« Je voudrai revenir sur la liaison entre technique et l’idéologie… Nous sommes au cœur d’un problème très actuel. Beaucoup de gens imaginent que les idéologies c’est fini, que depuis la chute du bloc soviétique tout le monde est d’accord sur le fonctionnement mondial, et qu’il n’y a plus que des problèmes techniques. Je pense que c’est grave. Je le vois, pour donner un exemple, en ce qui concerne une partie particulière de la biodiversité qui est celle des semences. On peut dire et bien voilà, un certain nombre de gens ont une vision idéologique de la façon dont doit être gérée cette chose-là, c’est que quelques entreprises possèdent toutes les semences de la planète, qui sont brevetés – c’est ce qui est en train de se faire, grâce à toute une série de processus – on a commencé par les OGM, mais maintenant on est en train de faire mieux… ça veut dire qu’il n’y a quasiment plus de diversité dans les champs, parce que chacune de ces entreprises arrive à couvrir d’immenses surfaces avec la même variété. Mais ne vous inquiétez pas, tous les grands altruistes du monde, à commencer par Mr Bill Gates, premier actionnaire de Monsanto, ont en place un système, un très grand frigo en Norvège dans lequel les gènes des plantes sont gardées pour le jour où il y aura un problème…. Pourquoi c’est grave ? parce qu’on sait bien que si on homogénéise considérablement les cultures, elles vont devenir extrêmement sensibles à toute une série de problèmes. Or on est en train de parler de changement climatique, de changement démographique ; il est clair que tous ces changements vont créer de nouveaux problèmes pour l’agriculture. Des problèmes de climats qu’on imagine bien. Mais dès qu’on change le climat on change plein de choses sur le plan de la biodiversité, en particulier quels animaux vont venir vous manger vos cultures ou vont venir vous piquer. On est là à s’inquiéter des moustiques tigres en France, eh bien oui et il va y avoir de nouvelles maladies sur les cultures. Si ces cultures sont terriblement homogènes on risque d’immenses catastrophes mondiales au niveau agricole. Et là sur la démographie, les projections actuelles se retrouveront peut-être totalement fausses car on va réussir à fabriquer des famines…
Donc oui c’est grave. Et oui garder les gènes au frigo et ce dire qu’à chaque fois qu’il y aura un problème on ira fabriquer de la biologie synthétique pour ressusciter des graines mortes et trouver le gène qui permet de résister à ce problème-là, faire des OGM pour transformer les plantes : voilà une vision idéologique de l’agriculture du futur. Une autre c’est de dire qu’il faut arrêter cette homogénéisation, remettre en œuvre des systèmes participatifs avec des paysans qui refabriquent de la diversité dans les champs en permanence, et les épidémies s’arrêteront d’elles-mêmes et les populations pourront s’adapter. Cela va tout à fait contre un certain nombre de lobby qui évidemment contrôlent le système agricole. Et les gens qui croient qu’ils font de la pure technique quand ils cherchent comment résoudre un problème chez une plante, en transférant un gène d’une bactérie à une plante, ne se rendent souvent pas compte à quel point la technologie qu’ils sont en train de développer correspond à une vision idéologique précise de l’agriculture.
Il faut absolument revenir sur cette idée : une technologie ce n’est jamais neutre sur le plan idéologique ».
Alors que la saison 6 de la série télévisée,
adaptée de la saga de George R.R Martin, vient de prendre fin sur les
péripéties que l’on sait, j’avais envie d’évoquer un excellent livre sorti ce
printemps, et lu au fil des épisodes, et qui aborde Games of Thrones d’un point
de vue philosophique – et il y a de quoi dire !
