30 janv. 2016

Le rendez-vous des oiseaux d’Afrique - Le tisserin ne meurt pas de chagrin... Frédéric Schiffter

Tisserin Gendarme


« Le matin, on eût dit que tous les oiseaux d’Afrique se donnaient rendez-vous dans les feuillages et les frondaisons pour s’époumoner dans un récital assourdissant. Le soir, à leurs trilles, leurs chants, leur caquètements, se mêlaient les cris des paons ». 


16 janv. 2016

If I was your vampire… Du mythe au fantasme, ou De Dracula à Underworld (Des striges à Requiem)

Dans le cimetière de Budapest (photo par Axel)

J’aime ce romantisme noir ; ces histoires de sépulcres où le sang se mêle aux vapeurs méphitiques de candélabres faméliques… Ce suintement d’outre-tombe rampant dans les caveaux ; chuchotements désespérés et avides de ces ombres ténues qu’aucun fil ne retient plus à la vie…

Un voile tenu étiré au-dessus d’un marécage de pensées glauques. Un théâtre où se meuvent les passions les plus sourdes ; entre sexe et effroi, pour paraphraser le titre d’un essai commis, dans un tout autre contexte, par l’auteur des Ombres errantes.


Les vampires sont des prédateurs, certes. Mais si fragiles… Pourvus d’une éternité dont ils finissent de se lasser…

« Je ne suis rien. Dépourvu de vie. Dépourvu d’âme. Détesté et redouté. Je suis mort aux yeux du monde. Je suis ce monstre que les hommes de chair veulent tuer... », dira le plus célèbre entre eux.


Le vampire est ainsi une puissance vaine ; l’archétype du damné, cerné d’un manteau de ténèbres. Un nostalgique de la lumière qui, parfois, las de son existence prédatrice se dispose à l’ultime consumation pour pouvoir contempler de ses yeux, une dernière fois, l’aube poindre sur l’horizon.
Peut-on tuer qui est déjà mort ? C’est une bonne question. Ce qui est sûr, c’est qu’à l’immortel gorgé de sang il faudra boire la coupe jusqu’à la lie… Et tel semble bien être le destin de ces réprouvés que l’on envie et que l’on craint, qui nous répugnent et nous fascinent tout à la fois. Se nourrir de ses anciens congénères n’est pas anodin. Le cannibalisme, à quelques exceptions faites, est un acte rituel où l’on ingère la force, l’esprit de l’ennemi tué ou du défunt. Il en va de même des vampires. En suçant le sang, ils s’approprient l’âme de leurs victimes. Ils boivent leurs souvenirs. 

Le mot vampire apparait, et c’est là un paradoxe d’apparence, au Siècle des Lumières (vers 1725) à la suite d’affaires troubles relatant des cas d’apparition de buveurs de sang revenus des morts. Ainsi l’affaire Arnold Paole, soldat autrichien mort en 1727 dans le village de Medvegia en Serbie, consignée dans le rapport d’un chirurgien mandaté par sa gracieuse majesté Marie-Thérèse d’Autriche, intitulé Visum et Repertum. L’expert en question se nommait Johannes Flückinger. Il ne pouvait savoir que son texte, daté de 1732, largement diffusé en Europe, notamment en France et en Angleterre, serait la source et la caution de ce qui deviendrait, au-delà même de la vampirologie, une véritable fascination pour ces créatures sorties du cercueil de nos fantasmes. En voici la teneur :

« Ayant entendu dire à plusieurs reprises que dans le village de Medwegya, en Serbie, les soi-disant vampires faisaient mourir un grand nombre de personnes en leur suçant le sang, j'ai reçu l'ordre et la mission du commandement supérieur de sa Majesté de faire la lumière sur cette question et d'enquêter avec l'appui d'officiers et de deux Unterfeldscherer ; notre examen des faits se fit par-devant le capitaine de la compagnie des Heiduques, Gorschitz Heiduck Burjaktar, et les autres Heiduques les plus anciens de l'endroit. Ceux-ci, après qu'on les eut interrogés, déclarèrent unanimement qu'il y a environ cinq ans un Heiduque du pays, nommé Arnold Paole, se brisa le cou en tombant d'une charrette de foin ; ledit Arnold Paole aurait raconté à plusieurs reprises au cours des années précédentes avoir été victime d'un vampire près de Cassowa, dans la Perse Turque.

