Blogue Axel Evigiran

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La dispersion est, dit-on, l'ennemi des choses bien faites. Et quoi ? Dans ce monde de la spécialisation extrême, de l'utilitaire et du mesurable à outrance y aurait-il quelque mal à se perdre dans les labyrinthes de l'esprit dilettante ?


A la vérité, rien n’est plus savoureux que de muser parmi les sables du farniente, sans autre esprit que la propension au butinage, la légèreté sans objet prédéterminé.

Broutilles essentielles. Ratages propices aux heures languides...


2 nov. 2015

Fougeret de Monbron, Margot la ravaudeuse


Auteur par trop méconnu. Picard atrabilaire, cosmopolite et Citoyen du Monde on doit à Fougeretde Monbron l’idée que l’univers serait « … une espèce de livre, dont on n'a lu que la première page quand on n'a vu que son pays ».  Si, plus tard, Pessoa tout à rebours louera les voyages immobiles, abhorrant les déplacements, ferme dans la conviction que pour voyager il suffit d’exister[1], notons que notre arpenteur européen s’empressera quant à lui, lucide, d’ajouter aussitôt à son incipit fameux : «  J'en ai feuilleté un assez grand nombre, que j'ai trouvé également mauvaises »[2].

 Né sur les premières lisières du siècle des Lumières, outre son maître livre, Le Cosmopolite ou le Citoyen du Monde (1750), notre auteur, qui aura été de son propre aveu « chassé de Paris par l’ennui et la préoccupation », commettra lors de sa carrière une poignée de pamphlets plus ou moins passés à la postérité, assortis de quelques récits libertins. Parmi eux, Margot la ravaudeuse (1753), un roman de « filles » selon la terminologie employée par Patrick Wald Lasowski dans son excellent Amour au temps des libertins. Et si, pour parler métier, les ravaudeuses raccommodaient le linge, assises dans un baquet qui leur servait de boutique, et que le tonneau de Margot « était le rendez-vous de tous les laquais de la rue Saint-Antoine », les méandres de l’existence sont assez tortueux pour permettre l’inflexion d’une destinée. Cependant, chacun sait, « … il y a loin de la danseuse d’opéra richement entretenue à celles qui interpellent les passants dans les quartiers déshérités de Paris : les « raccrocheuses », qui vivent dans la misère, les « barboteuses », qui piétinent dans la boue, les « pierreuses », qu’on trouve près des carrières ou des bâtiments en construction »[3].

Mais revenons pour l’heure à notre turbulent homme de lettres qui, pour avoir un peu trop attiré " l'attention de la lieutenance générale de police chargée du contrôle de la librairie" , ira tâter en 1755 du confort de la Bastille.  Mais Fougeret de Monbron reste, selon l’expression du fauteur de la présentation de notre ouvrage, (ed Tchou, 1981), un bourru bienfaisant, un solitaire parmi la foule, observateur du monde comme il va :

 « On sera peut-être surpris qu’avec des sentiments si extraordinaires, je puisse demeurer dans le tumulte du monde ; mais il faut que l’on sache que je suis un Etre isolé au milieu des vivants ; que l’Univers est pour moi un spectacle continu, où je prends mes récréations gratis ; et que je regarde les humains comme des Bateleurs, qui me font quelquefois rire, quoique je ne les aime, ni ne les estime. D’ailleurs on ne saurait être éternellement livré à soi-même ; une peu de compagnie, bonne ou mauvaise, aide à passer le temps ».

Et s’il n’aime pas les hommes, il sait l’indulgence qu’il convient d’avoir pour soi-même :

 « C’est mon lot d’être sincère ; et mon ascendant, quoique je fasse, est de haïr les hommes à visage découvert. J’ai déclaré (…) que je les haïssais par instinct, sans les connaitre ; je déclare maintenant que je les abhorre parce que je les connais, et que je ne m’épargnerais pas moi-même, s’il n’était point de ma nature de me pardonner préférablement aux autres ».

Délicieux aveu !



Sur un plan littéraire, le roman « de filles », connait une vogue étonnante au milieu du XVIIIe siècle : « la fille du monde, prostituée, actrice, courtisane, y revendique son plaisir  et porte un regard lucide sur les hommes et la société »[4] . Aussi Margot tombe-t-elle à point, cela dès les premières pages, lorsque jeune fille, sous l’aiguillon de la chair, dans la promiscuité d’une pauvre maisonnée, elle écoute les ébats de ses parents.

