. »
La dame y consentit. O volages femelles !
La femme est toujours femme ; il en est qui sont belles,
Il en est qui ne le sont pas.
S'il en était d'assez fidèles,
Elles auraient assez d'appas.
Prudes vous vous devez défier de vos forces.
Ne vous vantez de rien. Si votre intention
Est de résister aux amorces ,
La nôtre est bonne aussi ; mais l'exécution
Nous trompe également ; témoin cette Matrone.
Et n'en déplaise au bon Pétrone,
Ce n'était pas un fait tellement merveilleux
Qu'il en dût proposer l'exemple à nos neveux .
Cette veuve n'eut tort qu'au bruit qu'on lui vit faire,
Qu'au dessein de mourir, mal conçu, mal formé ;
Car de mettre au patibulaire
Le corps d'un mari tant aimé,
Ce n'était pas peut-être une si grande affaire.
Cela lui sauvait l'autre; et tout considéré,
Mieux vaut goujat debout qu'empereur enterré.
La matrone d ephese - Illustration d'Oudry |
Perrault, soucieux de la ‘bonne morale’ dira de cette fable « Je prétends même que mes Fables méritent mieux d'être racontées que la plupart des Contes anciens, et particulièrement celui de la Matrone d'Ephèse et celui de Psyché, si l'on les regarde du côté de la Morale, chose principale dans toute sorte de Fables, et pour laquelle elles doivent avoir été faites. Toute la moralité qu'on peut tirer de la Matrone d'Ephèse est que souvent les femmes qui semblent les plus vertueuses le sont le moins, et qu'ainsi il n'y en a presque point qui le soient véritablement.
Qui ne voit que cette Morale est très mauvaise, et qu'elle ne va qu'à corrompre les femmes par le mauvais exemple, et à leur faire croire qu'en manquant à leur devoir elles ne font que suivre la voie commune. » (Préface des Contes en vers, 1695)
Cette histoire connut d’autres postérités.
Et Saint-Evremond (1613 – 1703), d’en donner sa version (je ne saurais dire si elle ou non antérieure à celle de La Fontaine (publiée pour la première fois en 1682) :
« Il y avoit une Dame à Ephese en si grande réputation de chasteté, que les femmes mesme des Païs voisins venoient la voir par curiosité, comme une merveille. Cette Prude ayant perdu son Mary, ne se contenta pas, selon la coustume, d'assister au convoy toute eschevelée, et de se battre la poictrine devant le peuple; elle voulut suivre le deffunct jusqu'au monument, et après l'avoir mis dans un sepulchre à la maniere des Grecs, garder le corps, et pleurer nuict et jour auprès de luy; se desolant de la sorte, et resoluë de se laisser mourir de faim, les parens, les amis ne l'en sçeurent destourner; les Magistrats, rebuttez les derniers, l'abandonnerent, et une femme si illustre, pleurée de tous comme une personne morte, passoit desja le cinquiesme jour sans manger. Une suivante fidele et affectionnée estoit tousjours auprès de la miserable, qui mesloit ses larmes aux siennes, et renouvelloit la lumiere toutes les fois qu'elle venoit à s'esteindre. On ne parloit donc d'autre chose dans la Ville, et tout le monde demeurait d'accord, que c'estoit le premier exemple d’amour et de chasteté, qu'on eut jamais veu .
Matrone Ephèse de Moreau |
Il arriva qu'en ce mesme temps, le Gouverneur de la province fist attacher en croix quelques voleurs, tout proche de cette mesme cave, où la vertueuse Dame se desoloit sur le corps de son cher Espoux. La nuict suivante, comme un soldat qui gardoit les croix, de peur que les corps ne fussent enlevez, eut apperceu de la lumiere dans le monument, et entendu les plaintes d'une personne affligée, par un esprit de curiosité, commun à tous les hommes, il voulut sçavoir qui ce pouvoit estre, et ce qu'on y faisoit; il descend donc au sepulchre, et surpris à la veuë d'une fort belle femme, il demeure d'abord espouvanté, comme si ç'eut esté quelque phantosme; puis ayant veu un corps mort estendu devant ses yeux, considéré des larmes, un visage deschiré avec les ongles, et toutes les autres marques de désolation, s'imaginant à la fin, ce que c'estoit, qu'une pauvre affligée s'abandonnait aux regrets, et ne pouvoit souffrir sans désespoir la mort de celuy qu'elle avoit perdu, il apporte son petit soupper au monument, et commence à l'exhorter de ne perseverer pas d'avantage dans une douleur inutile, et des gemissemens superflus; que la sortie de ce monde estoit la mesme pour tous les hommes ; qu'il falloit aller tous en mesme lieu; et ces autres raisons, dont on a coustume de guerir les esprits les plus malades. Mais elle, irritée encore par une consolation si peu attendue, redouble son deüil, se deschire l'estomach avec plus de violence, et s'arrache les cheveux, qu'elle jette sur ce misérable corps. Le Soldat ne se rebutte point pour cela, et avec les mesmes exhortations il essaye de luy faire prendre quelque nourriture jusqu'à ce que la suivante, gaignée sans doute par l'odeur du vin autant que par son discours , tendit la main à celuy qui les invitoit si obligeamment; et comme elle eut repris quelque vigueur par le boire et le manger, vint à combattre elle-mesme l'opiniastreté de sa Maistresse. Et que vous servira cela, dit-elle, de vous laisser mourir de faim, de vous ensevelir toute vive, et rendre à la destinée une ame, qu'elle ne redemande pas encore ?