Le Cauchemar (Füssli, 1781)

 A) C'est pourquoi il aurait lui-même mangé de la terre dans la tombe d'un vampire, se serait frotté du sang de celui-ci afin (comme il est courant) de se libérer de son action maléfique. Pourtant, vingt ou trente jours après sa mort, des gens se plaignirent que le nommé Arnold Paole venait les tourmenter et qu'il avait fait mourir quatre personnes. Pour mettre fin à ce danger, le Heiduque conseilla aux habitants de déterrer le vampire, ce qui fut dit fut fait, quarante jours après la mort de celui-ci, et on le trouva en parfait état de conservation, les chairs non décomposées, les yeux injectés de sang frais qui lui sortait également par les oreilles et par le nez, salissant sa chemise et son linceul. Les ongles de ses mains et de ses pieds s'étaient détachées et d'autres repoussaient à leur place, d'où l'on conclut qu'il était un archi-vampire. Aussi, selon la coutume de là-bas, on lui enfonça un pieu à travers le cœur. Mais tant qu'on se livrait à cette action :

   B) Il poussa un grand cri et une forte quantité de sang jailli de son corps. On brûla celui-ci le jour même et les cendres furent jetées dans le tombeau. Mais les gens prétendent là-bas que tous ceux qui sont victimes d'un vampire en mourant le deviennent à leur tour. C'est pourquoi il fut décidé d'exécuter de la même manière les quatre corps cités ci-dessus. L'affaire ne s'arrêta pas là, car on était persuadé que ledit Arnold Paole avait attaqué non seulement des gens mais aussi du bétail. »

Peu avant le cas Arnold Paole, il y avait eu celui non moins singulier de Peter Plogojowitz, paysan serbe mort en 1725 à Kisilova (l’actuelle Hongrie) et qui, trois jours après son décès, reviendra hanter son propre fils avant de finir par le tuer. Mais ce n’était là que la première victime d’une étrange épidémie. En effet, peu après (10 semaines pour être précis) neuf villageois, aussi bien jeunes que vieux, moururent d'épuisement suite à une perte de sang excessive. Avant de trépasser, tous affirmèrent avoir reçu en rêve la sinistre visite du vieux Plogojowitz. Ce dernier se serait penché sur eux pour les mordre et boire leur sang.
Lorsque exhumé quelques temps plus tard le corps du paysan, on constata avec effroi que loin de s’être décomposé, il était revêtu d’une nouvelle peau, que ses ongles avaient été remplacés, et que de sa bouche sortait du sang frais. Il va s’en dire qu’on lui planta aussitôt un pieu dans le cœur. L’histoire raconte qu’au moment ou le piquet perçait la cage thoracique, le sang gicla de la bouche et des oreilles du cadavre, et qu’il eut une magnifique érection. Ceci fait, selon la coutume locale, in hoc casu, on réduisit le corps en cendre. 
S’inspirant en grande partie de ces témoignages, un abbé bénédictin du nom de Dom Augustin Calmet, commettra en 1751 une somme sur les vampires et le vampirisme appelée à circuler largement. Son titre en était : « Dissertation sur les revenants en corps, les excommuniés, les oupires ou vampires, brucolaques, etc. ».
C’est en s’adossant à cet ouvrage que le Dictionnaire de Trévoux (1771) donnera sa propre définition du vampire :


«  Vampire, Wampire, Oupire et Upire, n. et f. Les Vampires sont une sorte de revenants qu'on dit infester la Hongrie, la Moravie, la Bohême, etc. Ce sont des gens qui sont morts depuis longtemps et qui reparaissent, se font voir, marchent, parlent, sucent le sang des vivants, en sorte que ceux-ci s'exténuent à vue d'oeil, au lieu que les cadavres, comme des sangsues, se remplissent de sang en telle abondance qu'on le voit sortir par les conduits et même par les pores. Pour se délivrer des Vampires, on les exhume, on leur coupe la tête, on leur perce le cour, on les empale, on les brûle.  »

 
Munch - Vampire (1893)

Le vampire est ainsi la figure synthétique du revenant. Un archétype en quelque sorte, incarnant depuis la nuit des temps ces cauchemars venus nous hanter dès que la lumière du jour décline. Le froid, les ténèbres et la mort : tels sont les ingrédients de l’éternel recette...

