Des milliers d'oiseaux empaillés, entassés dans d'immenses vitrines d'un autre âge, s'ébrouent silencieux dans la poussière. Rangés à peu près selon la taxonomie[1] du siècle passé, ils attendent, alignés en rangs d’oignions, que l'œil du visiteur leur redonne un peu de lustre. En ce vaste cimetière certains volatiles, arrimés là depuis les temps glorieux de la révolution industrielle, ont perdu plumes et couleurs, faisant triste figure à côté de leurs congénères échoués bien après eux sur les étagères, au gré des avis de décès de leurs propriétaires. Car les dons se pratiquent d'ordinaire post mortem. D'où le déséquilibre parfois entre les espèces exposées ; et à ces cohortes de hérons cendrés, figés en des postures censées leur conférer un peu de leur majesté d'antan, répond tel passereau, exemplaire unique sur sa branche.
Je me souviens
qu'enfant j'adorais ces trop rares visites au musée d'Histoire Naturelle, ne
voyant dans ce royaume d'oiseaux figés qu'une collection merveilleuse d'espèces
dont certaines m'étaient familières, et d'autres, beaucoup plus nombreuses,
parfaitement inconnues. Cette invitation à sortir du cadre de la routine
ordinaire suscitait des rêves d’explorations du bout du monde ; dans les
jungles où les déserts sans hommes, aux confins des landes poudrées d'ocre
jaune où le long des rivages en migration.
Mais ma
fascination d'alors se suspendait aussi à ces monstrueux squelettes de cétacés,
accrochés au toit de l'atrium, et qui glissaient immobiles au dessus de nos
têtes dans l’écume de l'air. À l'étage, placée au milieu de la galerie,
recroquevillée dans son sarcophage de verre, dormait une momie[2].
Entre crainte et envoutement je l'observais de biais, évitant de me coller à la
vitre par peur d'obscures malédictions. Pétrifiée d'indifférence elle rêvait le
monde. Mais quel monde ? Et de me demander alors ce qu'avait pu être son
existence avant de se retrouver ainsi entortillée, éviscérée sous les bandelettes.
Qu'avait elle vu, senti ou éprouvé dans sa chair ? Elle venait de Thèbes et
avait connu la majesté des colonnes de la salle hypostyle du temple de karnac.
Mais qu'est ce qui faisait monde pour elle ? Qu'avait été sa vérité? Impossible
d'y répondre, sauf à se livrer au fantasme ; à nimber le réel de fantastique et
le tordre au gré de nos impensés contemporains. Était-elle un homme ou une
femme ? A quel âge était elle morte et de quoi ? (si tant est que cette
dernière interrogation ait un sens) Mais la question qui me turlupinait surtout
alors était celle des péripéties ayant amené un être de chair, de raison et de
sang, à se retrouver ainsi exposé à la
curiosité du badaud, deux millénaires
après son trépas... Je ne faisais alors pas la distinction entre un artefact, un
ancêtre, ou un fossile. L'archéologie n'était pas de mon vocabulaire. Pourtant je
ne m’étonnais guère qu’on eût pu faire subir un tel sort à des oiseaux, des
insectes ou même des mammifères. Mais l’indignation me poussait à l’idée qu’on
ait pu profaner le repos éternel de l’un de mes congénères. C’est que je ne
pouvais me dépendre de l’idée absurde qu’à sa place je n’aurai pas aimé être ainsi
livré, dans ma dernière nudité, au regard d’autrui (passant, un sentiment tout
à rebours de celui qui anima Jérémie Bentham voulant que son corps fût disséqué
dans le cadre d’une conférence publique avant d’être bourré de paille et exposé
dans une armoire dénommée « Auto-icon »).
Aujourd’hui il m’arrive encore de me
rendre de temps à autre dans ce musée au charme un peu désuet, que ce soit pour
une promenade ou plus surement pour assister à une conférence. Et de songer à ces
époques hantées du fantôme d'Adèle Blancsec. Entre optimisme, confiance dans le
progrès technique et la désillusion de la Grande guerre. La science et la
technique ont fait leur chemin depuis l’époque de mon enfance, et l’on sait désormais, pour les avoir passé au
scanner, que l’une des momies du musée a des pinces de crabes fichées dans
l’abdomen et le thorax. Le pourquoi nous échappe, et il probable que nous ne
puissions jamais formuler autre chose que des conjectures hasardeuses à ce
propos – tout comme nous ne saurons jamais le motif profond de l’art pariétal…
Car la science offre d’admirables perspectives sur le quand, le ou et le
comment, mais n’a ordinaire pas vocation à répondre au pourquoi. En philosophie
on distingue grosso modo trois postures : « Ceux qui l’envisage comme « pensée
critique » ; ceux qui lui assigne l’ambition de trouver la Vérité
ultime et ceux qui disent que son but est d’apprendre à bien vivre (sagesse) »[3].