Le genre commence à se développer, pour notre plus
grand bonheur. On se souviendra chez Ellipses de l’ouvrage collectif « Matrix, machines philosophique », sorti
en 2003, et plus récemment, par Natalie Depraz
d’« Avatar, une expérience
philosophique ». Dans cette
veine, Philosophie magazine ne fut pas en reste, avec en particulier la joute
entre Sandra Laugier et Frédéric Schiffter autour du thème « L’art rend-t-il donc moralement meilleur ? »
(2013) ; chacun des philosophes évoquant à l’appui de son argumentation
une série télévisé. « How I met your
mother », pour l’une, « Dexter
pour l’autre ». Dans Les
nouveaux chemins de la connaissance, on aime pareillement s’adosser parfois
à des films ou des séries pour développer une problématique philosophique.
Ainsi poser la question de la légitimité ou non d’envoyer à une mort quasi
certaine un groupe d’hommes pour tenter d’en sauver un seul, en prenant le cas
du Soldat Ryan. On songera aussi à une semaine qui fut consacrée toute entière à des séries télévisées, dont Breaking Bad : « Walter White est-il méchant ? Ou a-t-il raison de
"cuisiner" de la méthamphétamine pour que sa famille soit protégée du
besoin ? Ce n'est pas en théorie qu'il faut répondre, c'est à travers ses
actions. »
Jamie Lanister vs Ned Stark
Revenons
à Games of Thrones. « A bien
des égards, nous dit Marianne Chaillan, Games
of Thrones apparait comme un laboratoire de philosophie morale et politique
appliquée ». C’est aussi mon avis. Et de proposer « un voyage philosophique au Royaume des sept
couronnes », un périple audacieux, non sans dangers, mais je dois dire
assez jouissif.
Le livre est découpé en trois grandes parties, la première
étant consacrée à la doctrine de la vertu. La seconde nous conduira en deçà et au-delà
du Mur, lieux de méditations métaphysiques. Enfin, le dernier volet – on ne
pouvait y couper – tournera autour de l’art de la guerre.
Dans le cadre de ce billet, je ne développerai que
le premier tiers, en espérant inciter à la lecture complète de l’ouvrage – qui,
mieux que certains manuels, ferait je crois le bonheur des élèves de classes
terminales. Mais le livre s’adresse à tous : aux passionnés de GoT comme
aux dilettantes, aux honnêtes hommes et à tous ceux ou celles animés d’une
curiosité philosophique mise à l’épreuve du réel.
La doctrine de la vertu
Dans Games of Thrones se distingue deux grandes
maisons de la philosophie morale. La Maison Déontologisme et la Maison
Conséquentialisme. Si la seconde est représentée par les Lannister, la première
est évidemment symbolisée par la Maison Stark, mise au service de Lord Emmanuel Kant !
Commençons
par la Maison Stark
Pour illustrer son propos Marianne Chaillan prend
pour exemple le premier dilemme moral de Ned Stark dans la série, lorsque le
roi Robert Barathéon vient le chercher à Winterfell pour lui demander de
devenir Main du Roi. « Pourquoi
est-ce un dilemme moral ? Parce que deux devoirs s’affrontent alors en
lui : rester auprès de sa famille et de son peuple pour assurer leur
protection d’une part ; répondre à l’appel à l’aide d’un ami menacé dans
sa vie même – ami qui se trouve, en outre, être le Roi, d’autre part ».
« Lorsqu’il
prend sa décision, Ned dit à Catelyn : ‘je n’ai pas le choix’. Elle lui
rétorque alors que c’est ce que disent les hommes d’honneur quand le devoir les
appelle. Elle lui dit qu’en vérité, il a le choix et qu’il a, précisément, fait
son choix ». Car Ned n’obéit pas à une contrainte mais à une obligation
(l’auteur précisant que « la
contrainte est l’obéissance à une loi qui nous vient de l’extérieur tandis que
l’obligation est le respect d’une loi que l’on se donne à soi-même
intérieurement »).
« Pour
la morale déontologique, (…) c’est l’intention à la source de l’action
qui fonde ou non sa moralité – et ceci quelles que soient, par ailleurs, les
conséquences de cette action. (…) ». Et Marianne Chaillan nous
rappelle alors les trois impératifs kantiens permettant de tester la moralité
de nos actions, impératifs contenus dans la formule : « Agis toujours de sorte que la maxime de ton
action puisse devenir une loi universelle ». A savoir qu’il convient
de vérifier la cohérence interne de la maxime, puis sa cohérence externe, et
enfin de ne « jamais
instrumentaliser qui que ce soit, y compris soi-même, alors que l’on est sujet
de l’action, pour obtenir une certaine fin ».