Déjà, dans l’antiquité, cette peur viscérale de la mort faisait craindre, tant aux grecs qu’aux romains, le vol sinistre des striges, femelles hybrides démoniaques aux cris épouvantables ; ‘oiseaux de nuit’ qui s’en prenaient aux nouveau-nés pour leur sucer le sang ! Le pendant arabe de la stryge (du grec strigx) est la goule ; bête immonde se repaissant de la chair corrompue des cadavres. Tant d’autres créatures fantastiques hantèrent encore les nuits de nos ancêtres. Ainsi, parmi ces mangeurs d’âmes, les Lémures, âmes damnées en déshérence ; cohortes d’hommes et de femmes qui ne purent aspirer au repos éternel, pour cause de mort violente ou tragique, et qui s’en revenaient semer panique au chevet des mortels.

Il n’est pas de civilisation sans culte des morts. Bien sûr, avec l’hommage aux ancêtres et aux trépassés on cherche à les honorer. Mais aussi - et surtout - à s’en prémunir. Il y aurai beaucoup à dire à ce sujet. Mais ce n’est pas ici le lieu de tels développements.

Une folie, une épidémie de folie, comparable aux démences contagieuses qui atteignirent les peuples d’Europe au moyen âge, sévit en ce moment dans la province de  Sao Paulo. Les habitants éperdus quittent leurs maisons, désertent leurs villages, abandonnent leurs cultures, se disant poursuivis, possédés, gouvernés comme un bétail humain par des êtres invisibles bien que tangibles, des sortes de vampires qui se nourrissent de leur vie, pendant leur sommeil », lit effaré le malheureux héros du Horla. Et de ses rappeler alors le beau trois-mâts brésilien qui passa sous ses fenêtres quelques semaines auparavant, avant que son mal ne se déclare.

La littérature et la poésie regorgent ainsi des thèmes des revenants et vampires. Songeons, entre autres, à Baudelaire qui, animé de la flamme d’un érotisme noir, dans plusieurs de ces poèmes donnera corps à ces êtres tirés d’un sommeil éternel. Ainsi, Le revenant :
Site de Victoria Francès


Le revenant de Baudelaire (support de Victoria Francès)

Avant lui, Goethe s’était emparé déjà du sujet dans sa sépulcrale ode à l’amour, La fiancée de Corinthe (1797).

Venant d’Athènes, un jeune homme se rendit à Corinthe, où il était encore inconnu.

Il comptait sur l’aimable accueil de l’un de ses habitants ;

les deux pères étaient unis par les liens de l’hospitalité,

et avaient, depuis longtemps déjà,

fiancé l’un à l’autre

leur fils et leur fille.

Mais sera-t-il encore un hôte bienvenu

s’il n’achète chèrement cette faveur ?

Il est encore un païen, ainsi que les siens,

mais eux sont déjà chrétiens et baptisés.

Quand une nouvelle foi prend naissance,

souvent l’amour et la foi jurée

sont détruits comme une mauvaise herbe.

Déjà la maison tout entière était livrée au repos,

pères et filles ; seule la mère veille ;

elle reçoit l’hôte avec empressement ;

elle le conduit aussitôt dans la plus belle des chambres.

Prévenant ses désirs,

elle lui présente les vins et les mets les plus recherchés.

Ayant ainsi pris soin de lui, elle lui souhaite une bonne nuit.

Mais malgré le repas bien servi,

il n’éprouve aucune envie de manger ;

la fatigue lui fait délaisser mets et boisson,

et il se couche tout habillé sur son lit.

Et il est déjà presque endormi,

lorsqu’un hôte étrange

pénètre dans la chambre par la porte ouverte.

A la lueur de la lampe il voit s’avancer

dans la chambre une jeune fille silencieuse et pudique,

couverte d’un voile et de vêtements blancs,

le front ceint d’un ruban noir et or.

Dès qu’elle l’aperçoit,

elle s’étonne et s’effraie,

et lève sa blanche main.

“Suis-je donc, s’écrie-t-elle, si étrangère dans ma propre maison

que l’on ne m’ait point annoncé la présence d’un hôte ?

C’est ainsi, hélas ! que l’on me tient enfermée dans ma cellule,

et qu’ici, maintenant, je suis couverte de honte !

Mais continue à reposer

sur ta couche ;

je vais m’éloigner promptement, comme je suis venue.”

“Reste, belle jeune fille !” s’écrie le jeune homme

en quittant précipitamment son lit.

“Voici les dons de Cérès, voici ceux de Bacchus,

et voici, chère enfant, que tu apportes l’amour.

Tu es pâle de frayeur !

Viens, chère jeune fille, viens,

et goûtons ensemble aux joies des dieux !”



“Reste loin de moi, jeune homme, arrête !

Je ne suis pas vouée à la joie.