« Un feu dévorant me consumait : j’étouffais ; j’étais hors de moi-même. J’aurai volontiers battu ma mère, tant je lui enviais les délices qu’elle goûtait. Que pouvais-je faire en pareille conjoncture, sinon de recourir à la récréation des solitaires ? Heureusement encore dans un besoin aussi pressant de n’avoir pas la crampe au bout des doigts ».

Mais l’expédient ne suffit bientôt plus et Margot de se trouver un bon ami pour la soulager. Ce petit arrangement fera long feu et sa mère, découvrant un jour l’affaire la flagellera si bien que sa fille s’enfuira de la maison pour se faire peu après  « arracher au danger de rester sur le pavé » par une charitable inconnue, à la vérité tenancière d’un établissement que l’on devine; Madame Florence, hôtesse « une des plus achalandée du métier ». Dès le lendemain de sauvetage, l’ancienne ravaudeuse, métamorphosée de la tête aux pieds, est présentée à un Président aux mœurs qui feront perdre à la belle son autre pucelage.

S’en suit un apprentissage de quatre mois ou notre héroïne pourra se vanter « d’avoir fait le tour complet dans la profession de fille du monde », capable désormais « de varier les plaisirs, et dans les pratiques de toutes les possibilités physiques en matière de paillardise » ; de se faire socratiser par des hommes en soutanes, ou de réveiller la vigueur d’un prélat usant à propos de son petit doigt .


La voici enfin prête à se mettre à son propre compte. Las les jalousies ne font pas attendre et notre infortunée se trouve condamnée sur dénonciation à la quarantaine à Bicêtre. Instants terribles, dont certaines ne sortent pas indemnes. Au Grand Siècle déjà, « la Savonnerie et Bicêtre sont les cinq bâtiments donnés par le roi pour enfermer les pauvres ». Dès lors, « l’Hôpital général devient le principal mode de mise à l’écart des prostituées jusqu’à la fin du XVIIIe siècle ». Mais Margot peut compter sur un protecteur fidèle en la personne de son Président initiateur. Ce dernier, une fois la belle sortie de l’ornière, la placera aussitôt sous l’aile d’un Mousquetaire Gris qui la vénère. Et notre aventurière des sens d’osciller de son bienfaiteur, un peu poussif, à deux jeunes substituts de belle vigueur. Mais il arrive à ce genre d’affaire de finir assez mal. En pleine débâcle, Margot ne devra son salut qu’en se réfugiant chez un Chanoine de saint Nicolas qui n’attend que cela, et qui la recevra « d’une façon toute chrétienne » l’introduisant « charitablement dans sa couche canoniale ».  Force est alors de constater :  « ce n’est pas sans raison que l’on exalte les talents de ces mangeurs de potage à l’eau bénite » Elle se souvient : « chaque partie de mon corps était pour lui un objet d’adoration, de culte et de sacrifice. Jamais Arétin ni Clinchtel avec tout leur savoir, ne furent capable d’inventer  la moitié des attitudes et des postures qu’il me fit tenir… »


Malheureusement, à peine le Chanoine place-t-il Margot chez une hôtesse sure que le prélat se fait rappeler à l’ordre par Dieu en personne, écrasé sous les ruines de sa propre église. L’histoire pourrait s’achever là. Il se trouve néanmoins que Madame Thomas, l’hôtesse au ventre terrible, est en accointance avec frère Alexis, créature libidineuse qui, ne pouvant  l’attaquer de ce côté-là la fait s’appuyer « des deux coudes sur le lit, le nez contre couverture, et présenter son immense postérieur à la discrétion du Frère », dont le « séraphique goupillon s’élance avec une vigueur inexprimable à travers le taillis épais qui ombrageait l’entre-deux du susdit fessier ». Margot se consolera naturellement de la perte de son protecteur en partageant les jeux de ces drôles.