Il nous est alors proposé de « tester le triple protocole établi par Lord
Kant ». L’un des exemples choisis est le moment où la Cour du Roi
Robert Barathéon arrive à Winterfell et que Tyrion Lannister manque à l’appel. « Or ce dernier a préféré aller
visiter les prostituées du Nord que d’aller présenter ses hommages à la famille
Stark. Son frère Jaime le retrouve et lui demande de venir les rejoindre au
plus vite ». Que va-t-il se passer ? Comment vont-ils réagir, l’un
et l’autre ? Et à quelle obédience philosophique se rattache leurs
comportements ? Je laisse le soin au lecteur de se reporter à l’ouvrage du
professeur de philosophie en lycée à Marseille, pour savoir comment sinon trancher
le cas Tyrion, si je puis m’exprimer ainsi, du moins avoir une idée plus nette
des racines morales eu jeu dans leurs attitudes.
Passage de la théorie à la pratique, retour aux
thèses philosophiques sous-tendues par tel ou tel comportement. C’est sans
doute ce qui contribue à la force du livre, un livre jamais ennuyeux, ludique
et qui, derrière des apparences de sympathique promenade dans le monde des
chapelles philosophiques, abrite une ossature des plus solide, propre à donner
le goût pour une matière trop souvent reléguée à l’accessoire…
Poursuivons avec
la Maison Lannister
Nous voici désormais du côté des conquentialistes
qui, comme leur nom l’indique, ont pour doctrine une évaluation morale non plus
en fonction de son principe, mais de ses conséquences. Nous retrouvons ici Lord
Jeremy Bentham pour qui il convient d’agir « de telle sorte qu’il en résulte la plus grande quantité de bonheur pour
le plus grand nombre ».
Cersei & Tyrion Lanister
Marianne Chaillan, pour nous montrer l’opposition
entre la Maison Kant et la Maison Bentham, chez qui la mort d’un individu, s’il
elle permet de sauver la vie d’innocents, peut être justifiée, prend un cas
d’école lorsque « peu après son
arrivée à King’s Landing Ned rejoint Baelish, Varys, Pycelle et Renly autour du
roi Robert pour un conseil restreint. L’ordre du jour est le suivant :
Daenerys Targaryen est enceinte de Khal Drogo et porte en elle l’étalon qui
chevauchera le monde ! Que convient-il de faire ? ».
S’en suit le dialogue tiré de la série – en
anglais, et c’est aussi plaisir dans ce livre de voir restitué les dialogues
originaux (traduit à la foulée). On y voit clairement à l’œuvre deux logiques
qui s’affrontent :
Ned : You want to assassinate a
girl… because the spider heard a rumor ?
Varys : I understand your
misgivings, My Lord. Truly, I do. It is a terrible thing we must consider, a
vile thing. Yet, who presume to rule must sometimes do vile things for the good
of the realm. Should the gods grant Daenerys a son, the realm will bleed.
Pycelle : Ibear this girl no ill
will, but should Dothraki invade, how many innocents will die ? How many towns
will burn ? it is not wiser, kinder even, that she should die now so tens
thousands might live ? (…)
Ned : I followed you into war –
twice – without doubts, without seconds thoughts. But I will not follow you
now. The Robert I grew up with didn’t tremble at the shadow of an unborn child.
King Robert : She dies.
Ned : I will have no part in it.
Ned Stark au conseil restreint
« Il y a donc deux camps : l’un est prêt à sacrifier des vies (ici celle de Daenery et de son fils), prêts aux dommages collatéraux, afin de réaliser le plus grand
bien – c’est le camp des utilitaristes ; l’autre trouve que le meurtre est injustifiable – c’est le camp des partisans du déontologisme comme Ned ».