Le dernier pas, hélas ! a été fait

par ma mère chérie ; égarée par la maladie,

elle fit, en guérissant, le serment

que ma jeunesse et mon corps

seraient consacrés désormais au service du ciel.

“Et le brillant cortège des anciens dieux

a quitté aussitôt la maison devenue silencieuse.

On n’adore plus maintenant qu’un seul Dieu

invisible dans le ciel, qu’un Sauveur sur la croix ;

l’on n’offre ici en sacrifice,

ni brebis ni taureaux,

mais des victimes humaines en nombre infini !”

“Et il la questionne, et il pèse tout ses paroles,

dont aucune n’échappe à son esprit.

“Est-il possible que, dans cette chambre silencieuse,

ce soit ma fiancée bien-aimée qui se tient là devant moi ?

Sois donc à moi !

Les serment de nos pères

nous ont déjà valu la bénédiction du Ciel !”

“Ce n’est pas moi qui te suis destinée, bon jeune homme !

C’est ma sœur plus jeune qui t’est réservée.

Lorsque dans ma cellule silencieuse, je serais livrée à mes tourments,

ah ! pense à moi dans ses bras,

à moi qui ne pense qu’à toi,

qui me consume d’amour,

et qui, bientôt, irai me cacher sous la terre !”

“Non, je le jure par cette flamme

qu’Hymen, dès maintenant, fait briller pour nous,

tu n’es perdue ni pour la joie ni pour moi,

et tu m’accompagneras dans la maison de mon père.

Bien-aimée, reste ici !

Célèbre à l’instant même avec moi,

bien qu’inattendu, notre festin nuptial !”

Et déjà ils échangent les gages de la fidélité :

elle lui tend une chaîne d’or,

et il veut lui offrir une coupe

d’argent, d’un art incomparable.

“Cette coupe n’est pas pour moi ;

mais je t’en prie,

donne-moi une boucle de tes cheveux !”

A ce moment sonna l’heure lugubre des esprits,

et alors seulement, la jeune fille parut être à son aise.

Avidement, de ses lèvres pâles, elle but

le vin, d’un rouge sombre comme le sang.

Mais du pain de froment qu’il lui offrit aimablement,

elle ne prit pas la plus petite miette.

Et elle tend la coupe au jeune homme,

qui, comme elle, la vide d’un seul trait, goulûment.

Et pendant ce repas silencieux il lui demande son amour.

son pauvre cœur, hélas ! était malade d’amour.

Mais elle résiste

à toutes ses supplications,

jusqu’à ce qu’il tombe en pleurant sur le lit.

Et elle vient et s’étend près de lui.

“Ah ! comme je souffre de te voir ainsi tourmenté !

Mais, hélas ! si tu touches à mes membres,

tu sentiras en frissonnant ce que je t’ai caché.

Blanche comme la neige,

mais froide comme la glace

est l’amante que tu as choisie !”


Il la saisit avec ardeur dans ses jeunes bras vigoureux,

emporté par la force de son jeune amour.

“Espère cependant te réchauffer encore près de moi,

même si c’est le tombeau qui t’a envoyée vers moi.

Mêlons nos souffles, échangeons nos baisers !

Que notre amour déborde !

Ne brûles-tu pas en sentant la flamme qui me dévore ?”

L’amour les unit plus fortement encore :

des larmes se mêlent à leurs transports.

Avidement elle aspire le feu de ses lèvres,

et chacun ne se sent vivre que dans l’autre.

A la fureur d’amour du jeune homme

le sang figé de la jeune fille se réchauffe,

mais dans sa poitrine le cœur ne bat pas.

Cependant la mère, attardée aux soins du ménage,

passe encore, d’un pas glissant, dans le couloir, devant la chambre,

écoute à la porte, écoute longtemps

ces sons étranges :

accents plaintifs et voluptueux

d’un fiancé et de sa fiancée,

balbutiements insensés de l’amour.

Elle reste debout, immobile, à la porte,

car elle veut avant tout se convaincre,

et elle entend avec colère les serments d’amour les plus solennels,

des paroles d’amour et de caresse :

“Silence ! le coq se réveille !

- Mais la nuit prochaine

tu viendras de nouveau ?” Et baisers sur baisers.

La mère ne peut contenir plus longtemps son

courroux, ouvre rapidement la serrure bien connue.

“Y a-t-il donc dans cette maison des filles perdues

capable de se donner ainsi aussitôt à l’étranger ?”

Elle ouvre la porte, entre,

et, à la lumière de la lampe,

aperçoit, ô Ciel, sa propre fille.