Mais qu’en est-il
de la science ? Qu’est-ce que d’ailleurs que la science, où la vérité dansles sciences ?
C’est pour nous
éclairer sur ces beaux sujets, le six novembre dernier, un dimanche à l’heure
du loup, qu’Aurélien Barrau s’est assis à la table de CitéPhilo, entre les
mâchoires d’un tyrannosaure… Une conférence ébouriffante, ouvrant mille chemins
comme autant de bulles d’univers. Un
exercice de haut vol, articulé autour de son petit essai, sorti cette année
chez Dunod, De la vérité dans les
sciences. J’y insiste, écouter Aurélien Barrau n’est jamais neutre. Pour
s’en convaincre il n’est qu’à se glisser derrière l’écran, lancer la vidéo de
la conférence[4] et
savourer cette heure et demie de pur bonheur. Une causerie ouverte par une
citation improvisée. Un poème d’André Velter dédié à Pasolini, la muse secrète du
scientifique :
« J'ose prendre pied dans mes ténèbres,
J'ose dériver dans une lumière terrifiante et douce,
Entre un maléfice et une révolution
Qui ne veulent de saluts que sexuels ou sublimes.
C'est qu'il n'y eut pas d'alchimiste plus paradoxal que
Doué pour la transmutation des plaisirs et des songes
Et tellement acharné à vaincre un réel de plomb,
Et tellement conscient des insomnies violentes
Qui forcent à jouir du rude et de l'obscur. »
Rien d’étonnant alors
que l’on lise, sous la plume de l’astrophysicien, qu’« il y a une raison simple pour laquelle la
science peut légitimement jouir d’un certain respect dans notre société. Je dis
bien respect et non pas primat : les arts et la littérature devraient, à
mon sens, être intensément réhabilités, en particulier à l’école (…) Mais la
raison qui confère donc, je crois, une sorte de respectabilité méritée aux
gestes scientifiques, tient à ce qu’ils s’articulent à une pensée
authentiquement dynamique. Tout est toujours sujet au doute. Tout peut être remis en cause et, dirai-je,
tout doit l’être. Rien n’est acquis. Rien n’est sacré. Rien n’est
intouchable ». La science est une tension, ajoute-t-il, et « pense toujours contre l’opinion : elle
cherche à dépasser les apparences et les
évidences ».
Quelle définition de la science ? « Ce pourrait être le recours au langage mathématique », et de rappeler que Galilée pensait la nature écrite en langage mathématique. Mais « certaines branches de la biologie par exemple, notamment l’éthologie n’y recourent pratiquement jamais », ajoute-t-il. Exit donc. La science n’est pas davantage réductible à la capacité à prévoir, ni se caractérise uniquement par son « lien presque organique avec l’expérience ». Elle n’est pas non plus un « rapport privilégié au logos ». Le constat s’impose : il n’est « pas possible de trouver une définition simple de ce qu’est la science ». Aurélien Barrau n’est d’ailleurs « pas persuadé que cela soit souhaitable ».
La science n’est qu’un
mode d’accès au réel parmi d’autres, nous dit-il encore. Et pour nous faire saisir
toute la difficulté à circonscrire la notion de vérité, en particulier dans les
sciences, il prend l’exemple d’une hostie. Je reproduis ce passage
savoureux :
« Une hostie est – stricto sensu – le corps du
Christ transsubstantié pour un catholique pratiquant, elle est un pain fade
pour l’enfant qui le goûte par hasard, elle est un ensemble de molécules
complexes pour le chimiste, elle est un nuage quantique de quarks et
d’électrons pour le physicien des hautes énergies, elle est un corps mou et
rugueux pour le physicien du solide, elle est une chance de survie pour la
souris qui la découvre dans l’alcôve, elle est une réserve inépuisable pour la
fourmi qui, déjà, prévient sa colonie, elle est un moyen de subsistance pour celui
qui la fabrique, elle est une charge pour celui qui la transporte, elle est une
source d’inspiration pour le poète qui la contemple… »
On l’aura
compris, l’auteur défend un relativisme cohérent, modéré, qui « n’a rien d’un laxisme intellectuel » ;
bref aux antipodes du « tout se
vaut ». Et si « prendre
conscience de la fragilité de nos valeurs, de leur caractère construit, est (…)
salutaire », il n’en reste pas moins, que certains relativismes
doivent être combattus et déconstruits. Ainsi, pour prendre l’exemple du créationnisme,
Aurélien Barrau note que ce dernier « ne
jouit d’aucune autre justification que le désir anthropo-egocentrique de ses inventeurs ».
Et d’en foncer le clou : « Penser
que l’Univers, dans son immensité irreprésentable et sa diversité extrême, fut
dessiné pour la seule existence de l’humanité m’apparait sidérant autant que
consternant ».
