23 avr. 2018

Fantasmagories de Clément Rosset


J’avais, il y a deux ou trois années de cela, retrouvé par hasard un petit essai à la couverture cartonnée crème uniforme, sous une pile de vêtements, dans une ancienne armoire commune. Un cadeau oublié probablement… Le livre avait ensuite rejoint le tas considérable des « à lire ». Son titre m’était alors apparu un semblant énigmatique pour un livre de philosophie : « Fantasmagories » par Clément Rosset (suivi par Le réel, l’imaginaire et l’illusoire)

En hommage et clin d’œil au penseur du Réel et son double, je l’ai pris dans mes bagages il y a une quinzaine de jours, lors d’une semaine solitaire en baie de Somme parmi les oiseaux. Entre deux balades au-delà de l’estran, j’en avais lu quelques pages au soleil.
Je l’ai rouvert et bu avec délectation dans mon jardin sous 26°C dans le Nord en avril ! … (« Jusque ici tout va bien » !)

D’apparence anodine, cette docte déambulation s’ouvre sur des paysages où Rosset développe avec une érudition sans en avoir l’air son sujet de prédilection : le réel, le double – l’imagination vs l’imaginaire. Etc. Le souvenir… L’instantané photographique !
Au final un essai d’une densité insoupçonnée…

Et puis, qui se moque d’Heidegger est forcément sympathique : « Heidegger, pour sa part, profiterait probablement de l’occasion pour proposer un sens tout nouveau au concept de ‘saisissement’, - un peu comme il l’a fait à propos du concept rendu en français par le mot d’’arraisonnement’-, en disant que le saisissement ne renvoie pas à quelque chose dont on serait à tout coup ‘saisi’ (émotion, sentiment), mais doit s’entendre en un sens à la fois actif et passif : le « saisir-prendre » n’étant qu’une expression du « dessaisissement » de l’être sur l’horizon de néantisation. Formule qui a évidemment plus d’allure que son équivalent trivial : « on a mangé le lapin » » (p 46)

Des points de désaccords aussi bien sûr – mais quoi de plus normal ? Par exemple Lorsque l’auteur écrit, dans la lignée de Bergson, sur l’« infaillibilité de la mémoire ».



Des passages que certains aujourd’hui, parmi les esprits les « mieux pensants », seraient enclins à ranger dans la catégorie des complotismes larvés :
« Bien entendu, je ne doute pas une seconde du voyage sur la Lune, (…). Mais je suis bien obligé d’avouer que je ne fonde mon assurance que sur un argument exposé par Hume dans son Essai sur les miracles : qu’il y a lieu d’accorder sa créance à des faits dont la vérité est infiniment plus probable que la somme des témoignages qui tendraient à l’infirmer » (p 32)

Des remarques, l’air de rien qui suscitent réflexion sur nos implicites :
« Il est assez remarquable, soit dit en passant que, du moins dans le domaine de la peinture, les Anglais appellent Still life (« toujours à la vie ») ce que nous appelons nature morte ». (P34)

Tintin évoqué dans le Lotus Bleu, pas très loin de Zénon d’Elée ; Artémis au bain ou encore Tirésias, « premier voyeuriste de l’histoire ». Un bestiaire aussi riche que délicieusement farfelu – la délectation au bout de la langue…

Enfin, un pur plaisir que lire en appendice ce pastiche de Suétone, que Clément Rosset reprend d’un autre auteur (Hubert Monteilhet, Les Queues de Kalliaos) :

« En ce temps-là, Caligula eut à juger d’une affaire qui faisait l’objet de toutes les conversations sur le forum, et qu’il résolut avec ce mélange de cruelle logique, d’insensée démesure et de mépris du doit, qui n’appartenait qu’à lui, soucieux de renchérir encore sur les extravagances honteuses ou criminelles qui défrayaient la chronique.
Le fils unique et tendrement chéri d’un certain chevalier Publius Verus Ofella était revenu borgne et défiguré des guerres parthiques. La douleur de ce Ofella fut immense et lui troubla la raison, car le jeune homme, qui avait perdu sur-le-champ le goût de vivre, était renommé pour sa beauté et pour ses succès auprès des romaines les plus coquettes. Dans cet accès de fureur insane, Ofella se creva lui-même un œil, comme si ce sacrifice eût pu rendre à son, unique enfant l’intégrité de sa vision et le charme caressant de son regard. Et ces deux borgnes se consolèrent ensemble un moment, dans le silence d’une maison médusée. Bientôt Ofella chercha sur le marché des esclaves borgnes pour le service particulier de son malheureux fils, qui avait la faiblesse de trouver dans cet accommodement une sorte de délectation morose. Les borgnes se faisaient rares, Ofella au risque de déclencher une révolte et d’exciter la réprobation publique, en vint progressivement à éborgner tous les esclaves de sa villa, du philosophe stoïcien, qui jeta de hauts cris, aux jardiniers ligures, qui se firent une raison. Puis ce fut le tour des concubines bavardes que le père et le fils se partageaient pour chercher sur le sein l’oubli de leur disgrâce. Le jour où Ofella prétendit faire éborgner l’un de ses clients, qui était imprudemment venu quérir sa sportule, le préteur alerté dut intervenir. En somme, l’infortuné Ofella s’était efforcé de constituer autour d’un enfant borgne un monde cyclopéen. Cette tendresse paternelle émut quelques-uns, mais effraya la plupart, qui la trouvèrent excessive.
Au matin d’un nuit d’orgies, Caligula fit quérir le jeune homme et le renvoya aveugle à son père, démontrant par-là que la folie elle-même doit connaitre ses limites. »


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