Et le jeune homme, dans le premier moment

d’effroi, veut couvrir la jeune fille avec son voile,

cacher la bien-aimée avec le tapis.

Mais elle se débat et se dégage aussitôt.

sa haute stature

se redresse lentement dans le lit.

“Mère, mère !” dit-elle d’une voix sépulcrale,

“Vous me reprochez donc cette nuit si belle ?

Vous me chassez de cette chaude couche ?

Ne me suis-je donc réveillée que pour me livrer au désespoir ?

Ne vous suffit-il donc pas

de m’avoir de bonne heure ensevelie dans un suaire

et mise au tombeau ?

“Mais une loi qui m’est propre me pousse

hors de la tombe étroite au lourd manteau de la terre.

Les chants psalmodiés par vos prêtre

et leur bénédiction n’ont aucun effet.

L’eau et le sel ne peuvent

éteindre l’ardeur de la jeunesse,

et la terre, hélas ! ne refroidi pas l’amour.

“Ce jeune homme me fut promis jadis,

alors qu’était encore debout le temple de l’aimable Vénus.

Mère, et vous avez violé votre promesse

en vous liant par un vœu barbare et sans valeur.

Car nul Dieu n’exauce

une mère qui jure

de refuser la main de sa fille.

“Une force me chasse hors du tombeau

pour chercher encore les biens dont je suis sevrée,

pour aimer encore l’époux déjà perdu,

et pour aspirer le sang de son cœur.

Et quand celui-ci sera mort,

je devrai me mettre à la recherche d’autres,

et mes jeunes amants seront victimes de mon désir furieux.

“Beau jeune homme, tes jours sont comptés.

Tu vas maintenant mourir de langueur en ce lieu.

Je t’ai donné mon collier ;

j’emporte avec moi ta boucle de cheveux.

Regarde-la bien !

Demain tes cheveux seront gris ;

dans la tombe seulement ils redeviendront noirs.

“Écoute maintenant, mère, ma dernière prière ;

Fais dresser un bûcher.

Ouvre l’étroit tombeau où j’étouffe,

et rends au repos les amants en les livrant aux flammes.

Quand l’étincelle jaillira,

quand les cendres seront ardentes,

nous nous envoleront vers les anciens dieux !”




En matière de vampires, sans conteste le genre romanesque est dominé par la figure emblématique du comte Dracula, dont le nom fut tiré d’un personnage historique de sinistre réputation, un prince roumain ayant vécu au XVe siècle, Vlad III Basarab, dit Tepes « l'Empaleur ». Quant au vocable "Dracul", issu du latin "draco" signifiant "dragon", ce sera le surnom qu’adoptera Vlad « l'Empaleur », en relation à son père qui avait fait partie de l’ordre éponyme, une institution crée en 1408, basée sur le modèle de l'Ordre de Saint Georges.
Je ne m’étendrai pas sur les horreurs commises par ledit personnage - elles ont déjà fait couler beaucoup d’encre – et noterai juste que "dracul" a un second sens, "le Diable"…


Bram Stoker - Dracula
Il n’est pas anodin de relever, passant, que le chef-d’œuvre de Bram Stoker (1897) vit le jour aux encoignures pourrissantes du puritanisme victorien. Et si tout le monde connaît, ne serait-ce qu’au travers d’adaptations cinématographiques plus ou moins réussies, l’histoire du célèbre Dracula, au final assez peu ce me semble ont lus ce roman, dont l’essentiel est constitué d’extraits de journaux, de carnets et d’échanges épistolaires.
En bref, et sans dévoiler l’intrigue, c’est l’histoire de Jonathan Harker, anglais fiancé à une certaine Mina Murray, fort jolie femme. Il est clerc de notaire et envoyé par son employeur en Transylvanie chez un comte, dont le château se trouvé perché au cœur des Carpates, pour y conclure la vente d’une propriété que ce dernier veut acquérir en Angleterre.


Dans la première partie du journal de Jonathan Harker, qui fut publié en dehors de l’édition originale, le décors est planté de saisissante manière. Profitant d’un jour de repos dans le périple devant le conduire chez son client, il part en excursion aux environs de Munich. C’est la veille de la nuit de Walpurgis. Survient une affreuse tempête. Perdu Jonathan échoue la nuit venue dans un vieux cimetière dominé par un grand tombeau de marbre, blanc comme neige, notera-t-il. Sur la porte du mausolée figure cette inscription en allemand : « Comtesse Dolingen de Gratz. Styrie. Elle a cherché et trouvé la mort. 1801 ». Après avoir remarqué, fiché dans le marbre au dessus du tombeau, un long pieu de fer, il revient de l’autre côté du mausolée et relève une seconde inscription, gravée en russe cette fois : « Les morts vont vite ».