Mais revenons à la notion de vérité dans
les sciences : si « les énoncés
scientifiques sont des constructions sous contrainte », la question demeure :
« les lois que nous pensons
connaitre sont-elles des découvertes de processus autonomes révélant la Nature
en elle-même ou bien sont-elles des constructions humaines ? »
Bien sûr, personne ne nie « qu’un
homme chutant du dixième étage va se tuer en tombant ». Et se serait
faire un mauvais procès au relativisme, tel que le défend Aurélien Barrau, que
d’affirmer que nier la représentation scientifique du réel reviendrait à nier
le réel lui-même. « Le relativisme
ne prétend pas que les pierres volent, il prétend que la chute peut être pensée
suivants différents prismes, ce qui n’a rien à voir » - se
replonger si nécessaire dans l’exemple de l’hostie.
« La
science est une ‘désanthropocentrisation’ du réel » nous dit-il. « Elle tente de présenter un monde qui n’est
pas la simple traduction de nos propres besoins ou désir », tout au
contraire d’ailleurs des « postures
religieuses, mystiques ou spiritualistes (… qui) constituent pour l’essentiel une projection de nos angoisses du moment ».
Bref, la science « est une louable
tentative d’accéder au non-humain-du-réel » ; ou, pour reprendre
une expression de carlo Rovelli, ami de l’auteur : « c’est un peu d’air frais qui entre dans la
maison ».
Il y aurait
beaucoup à dire encore de ce petit essai, d’une densité insoupçonnée de prime
abord. Un livre leste, empli de belles matières à penser. Aussi le lire plus
d’une fois - voire de le garder à portée de main - n’est pas inutile. On y
croisera encore, dans un chapitre intitulé « falsification,
incommensurabilité et anarchisme » la figure célèbre de Karl Popper,
et celles moins connues et passionnantes de Paul Feyerbend ou de Thomas Kuhn.
Les philosophes ne sont en reste. Ainsi par exemple Nietzsche, qui « ne s’oppose pas à la multiplicité des
manières de voir le monde (…) mais à tous les vieux dualismes qui supposent un
‘ailleurs’ : à Platon qui scinde en sensible et en intelligible, à
Descartes qui scinde en substance étendue et en substance pensante, aux religions qui scindent entre
corps et âme, à Kant qui scinde en nouménal et en phénoménal. »
Mais c’est avec une
citation du penseur de l’Intranquillité qu’il convient de conclure, et qui me
reviens par l’un de ces hasards opportuns : « J’ai la hauteur de ce que je vois… »
__________
[1]
Taxonomie, ou manière pratique
d’organiser le vivant. Une convention… qui se passe bien des mathématiques,
comme le rappelle avec justesse Aurélien Barrau. Et à la tentation d’affirmer,
à la suite de Galilée, que la nature serait écrite en langage mathématique, il
est bon de relever que l’éthologie, pour prendre un exemple, s’en passe fort
bien.
[2] En
fait, il y a cinq momies au musée d’histoire naturelle de Lille.
[3]
Synthèse tiré de Philosophies de notre temps de Jean-François Dortier.
[4] Vidéo
réalisée par Virginie / Le chêne parlant
"Le constat s’impose : il n’est « pas possible de trouver une définition simple de ce qu’est la science ». Aurélien Barrau n’est d’ailleurs « pas persuadé que cela soit souhaitable »."
RépondreSupprimerEuh... non. C'est entièrement souhaitable...
"Ainsi, pour prendre l’exemple du créationnisme, Aurélien Barrau note que ce dernier « ne jouit d’aucune autre justification que le désir anthropo-egocentrique de ses inventeurs »"
Bon point.
"« Penser que l’Univers, dans son immensité irreprésentable et sa diversité extrême, fut dessiné pour la seule existence de l’humanité m’apparait sidérant autant que consternant »."
Vrai. Mais il aurait peut-être dû éviter le terme "irreprésentable", qui ne veut pas dire grand chose.
"Et se serait faire un mauvais procès au relativisme, tel que le défend Aurélien Barrau, que d’affirmer que nier la représentation scientifique du réel reviendrait à nier le réel lui-même."
Bon point.
"« La science est une ‘désanthropocentrisation’ du réel »"
Bon point. Même s'il y a quelques points discutables sur ce point quand on pense aux sciences humaines.
J'arrête là. Effectivement Aurélien Barreau me fait complètement craquer avec son language. Même si on veut défendre le relativisme, rien n'empêche de le faire avec un language plus précis et moins fleuri. Parce que bon, même s'il heurte profondément mon esprit pro-science, je suis bien contraint d'avouer que ce postmoderne n'a pas dit de grosses conneries sur les points que j'ai examiné.
Mais il s'en prend vraiment mal pour rendre le postmodernisme respectable. Comme il le sait lui-même, le language est important.