Alexis la recommande bientôt  au Sieur Gr… M…, un grand homme sec aux ‘déplorable reliques difficile à ressusciter’ « qui tenait alors en sous-ferme les appas des filles du théâtre lyrique ». Mais Margot sait réveiller la machine assoupie qui bientôt vaincue « répandit un torrent de larmes dans l’excès de sa joie ». S’ensuit,  on s’en doute, son introduction auprès du directeur de l’Opéra. De quoi toucher aussitôt le cœur d’un grand financier, remplacé peu après par un baron, un glouton qui lui finira par lui lancer dans la bouche en guise d’épitaphe amoureuse les trois quart de son dîner… 

L’aventure est loin d’être achevée. Mais il serait dommage d’en trop révéler… Aussi finirai-je sur cette remarque de notre héroïne au sujet de Mr Platon : « un plaisant original avec sa façon d’aimer. Où en serait aujourd’hui le genre humain, s’interroge-t-elle, si l’on eut suivi les idées creuses de ce gâte-métier ? » De là à songer qu’il « y a grande apparence que la nature ne l’avait pas mieux partagé qu’Origène, ou qu’on lui avait fait quelque soustraction à l’instar de celle que l’on fit au doucereux amant d’Héloïse », il n’y a qu’un pas, allègrement franchi. Mais « au moins, ce qu’il y a de bien sûr, c’est que son maitre Socrate, qui avait les pièces sans lesquelles on n saurait être pape, ne lui a pas prêché cette métaphysique ».




[1] « Voyager  ? Pour voyager il suffit d’exister... Si j’imagine, je vois. Que fais-je de plus en voyageant ? Seule une extrême faiblesse de l’imagination peut justifier que l’on ait à se déplacer pour sentir... La vie est ce que nous en faisons. Les voyages, ce sont les voyageurs eux-mêmes. Ce que nous voyons n’est pas fait de ce que nous voyons, mais de ce que nous sommes. »
[2] Le Cosmopolite (1753)
[3] Patrick Wald Lasowski dans L’amour au temps des libertins, p 100
[4] Patrick Wald Lasowski dans L’amour au temps des libertins P206

6 commentaires:

  1. Bel article cher Axel, et bien illustré, comme toujours ! Le cosmopolite ou le citoyen du monde, ouvrage que j'avais découvert chez Mina (http://monsalonlitteraire.blogspot.com/) fait partie de ma liste de livres à lire...
    Belle journée :-)

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    1. Merci chère Christine.
      Je viens d’ajouter le site « mon Salon littéraire » dans ma liste de favoris. A en effleurer quelques pages je découvre un univers ! De belles lectures en perspective.
      Je me rend bientôt sur Lille, en la meilleure compagnie que je puisse rêver, pour écouter AVR ( enregistrement des Nouveaux chemins de la connaissance dans le cadre de Citéphilo).
      http://www.citephilo.org/manif/les-math%C3%A9matiques-et-l%E2%80%99exp%C3%A9rience

      Te souhaitant un excellent weekend

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    2. Je découvre à mon tour votre univers, Axel, grâce au lien laissé (merci Elly !), et y reviendrai. Les lecteurs de romans libertins sont assez rares pour que je les suive, et quelles belles pages picturales j'ai aperçues parmi les articles récents. Je note la visite de la maison de Gustave Moreau notamment.
      A bientôt, et merci pour le lien dans votre liste de blogs.

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    3. Chère Mina,

      Je vous remercie de votre passage et de ce commentaire bienveillant. Je fais moi-même de fort belles découvertes sur votre Salon littéraires (j’y suis arrivé par l’entremise de Christine). Tant de lectures appétissantes… J’en note un bon nombre dans mon petit carnet ‘à lire’, même si celui-ci déborde et que parfois les ouvrages dont vous parlez si bien ne sont pas toujours aisés à trouver (je pense par exemple à « Bons mots et phrases assassines ».)

      A bientôt
      Amicalement

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  2. Cher Axel,

    Merci pour ce billet qui me donne l'envie de lire Fougeret de Monbron que je ne connaissais pas. J'ai déjà mis dans mon coffret de citations précieuses celles que vous retranscrivez ici.

    Au Pays basque l'été indien fait du rab.

    À vous,

    Frédéric

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    1. Je suis ravi, cher Frédéric, d’avoir pu susciter l’envie de lire Fougeret de Monbron.
      De mon côté je prends beaucoup de plaisir à venir déambuler dans votre semainier, en attendant votre prochain livre.

      Ici le soleil et une chaleur inhabituelle pour la saison.

      Amicalement
      Axel

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