Ce qui suivra, je le laisse découvrir.




Mais devant l’ampleur que prend ce billet, aussi bien qu’à la vue du soleil qui transperce à présent les nuages - il est 15h en ce samedi -, s’impose l’idée de briser là mon élan pour m’en aller jouir de ma sieste hebdomadaire sous un pommier.
 
Les femmes de Dracula de Françis Ford Coppola (1992)

Je parlerai, peut-être, une prochaine fois de la place du vampire dans les jeux de rôle médiévaux fantastiques, ou encore de certaines BD ayant adapté cet univers sombre où évoluent suceurs de sang et autres rejetons de mausolées. Parmi mes préférés, en bref : « Je suis un vampire », de Trillo & Risso, contant l’histoire d’un enfant devenu immortel, né à l’époque des pharaons, et que poursuit de sa haine éternelle sa sœur aînée. « La chronique des immortels », scénarisée par Benjamin Von Eckartsberg et mise en image par Thomas von Kummant, est quant à elle l’adaptation du roman éponyme de Wolfgang Hohblein. Je n’oublie pas la série « Rapaces », commise par Marini et Dufaux, ni l’incontournable « Requiem », le fameux chevalier vampire imaginé par Mills et Ledroit, dont les premiers tomes valent détour (l’abus du filon a rendu les derniers volets insipides, sinon dispensables).

Requiem (Mills & Ledroit)

Possible encore que j’aborde la sombre figure du vampire au travers du mouvement gothique. Que je dise un mot de ces groupes ayant flirtés, tant dans certains de leurs textes qu’au fil d’âpres mélodies, avec les noirceurs vampiriques. Marilyn Manson, évidemment, mais bien d’autres moins connus. Ainsi Inkubus Sukkubus et sa chanteuse au charme trouble, Candia McKormack, et dont l’un des album se nomme « Vampyre Erotica » (1997). Sinon Umbra & Imago.

Entretien avec un vampire
Peut-être, enfin, parlerai-je de la figure du vampire au cinéma.


Avec, par exemple, Underworld, titre donné à une série de films dont j’ai revu hier, emporté par mon élan, le premier opus, trouvé en version intégrale sur Youtube. Les suceurs de sang y sont en guerre avec les Lycans, autres figures mythiques de notre imaginaire. Et, malgré les grosses ficelles du blockbuster américain, s’y trouvent des ingrédients propices à méditations philosophiques : une race de maître, une race d’esclave, ségrégation, amours interdits, violence et sexe.



Avec, aussi, Entretien avec un vampire, adaptation tirée de l’un des premiers - et des meilleurs - livres d’Anne Rice (1976). Deux mots de l’histoire : Louis de la pointe du lac, jeune gentilhomme du XVIIIe siècle dont la propriété se situe dans les environs de la Nouvelle-Orléans, est  las de la vie lorsqu’il croise le chemin de Lestat de Lioncourt. Ce dernier lui offre l’immortalité, ce cadeau empoisonné.


Mais le soleil s’épuise…
Il est temps de refermer mon écran… Demain je mettrai en ligne… Enfin, enfin. Ce soir, demain, peut-être.


Underworld
Aller, pour finir, Voltaire et son Dictionnaire philosophique (1760). Sur l’entrée Vampire.