Pour les conséquentalistes, tels les Lannisters,
bannerets de Lord Bentham, il y a « une
sorte de balance morale qui repose sur l’évaluation de sept critères ».
Je ne détaillerai pas ici ces critères, relevant d’un système d’évaluation
numérique (ces critère sont : intensité,
durée, fécondité, proximité, certitude, pureté, étendue).
Ainsi, à l’aune des doctrines philosophiques qu’elles
sous-tendent, seront passées au crible quelques questions tirées de la série
TV. Entre autres, par exemple : « Faut-il
commettre un régicide ou laisser mourir des milliers d’innocents ? ».
Ou encore : « Jaime doit-il
laisser vivre le jeune Bran Stark ? ». Etc.
D’autres philosophes de l’école utilitariste
nuanceront le propos de Bentham. C’est le cas de John Stuart Mill qui invite
« à distinguer l’utilitarisme de
l’acte et l’utilitarisme de la règle. (…) La théorie de Mill est ainsi
qualifiée d’utilitarisme indirect ou utilitarisme de la règle, alors que celle
de Bentham est appelée utilitarisme direct ou utilitarisme de l’acte ».
En bref, des autres parties de l’ouvrage
Jusqu’à présent nous n’en étions arrivés ici qu’au
cinquième de
Le mur
cette « métaphysique
des meurtre », et il y aurait beaucoup à dire de la richesse d’un tel
livre.
Mais contentons-nous ici d’effleurer de quelques
mots la suite…
Dans « Valar
Morghulis », il sera question de la mort et de l’euthanasie, avec Kant
toujours, partisan d’une morale maximaliste, et donc opposé au suicide assisté
pour qui plaident Bentham, ou le philosophe contemporain Ruwen Ogien.
La sexualité aura aussi sa part, avec notamment la
question de l’homosexualité, de la prostitution
ou celle de l’inceste avec les relations entre Jaime et sa sœur Cersei.
Ceci pour clore la première partie de l’ouvrage.
La seconde partie, « Méditations métaphysiques, en deça et au-delà du mur »,
abordera la question du dualisme et du matérialisme. Ici la première Maison, en
s’en doute, sera présidée par Lord Platon, tandis que l’école rivale sera celle
de Lucrèce et de ses bannerets, tels les fils Lannister.
Viendra ensuite le cas épineux de la liberté ou du
déterminisme, avec les Maester Diodore, Empédocle ou encore Cicéron. Sur l’autre
rive, du côté du libre arbitre on
trouvera évidemment Lord Sartre.
L’inventaire ne serait pas complet sans évoquer la
question de Dieu. Existe-t-il ? Là encore à chacun sa paroisse, avec deux
Lannister (cette fois Cercei et Jaime) du côté d’Epicure, tandis que Tyrion
penche plutôt pour Spinoza, voir l’athéisme. Quant à Ser Davos c’est à Maester
Freud qu’il prête allégeance. Dans le camp adverse, côté de la Maison Croyance,
Stannis Barathéon est le porte-étendard de Lord Kierkegaard. Quant au
personnage du Grand Moineau « illuminé
et fanatique, il incarne cette image du prêtre nietzschéen, ‘être vicieux par
excellence parce qu’il enseigne la contre-nature, c’est-à-dire la répression
des instincts sexuels ».
Autre question, toujours d’une brulante actualité :
« Faut-il préférer l’illusion qui
réconforte à la vérité qui dérange ? ». L’hédonisme des uns sera
ici convoqué et mis en opposition au goût de la vérité. D’ailleurs l’hédonisme
est pluriel. Et si pour Bentham « il n’y a pas de plaisir supérieur en
droit à un autre », pour Stuart Mill, « la vie d’un homme cultivé vaut plus que celle de l’imbécile ou d’un
animal : ‘il vaut mieux être Socrate insatisfait qu’un imbécile satisfait’ »
Alors, faut-il préférer le sort sentimental de Jon Snow ou celui de Tyrion
Lannister, en couple avec une prostituée qui finira par le trahir ?
