Encore faudrait-il y être allé. Mais il est des
voyages imaginaires où l’on aime se perdre. Des voyages en devenir, à jamais inachevés…
Des virtualités et des regrets. Des mondes possibles… Des histoires
contrefactuelles qui arrangent nos misères ou, à défaut, nous accommodent au
réel.
Pessoa, ce voyageur immobile dont les fragments ont
été réédités il n’y a pas si longtemps, disait dans Le livre de l’Intranquillité que « ce que je confesse n’a pas d’importance, car rien n’a
d’importance ». Ainsi en va-t-il de l’éphémère…
Ce mélancolique aux masques multiples raconte encore
qu’« Il existe à Lisbonne un certain
nombre de petits restaurants ou de bistrots qui comportent, au-dessus d’une
salle d’allure convenable, un entresol offrant cette sorte de confort pesant et
familial des restaurants de petites villes sans chemin de fer. Dans ces
entresols, peu fréquentés en dehors des dimanches, on rencontre souvent des
types humains assez curieux, des personnages dénués de tout intérêt, toute une
série d’apartés de la vie »[1]. Comme partout sans doute.
L’attention à l’infinitésimale banalité des jours comme ils vont…
Il en va de l’hétéronyme comme des labyrinthes
intimes ; avec ce goût à endosser des habits qui ne sont pas les siens. Dans
ce théâtre d’ombres et de faux-semblants d’aucuns, peu imaginatif, jouent leur
propre rôle ou du moins celui qu’ils pensent que l’on attend d’eux. De là sans
doute ce garçon de café cher à Sartres. Quant à savoir s’il faut y voir de la
mauvaise foi ou un symptôme du refus de contempler en face sa propre liberté,
on se gardera bien de trancher. Quoi qu’il en soit d’autres préfèrent le
pastiche alambiqué ou le trompe-l’œil, au point parfois de se perdre entre de
multiples personnalités jusqu’à l’informe de la massa confusa, chaos de la Nigredo alchimique.
Ce qui ramène au principal protagoniste de Revenir à Lisbonne, le succulent petit roman de Patrice Jean. Gilles
est un divorcé qui, à mi-chemin entre les extrêmes évoquées, par concours
de circonstances et par jeu s’est fait le temps d’une soirée maçon (il est professeur
d’histoire à l’université). Et de s’apercevoir que certaines femmes aiment les
manuels, les « hommes robustes ».
Il pourrait évidement interrompre la farce mais la fille, une jolie brune, a
une silhouette avantageuse. Elle se définit sans détour comme une intellectuelle,
définition à laquelle répond le beau métier de Responsable de la programmation d’un centre culturel.
Ils se retrouvent quelques jours plus tard au vernissage
d’un dénommé Poisson. Le périple vaut à lui seul le détour. « C’est violent, délicat subversif… »,
s’exclame la belle recueillie devant des œuvres telles Orteil 64 ou Genou droit 2 ;
célébrant encore « la force
mélancolique des tableaux » en pénétrant dans la « salle du génital ». On présente naturellement
l’apprenti-maçon à l’artiste en salopette. Entre manuels on se comprend ! Et
Poisson de confier à mots couverts ce que tout le monde a bien entendu deviné :
« A travers mes toiles c’est le
capitalisme qui est visé : en plein cœur !»
S’en suivent d’autres péripéties croquignolesques,
où notre héros frôle le devoir de se mettre à poil dans la rue pour manifester
son soutien à l’artiste, floué par un magazine catholique. Puis bientôt survient
le rituel sentimental d’une balade à la plage main dans la main. Gilles et
Armande deviennent amants….
On devine qu’à s’enferrer de la sorte dans le
mensonge, le rétropédalage n’est bientôt plus une option possible pour Gilles.
Mais à menteur, menteur et demi. Et voilà la dame confessant être déjà mariée à
un professeur de lettres. Notre héros s’invente alors par une inspiration
subite une épouse factice. Mais il faut donner consistance à son hôtesse de l’air
:
« Soudain,
il crut posséder ce qu’il cherchait : une photo des ruines du château
Saint-Georges, à Lisbonne. En contrebas le Tage ressemblait à une épaisse ligne
droite que l’on trace sur la ville basse. Au premier plan, il crochetait son
coude à celui d’une jolie blonde avec des lunettes de soleil. Une inconnue à
son bras juste le temps d’un cliché…».
Elle s’appelait Ophélia Meideros, et il avait alors
tenu la promesse de lui adresser la photographie une fois rentré en France.
Lui vient alors peu à peu l’idée teintée de nostalgie
de chercher à la retrouver. Et de Revenir
à Lisbonne…
A ses pérégrinations se mêle la quête d’un étrange écrivain,
également Lisboète, dont il ne sait s’il existe véritablement : Lorenzo de
Lenclos. Ce dernier est l’auteur d’un « Traité de l’honnête homme au XXIe siècle », dont les sentences
égrainent les pages du quotidien de Gilles. On peut ainsi lire, dans la Maxime
XVI : Savoir rire, qu’« on dit qu’il
faut mettre les rieurs de son côté ; il semble, au contraire, que l’honneur
consiste à les avoir contre soi, quelle que soit l’incommodité de cette
élection ».
Lisboa... |
Voilà pour le livre, je n’en dirai pas plus, sauf
que le bon goût commande de le lire. Une anecdote encore :
Revenir à
Lisbonne m’est arrivé dans les
mains pratiquement par Hasard. Je venais d’écouter une série d’émissions sur
Bolàno. L’une d’elle déroulait son heure en compagnie d’une certaine Hedwige
Jeanmart, ayant commis une fiction où son personnage se mettait dans les pas du
célèbre auteur de 2666. « Et si on allait à Blanès ? ». La
causerie me plut et je me rendis aussitôt à la librairie. Jean côtoyait
Jeanmart. Mon souvenir de « L’homme surnuméraire », emporta la mise et je pris les deux livres.
Je ne
suis allé ni à Blanès ni à Lisbonne, mais j’ai lu le second roman et pas encore
le premier. Il y a du Borges et du Lauzier[2]
chez Patrice Jean. Labyrinthique et corrosif à souhait.
Pessoa
écrivit quelque part : « Enrouler le monde autour de nos doigts comme
un fil ou un ruban dont joue une femme qui rêve à sa fenêtre ».
C’est beau comme un requiem. Mais je laisse plutôt
le mot de la fin l’auteur du Traité
de l’honnête homme au XXIe siècle :
« Je n’étais
pas un immoraliste dépravé, mais je méprisais et je méprise les petits hommes
qui croient s’élever au-dessus des autres en grimpant sur le tabouret de la
morale, alors qu’ils ignorent tout simplement leur propre bassesse ».
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