 
Franz Von Stuck - Le péché (1893)
Quoi ! C’est dans notre XVIIe siècle qu’il y a eu des vampires! c’est après le règne des Locke, des Shaftesbury, des Trenchard, des Collins; c’est sous le règne des d’Alembert, des Diderot, des Saint-Lambert, des Duclos, qu’on a cru aux vampires, et que le R. P. dom Augustin Calmet, prêtre bénédictin de la congrégation de Saint-Vannes et de Saint-Hidulphe, abbé de Sénones, abbaye de cent mille livres de rentes, voisine de deux autres abbayes du même revenu, a imprimé et réimprimé l’histoire des vampires avec l’approbation de la Sorbonne, signée Marcilli!
        Ces vampires étaient des morts qui sortaient la nuit de leurs cimetières pour venir sucer le sang des vivants, soit à la gorge ou au ventre, après quoi ils allaient se remettre dans leurs fosses. Les vivants sucés maigrissaient, palissaient, tombaient en consomption; et les morts suceurs engraissaient, prenaient des couleurs vermeilles, étaient tout a fait appétissants. C’était en Pologne, en Hongrie, en Silésie, en Moravie, en Autriche, en Lorraine, que les morts faisaient cette bonne chère. On n’entendait point parler de vampires à Londres, ni même à Paris. J’avoue que dans ces deux villes il y eut des agioteurs, des traitants, des gens d’affaires, qui sucèrent en plein jour le sang du peuple; mais ils n’étaient point morts, quoique corrompus. Ces suceurs véritables ne demeuraient pas dans des cimetières, mais dans des palais fort agréables.
        Qui croirait que la mode des vampires nous vint de la Grèce? Ce n’est pas de la Grèce d’Alexandre, d’Aristote, de Platon, d’Épicure, de Démosthène, mais de la Grèce chrétienne, malheureusement schismatique.
        Depuis longtemps les chrétiens du rite grec s’imaginent que les corps des chrétiens du rite latin, enterrés en Grèce, ne pourrissent point, parce qu’ils sont excommuniés. C’est précisément le contraire de nous autres chrétiens du rite latin. Nous croyons que les corps qui ne se corrompent point sont marqués du sceau de la béatitude éternelle. Et dès qu’on a payé cent mille écus à Rome pour leur faire donner un brevet de saints, nous les adorons de l’adoration de Dulie.
        Les Grecs sont persuadés que ces morts sont sorciers; ils les appellent broucolacas ou vroucolacas, selon qu’ils prononcent la seconde lettre de l’alphabet. Ces morts grecs vont dans les maisons sucer le sang des petits enfants, manger le souper des pères et mères, boire leur vin, et casser tous les meubles. On ne peut les mettre à la raison qu’en les brûlant, quand on les attrape. Mais il faut avoir la précaution de ne les mettre au feu qu’après leur avoir arraché le coeur, que l’on brûle à part.
        Le célèbre Tournefort, envoyé dans le Levant par Louis XIV, ainsi que tant d’autres virtuoses, fut témoin de tous les tours attribués à un de ces broucolacas, et de cette cérémonie. Après la médisance, rien ne se communique plus promptement que la superstition, le fanatisme, le sortilège et les contes des revenants. Il y eut des broucolacas en Valachie, en Moldavie, et bientôt chez les Polonais, lesquels sont du rite romain. Cette superstition leur manquait; elle alla dans tout l’orient de l’Allemagne. On n’entendit plus parler que de vampires depuis 1730 jusqu’en 1735: on les guetta, on leur arracha le cœur, et on les brilla: ils ressemblaient aux anciens martyrs; plus on en brûlait, plus il s’en trouvait.
        Calmet enfin devint leur historiographe, et traita les vampires comme il avait traité l’ancien et le nouveau Testament, en rapportant fidèlement tout ce qui avait été dit avant lui.
        C’est une chose, à mon gré, très curieuse, que les procès-verbaux faits juridiquement concernant tous les morts qui étaient sortis de leurs tombeaux pour venir sucer les petits garçons et les petites filles de leur voisinage. Calmet rapporte qu’en Hongrie deux officiers délégués par l’empereur Charles VI, assistés du bailli et du bourreau, allèrent faire enquête d’un vampire, mort depuis six semaines, qui suçait tout le voisinage. On le trouva dans sa bière, frais, gaillard, les yeux ouverts, et demandant à manger. Le bailli rendit sa sentence. Le bourreau arracha le coeur au vampire, et le brûla; après quoi le vampire ne mangea plus.
        Qu’on ose douter après cela des morts ressuscités, dont nos anciennes légendes sont remplies, et de tous les miracles rapportés par Bollandus et par le sincère et révérend dom Ruinart!
        Vous trouvez des histoires de vampires jusque dans les Lettres juives de ce d’Argens, que les jésuites auteurs du Journal de Trévoux, ont accusé de ne rien croire. Il faut voir comme ils triomphèrent de l’histoire du vampire de Hongrie; comme ils remerciaient Dieu et la Vierge d’avoir enfin converti ce pauvre d’Argens, chambellan d’un roi qui ne croyait point aux vampires.