Pensez-vous que des Morts les insensibles cendres
Vous demandent des pleurs et des regrets si tendres ?
Quoy ! vous voulez ressusciter un mort contre l'ordre de la nature ? Croyez-moy, deffaites-vous d'une foiblesse, dont les seules femmes sont capables, et joüissez des avantages de la lumiere, tant qu'il vous sera permis. Ce corps que vous voyez devant vous, montre assez le prix de la vie, et vous avertit que vous devez mieux la mesnager. Personne n'escoute à regret quand on la presse de manger en de pareilles occasions, et on se laisse persuader aisément de vivre: ainsi cette femme, extenüée par une si longue abstinence, laissa vaincre son obstination, et se remplit de viande avec la mesme avidité que la suivante, qui s'estoit rendue auparavant. Au reste vous sçavez quelles tentations viennent d'ordinaire après le repas. Avec les mesmes armes qu'employa le soldat pour combattre son désespoir, avec les mesmes il attaque sa pudicité; et le jeune homme ne paroissoit à la prude ny desagreable, ny sans esprit; la suivante n'oubliant rien pour luy rendre de bons offices, et disant ensuite à sa Maistresse,
Songez, songez à vous, voyez vostre interest,
Et ne combattez pas un amour qui vous plaist.
Qui m'arreste davantage ? La bonne Dame eut la mesme abstinence en ce qui regarde cette partie de son corps; et le Soldat pleinement victorieux vint à bout de l'un et de l'autre. Ils demeurerent donc ensemble, non seulement la premiere nuict de leur jouissance, mais encore le lendemain et le jour d'après, les portes si bien fermées, que quiconque fût venu au monument, soit connu, soit inconnu, auroit crû sans doute que la plus honneste femme du monde avoit expiré sur le corps de son Mary.
Le soldat charmé de la beauté de sa Dame, et du secret de sa bonne fortune, achettoit tout ce que son peu de bien luy pouvoit permettre; et à peine la nuict estoit-elle venue, qu'il l'apportait dans le monument. Cependant les parens d'un de ces pendus, comme ils s'apperçeurent qu'il n'y avoit plus de garde, enleverent le corps une nuict, et luy rendirent les derniers devoirs. Mais le pauvre soldat, qui s'estoit laissé abuser, pour demeurer trop long-temps attaché à son plaisir, voyant le lendemain une de ces croix sans cadavre, alla trouver sa Maistresse dans la crainte du supplice, et luy conta tout ce qui estoit arrivé ; qu'au reste il estoit resolu de ne point attendre sa condamnation ; et que se faisant justice luy-mesme, il alloit punir sa négligence de sa propre main. Pour toute grace, qu'il la supplioit d'avoir soin de sa sépulture, et de luy preparer ce mesme tombeau, fatal à son espoux et à son galant. Cette femme aussi charitable que prude: Et aux Dieux ne plaise, dit-elle, que je voye en mesme temps les funerailles de deux personnes si cheres; j'ayme mieux pendre le mort que de faire perir le vivant. Selon ce beau discours, elle fait tirer le corps de la biere pour l'attacher à cette croix, où il n'y avoit plus rien. Le soldat profita du conseil ingénieux d'une femme si avisée; et le lendemain tout le peuple s'estonna de quelle maniere un homme mort avoit pû aller au gibet ».
Quelques autres liens :
Pour les relations -entre autre - de Perrault à La Fontaine, le texte de Charles Deulin, Les contes de ma mère l'Oye avant Perrault :
Sur la matrone d'Ephèse : http://fr.wikipedia.org/wiki/La_Matrone_d%27%C3%89ph%C3%A8se
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