Mais le réel est difficile, nous dit Maester Freud. « Ainsi, par exemple, Viserys Targaryen, animé
par le désir de régner, devra faire l’expérience du principe de réalité :
c’est sa sœur, non lui, qui porte le sang du Dragon ».
Le monde n’est pas là pour nous faire plaisir.
Jaime et Brienne découvriront bientôt l’amertume d’une telle sentence. Quant à George
R. R Martin dans la saga, à l’instar de Descartes avouant « qu’il vaut mieux être moins gai et avoir
plus de connaissances »s emble avoir choisi, nous invitant à méditer
valeur du réel et « le préférer à toute illusion –fût-elle consolante ».
Sur le champ de bataille
« Le monde de Games of Thrones est cruel brutal et violent ». Nous en convenons volontiers avec Marianne Chaillan. Aussi n’est-il pas étonnant, dès les premières pages de cette troisième partie, « L’art de la guerre », de rencontrer Thomas Hobbes et son Léviathan.
Chez Hobbes, « penseur absolutiste par pragmatisme anthropologique, ‘aucun
citoyen n’a le droit de se servir de ses propres forces comme il le jugera bon
pour sa propre conservation’ ». Le jeune Roi Jeoffrey, exerçant son
règne d’une main de fer l’a bien compris.
A la vision pessimiste de Hobbes s’oppose l’optimisme
de Locke, pour qui « l’homme possède
un fond rationnel et moral ». Mais il faut en convenir GoT est un
monde hobbesien. Ce qui n’empêche d’autres tendances de s’exprimer. Ainsi
Varys, qui se place dans le sillage de Pascal qui, « dans les Pensées, insiste sur le fait qu’il faut cacher au peuple la
nature arbitraire des lois. Le peuple n’obéit aux lois que parce qu’il croit qu’elle
sont justes (..) Viennent ensuite les demi-habiles. Eux connaissent le
caractère conventionnel et arbitraire des lois et pour cela les discutent. Les
habiles connaissent le caractère artificieux des lois, mais ils en connaissent
aussi le bénéfice et à ce titre choisissent de les servir en dépit de leur
arbitraire ».
Varys : I did what I did for
the good of the realm.
Baelish : the realm ? Do you know
what the realm is ? It’s the thousand blades of Aegon’s enemies. Story we agree
to tell each other over and over till we forget that’s a lie
Varys : But what do we have left
once we abandon the lie ? chaos. A gaping pit awaiting to swallow us all.
Une place de choix sera ici réservée, en s’en doute
à Lord Machiavel. Quelles sont au fond les vertus d’un souverain ? C’est
la question que pose Tywin Lannister au prince Tommen, à la mort du roi Jeoffrey…
Le roi doit-il être aimé ou craint ? Généreux
ou avare ? Doit-il encore tenir ou non ses promesses ? Doit-il faire
le bien quand il peut et savoir entrer dans le mal s’il le faut ? Toutes
ses questions seront posées dans la série. Et à chacun des protagonistes d’y
répondre à sa manière, ou comme il peut.
Jon Snow & Daenerys
Mais pour l’heure le voyage s’achève ici. En
attendant la saison prochaine, ou The Winds of Winter,
avant-dernier livre de la saga GoT. Et au bout du chemin A
Dream of Spring, en principe l’ultime opus. Moult intrigues en
perspectives !
-« Seigneurs, vous avez
pris l'engagement de concourir à la plus glorieuse des entreprises ; les
guerriers avec lesquels vous avez contractés une sainte alliance, surpassent
tous les autres hommes par leur piété et leur valeur. Pour moi, vous le voyez,
je suis accablé par les ans, j'ai besoin de repos ; mais la gloire qui nous est
promise me rend la force et le courage de braver tous les périls, de supporter
tous les travaux de la guerre ; je sens, à l'ardeur qui m'entraîne, au zèle qui
m'anime, que personne ne méritera votre confiance et ne vous conduira comme
celui que vous avez choisi pour chef de la république. Si vous me permettez de
combattre pour Jésus Christ, et de me
faire remplacer par mon fils dans l'emploi que vous m'avez confié,
j'irai vivre et mourir avec vous et les pèlerins »[1].