        " Voilà donc, disaient-ils, ce fameux incrédule qui a osé jeter des doutes sur l’apparition de l’ange à la sainte Vierge, sur l’étoile qui conduisit les mages, sur la guérison des possédés, sur la submersion de deux mille cochons dans un lac, sur une éclipse de soleil en pleine lune, sur la résurrection des morts qui se promenèrent dans Jérusalem: son cœur s’est amolli, son esprit s’est éclairé; il croit aux vampires! "
        Il ne fut plus question alors que d’examiner si tous ces
morts étaient ressuscités par leur propre vertu, ou par la puissance de Dieu, ou par celle du diable. Plusieurs grands théologiens de Lorraine, de Moravie et de Hongrie, étalèrent leurs opinions et leur science. On rapporta tout ce que saint Augustin, saint Ambroise, et tant d’autres saint, avaient dit de plus inintelligible sur les vivants et sur les morts. On rapporta tous les miracles de saint Étienne qu’on trouve au septième livre des œuvres de saint Augustin; voici un des plus curieux. Un jeune homme fut écrasé, dans la ville d’Aubzal en Afrique, sous les ruines d’une muraille; la veuve alla sur-le-champ invoquer saint Étienne, à qui elle était très dévote: saint Étienne le ressuscita. On lui demanda ce qu’il avait vu dans l’autre monde. " Messieurs, dit-il, quand mon âme eut quitté mon corps, elle rencontra une infinité d’âmes qui lui faisaient plus de questions sur ce monde-ci que vous ne m’en faites sur l’autre. J’allais je ne sais où, lorsque j’ai rencontré saint Étienne qui m’a dit: " Rendez ce que vous avez reçu. " Je lui ai répondu: " Que voulez-vous que je vous rende? vous ne m’avez jamais rien donné. " Il m’a répété trois fois: " Rendez ce que vous avez reçu. " Alors j’ai compris qu’il voulait parler du Credo. Je lui ai récité mon Credo, et soudain il m’a ressuscité. "
        On cita surtout les histoires rapportées par Sulpice Sévère dans la vie de saint Martin. On prouva que saint Martin avait, entre autres, ressuscité un damné. 
        Mais toutes ces histoires, quelque vraies qu’elles puissent être, n’avaient rien de commun avec les vampires qui allaient sucer le sang de leurs voisins, et venaient ensuite se placer dans leurs bières. On chercha si on ne trouverait pas dans l’ancien Testament ou dans la mythologie quelque vampire qu’on pût donner pour exemple; on n’en trouva point. Mais il fut prouvé que les morts buvaient et mangeaient, puisque chez tant de nations anciennes on mettait des vivres sur leurs tombeaux.
        La difficulté était de savoir si c’était l’âme ou le corps du mort qui mangeait. Il fut décidé que c’était l’un et l’autre. Les mets délicats et peu substantiels, comme les meringues, la crème fouettée, et les fruits fondants, étaient pour l’âme; les roast-beefs étaient pour le corps.
        Les rois de Prusse furent, dit-on, les premiers qui se firent servir à manger après leur mort. Presque tous les rois d’aujourd’hui les imitent; mais ce sont les moines qui mangent leur dîner et leur souper, et qui boivent le vin. Ainsi les rois ne sont pas, à proprement parler, des vampires. Les vrais vampires sont les moines qui mangent aux dépens des rois et des peuples.
        Il est bien vrai que saint Stanislas, qui avait acheté une terre considérable d’un gentilhomme polonais, et qui ne l’avait point payée, étant poursuivi devant le roi Boleslas par les héritiers, ressuscita le gentilhomme; mais ce fut uniquement pour se faire donner quittance. Et il n’est point dit qu’il ait donné seulement un pot de vin au vendeur, lequel s’en retourna dans l’autre monde sans avoir ni bu ni mangé.
        On agite souvent la grande question si l’on peut absoudre un vampire qui est mort excommunié. Cela va plus au fait.
        Je ne suis pas assez profond dans la théologie pour dire mon avis sur cet article; mais je serais volontiers pour l’absolution, parce que dans toutes les affaires douteuses il faut toujours prendre le parti le plus doux : Odia restringenda, favores ampliandi.
Le résultat de tout ceci est qu’une grande partie de l’Europe a été infestée de vampires pendant cinq ou six ans, et qu’il n’y en a plus; que nous avons eu des convulsionnaires en France pendant plus de vingt ans, et qu’il n’y en a plus; que nous avons eu des possédés pendant dix-sept cents ans, et qu’il n’y en a plus; qu’on a toujours ressuscité des morts depuis Hippolyte, et qu’on n’en ressuscite plus; que nous avons eu des jésuites en Espagne, en Portugal, en France, dans les Deux-Siciles, et que nous n’en avons plus.