Ainsi avait parlé le vieillard presque
aveugle. Et l’avoir aidé à descendre de la tribune, la foule le conduisit en
triomphe auprès de l’autel, là où il se fit attacher la croix sur son Bonnet
Ducal. C’était un jour d’été de l’an 1202.
Cet homme se nommait Dandolo. Ancien
ambassadeur à Ferrare, en Sicile puis à Constantinople, il avait reçu jadis de
l'empereur byzantin le titre de protosevasto,
ce qui grossièrement pourrait se traduire par « primordial
Auguste ». Juste retour des choses, pour un homme dont la presque cécité
ne devait rien à l’âge, mais au courroux de Manuel 1er Comnène dont on
racontait qu’il lui avait fait brûler les yeux, alors que le vénitien s’en
venait à Constantinople réclamer la libération de députés que ce prince
retenait par force.
Enrico Dandolo avait dû attendre d’avoir
atteint l’âge où la plupart s’en trouvent à manger les pissenlits par la racine
pour être élu Doge. Son âge était le motif même de son élection, ses pairs
préférant se choisir un guide sur le bord de l’abîme, plutôt qu’un Alexandre.
On mesure ici toute l’inanité des bas calculs des éternels faiseurs
d’intrigues.
C’était l’an 1192, Dandolo avait 82 ans, et
rien ne laissait présager que ce vieillard infirme marquerait si profondément
la Sérénissime. Mais aussi branlant que puisse avoir alors été son aspect
physique, ce dont il est permis de douter au vu du témoignage laissé par le
croisé Geoffroi de Villehardouin qui, fort impressionné, le décrivit dans ses
mémoire comme « un vieux géant qui a
encore la force de galoper pour affronter avec son habituelle fierté son
dernier ennemi: la mort », Dandolo conservait un esprit vigoureux, une
âme dotée d’une lucidité, pour ne pas dire d’une rouerie, hors norme. Fier, il cultivait cet art rare de voir
loin et juste ; de saisir la plus minuscule opportunité propre à
servir sa politique. Bref il avait de l’envergure. Et cette acuité toute
particulière lui avait permis ce tour de force dont se souviendrait
l’histoire : détourner au profit de la cité des Doges la quatrième croisade.
L’affaire s’était nouée dès 1201. Lorsque les
six députés, choisis parmi les plus riches seigneurs de France et de Flandre, cherchèrent
à réunir les vaisseaux nécessaires à la traversée vers l’Egypte et acceptèrent
de s’acquitter de la somme faramineuse de 85.000 ducats d’argent au lieu de
négocier un contrat « à tant par lance ». Ils estimaient alors leur
nombre à 4500 chevaliers, accompagnés de leurs écuyers. S’y ajoutaient pas
moins de 20.000 piétons. Et si la Sérénissime était de loin la plus grande
puissance maritime de la mare nostrum,
elle ne disposait pas pour autant d’un nombre si considérable de navires. D’où
le délai d’un an, convenu pour affréter assez devaisseaux.
En outre, appâtés par les profits à tirer des rapines en Terre-Sainte, les
Vénitiens avaient ajouté une clause consistant à faire accompagner les
croisés par 50 galères armées par la République, sous condition que la moitié
des butins arrachés aux Sarrasins leur soit versé. Malgré l’énormité de la
chose, le traité fut prompt à se conclure et tous jurèrent sur le Saint
évangile de son observation scrupuleuse. Cependant, Dandolo alerté par
l’infortune de son prédécesseur au dogat, poignardé au cœur même d’un monastère
par une foule en furie, se refusa à se risquer dans une aventure si hasardeuse
sans le plébiscite du peuple. D’où une mise en scène destinée à extorquer le
consentement des médiocres et des minores qui se déroula à l’issu de l’office
divin donné en grande pompe en l’église Saint-Marc, lorsque montèrent les six
ambassadeurs de la chrétienté en arme, pour une harangue dont se chargea le
Maréchal de Champagne, Geoffroy de Villehardouin :
- « Seigneurs,
les barons de France les plus hauts et les plus puissants nous ont envoyés vers
vous : ils vous crient merci ; qu’il vous prenne en pitié de
Jérusalem, qui en en servage des Turcs ; que pour dieu vous veuillez les
accompagner, afin de venger la honte de Jésus-Christ. Ils ont faits choix de
vous, parce qu’ils savent que nul n’est aussi puissant que vous sur mer. Ils
nous ont commandés de nous jeter à vos pieds, de nous relever que lorsque vous
nous aurez pris pitié de la Terre Sainte d’outre-mer »[2].
Sitôt dit, les six députés s’étaient
agenouillés d’un seul élan visages baignés de larmes, tandis que le doge et
tous les autres à sa suite s’écriaient à l’unisson, bras levés au ciel :
La suite est connue. Les croisés ayant
surestimés leur nombre ne purent honorer le contrat, malgré la fonte de leur
argenterie. Aussi, lorsqu’il leur fut opportunément proposé de payer leur dette
en détournant la croisade sur Zara, ville rebelle à l’autorité vénitienne, si
quelques barons désertèrent par refus d’attaquer une ville chrétienne placée
sous l’autorité d'un souverain ayant pris lui-même la croix, la majorité
d’entre eux, moins scrupuleux donnèrent une franche approbation au projet.
Loge du sultan (Photo par Axel) [cliquer sur la légende pour grand format]
Trieste tomba sans grand fracas. Et le dix de
Novembre la flotte croisée se présentait au-devant du port de Zara. Selon le
témoignage de Geoffroy de Villehardouin en personne, Maréchal de Champagne,
« la ville estoit close tout autour
de murailles et de forteresses moult hautes, si qu'on voudroit rechercher
vainement forteresse plus belle »[3].
Mais Zara n’avait qu’un faible nombre de guerriers, la plupart inexpérimentés. Aussi, après quelques jours sous les assauts se
trouva-t-elle acculée à la capitulation. Le pape désapprouva cette prise et les
vénitiens écopèrent d’une bulle d’excommunication qui ne les libéraient pas pour
autant de leurs obligations : «Tout excommuniés
qu'ils sont, ils demeurent toujours liés par leurs promesses, et vous n'êtes
pas moins autorisés à en exiger l'accomplissement ; c'est au reste une maxime
de droit, que, si l'on passe par la terre d'un hérétique ou de quelque
excommunié que ce soit, on pourra en acheter et en recevoir les choses
nécessaires. De plus, l'excommunication portée contre un père de famille
n'empêche pas sa maison de communiquer avec lui »[4].
S’en suivait une exhortation à se rendre immédiatement en Syrie, avec
interdiction expresse du moindre détour pour s’attaquer à d’autres terres
chrétiennes.
L’injonction d’Innocent III resta
néanmoins sans effet, les croisés ayant décidé la poursuite de leur hivernage
zadriote. Ce paradoxal entêtement prenait source sous le manteau de tractations
alambiquées dont l’histoire est si féconde et qui devait conduire au
détournement de la croisade sur Constantinople…
Mais c’est une longue histoire
qui dépasserait largement le cadre de ce billet.
Il convient ici juste de savoir
qu’une fois Constantinople prise et mise à sac, Enrico Dandolo choisira de ne
pas retourner à Venise.
Il mourra de sa belle mort en mai
1205 à l’âge de 97 ans et sera inhumé à Sainte Sophie.
Une stèle funéraire, située dans
la galerie ouest à l’étage, en témoigne toujours. Quant à ses os, d’aucuns
racontent qu’ils auraient été déterrés en 1453, après la prise de la ville par
les Ottomans, et donnés aux chiens.
Montaigne, à contre-courant de la
pensée dominante de son temps, considérait fort justement qu’entre l’homme et
l’animal il n’y avait pas une différence de nature mais de degré ; voire qu’il
se trouvait « plus de différence de tel homme à tel homme que de tel animal à tel
homme » (Essais II-12). Aujourd’hui, les choses n’ont pas si évoluées, tant
la métaphysique anthropocentrique demeure ancrée dans bien des esprits, ceci
malgré Darwin, l’anthropologie, l’ethnologie ou l’archéologie, etc.
« Dans une perspective monothéiste, la nature n’est pas fin mais moyen ;
l’ensemble des animaux et des plantes est livré à l’humanité comme legs de dieu
» (Stéphane Ferret, Deep water Horizon).
Plus de Vingt siècles de ce
régime n’ont pas contribués à extirper des consciences ces croyances
antédiluviennes, pourtant réduites en cendre par les sciences, et en
particulier par l’éthologie… Il faut dire parmi certains philosophes les mieux en
vue, on s’y est donné à cœur joie. La palme en la matière revient assurément au
« maitre et possesseur de la nature » ;
celui dont les thuriféraires contemporains s’empressent encore d’édulcorer la
portée du propos en précisant que le prince du cogito a écrit qu’il convenait
de « se rendre comme maitre et
possesseur de la nature». La nuance est subtile. D’ailleurs, avec la notion
d’animal-machine Descartes signe la cohérence de sa position métaphysique. Ses
disciples ne s’y tromperont pas. Ainsi Malebranche, prête oratorien qui après
avoir assené un méchant coup de pied à une chienne guilleret rétorquera à
Fontenelle du haut de sa bête suffisance: « Eh!
quoi, ne savez-vous pas bien que cela ne sent point ? ». Car en effet,
selon lui, les animaux « crient sans
douleur ».
Aujourd’hui nous en sommes aux abattoirs
industriels…
Mais laissons la parole à Kundera
avec es quelques extraits de « L’insoutenable légèreté de l’être »
« Elle
aurait aimé donner un nom à toutes ses génisses, mais elle n'a pas pu. Il y en
a trop. Avant, il en était encore certainement ainsi voici une trentaine
d'années, toutes les vaches du village avaient un nom. (Et si le nom est le
signe de l'âme, je peux dire qu'elles en avaient une, n'en déplaise à
Descartes). Mais le village est ensuite devenu une grande usine coopérative et
les vaches passent toute leur vie dans leurs deux mètres carrés d'étable. Elles
n'ont plus de nom et ce ne sont plus que des "machina animatae". Le
monde a donné raison à Descartes ».
« Déjà
dans la Genèse, Dieu a chargé l'homme de régner sur les animaux mais on peut
expliquer cela en disant qu'il n'a fait que lui prêter ce pouvoir. L'homme
n'était pas le propriétaire mais seulement le gérant de la planète, et il
aurait un jour à rendre compte de sa gestion. Descartes a accompli le pas
décisif : il a fait de l'homme "le maître et le possesseur de la
nature". Que ce soit précisément lui qui nie catégoriquement que les
animaux ont des droits à une âme, voilà à coup sûr une profonde coïncidence.
L'homme est le propriétaire et la maître tandis que l'animal, dit Descartes,
n'est qu'un automate, une machine animée, une "machina animata".
Lorsqu'un animal gémit, ce n'est pas une plainte, ce n'est que le grincement d'un
mécanisme qui fonctionne mal».
« En même temps, une autre image m'apparaît : Nietzsche sort d'un hôtel
de Turin. Il aperçoit devant lui un cheval et un cocher qui le frappe à coups
de cravache. Nietzsche s'approche du cheval, il lui prend l'encolure entre les
bras sous les yeux du cocher et il éclate en sanglots.
Ça se passait en 1889 et Nietzsche s'était déjà éloigné, lui aussi, des
hommes. (…). Mais selon moi, c'est bien là ce qui donne à son geste sa profonde
signification. Nietzsche était venu demander au cheval pardon pour Descartes
».