16 avr. 2018

Moby Dick d’Herman Melville, l'adaptation en BD




J’ai longtemps pensé que Moby Dick était un roman pour adolescent ; un peu à la façon du Vieil homme et la mer d’Hemingway, qu’on lit ou qu’on fait lire aux élèves de collège pour les édifier, leur montrer un exemple de courage et d’abnégation - certes objectivement inutile ;  mais reste l’honneur...

A la vérité le chef d’œuvre d’Herman Melville, publié en 1851, est un livre aussi considérable que d’une construction singulière, alternant narration romanesque et parties techniques, chapitres et paragraphes construits un peu à la manière d’un manuel de chasse à la baleine, ou encore, parfois, d’un traité de biologie sur les cétacés ; livre d’observations et de collectes de données scientifiques que n’aurait sans doute pas renié Darwin. 

Mais j’en oublierai presque le style saisissant de Melville. Car Moby Dick est une œuvre qui ne laisse personne indifférent ; avec une prose posée entre le vide de la mer par un jour sans vent et les affreuses tempêtes où le noir de l’âme s’en va nourrir la folie des hommes ; une ivresse sauvage où les monstres marins viennent hanter les beuveries sur fond d’huile de baleine, de vengeance et de rédemption. Certains, je viens de le découvrir à l’instant, iront chercher le merveilleux de Moby Dick dans une comptabilitéaussi vaine que scientifiquement exacte. Ceux-là sont les négociants égarés d’un océan de points, ces affréteurs de navire qui restent toujours à quai. Passons.



C’est à la vérité par une lecture, il y a de cela quelques années à la radio, que j’ai découvert ce monument de littérature. 

Aussitôt le harpon de la fascination s’est planté dans mon crâne. Une fascination certes ambivalente, dont la flamme changeante n’a cessé de s’alimenter de ses propres noirceurs, de ses propres faillites. Car Moby Dick est l’histoire d’une irrémédiable faillite et qu’importe si l’on renonce à en dessiner le contour ou en exprimer l’aigreur grandiose...

Les mots filent, accrochés à cette corde reliée au corps du monstre qui s’apprête à plonger dans les abimes. Dans la barque, transis et féroces, terrorisés tant qu’implacables, les hommes ont choisi leur destinée ; un destin de tragédie, avec pour horizon le baiser mortel avec l’une des filles de Poséidon, Aéthuse, Rhodé ou Despoéna, qu’importe ! Un sort dont on ne sait s’il est enviable à celui des martyrs consentants des jeux du cirque dans la Rome antique. Mais ces marins, pour les plus chanceux, pourront se consoler à l’idée - vanité à la vérité - qu’eux au moins laisseront pour trace évanescente de leur passage sur cette terre de douleur et de labeur, une plaque dans l’église de Nantucket. Ex voto qui dira : « Capitaine Ezéchiel Hardy. Tué à la proue de son embarcation par un cachalot sur les côtes du Japon, le 3 août 1933 ». Alors, dans la barque, tandis que brûle la corde nouée solidement au harpon, frappé par une houle violente, ils en oublient presque leur peur et se concentrent sur leur gestes, sur leurs mots ; sur la technique, le métier : « hale ! », hurle Monsieur Stubb... « Mouillez la ligne ! »... Puis « Serre !! Serre !! ».  



Moby Dick c’est aussi et surtout ses personnages. 

Le dantesque Achab, bien sûr, effroyable unijambiste au regard halluciné suppurant la vengeance comme d’autre la fourberie ou l’insignifiance - car il est aussi parfois des modèle de ce genre ; ils pullulent même en général. Mais pas dans le roman de Melville. Sans doute que dans des situations extrêmes se love une certaine grandeur, une hauteur aussi bien dans le courage que dans l’abjection.

Tout commence à l’auberge du Souffleur, par une nuit de neige et de vent à Nantucket, cette île située au large du CapCod, ou plus tard Edward Hopper ira poser ses pinceaux. Le narrateur, Ismaël, fluet et sans le sou se voit contraint de partager le lit avec un cannibale réducteur de têtes, harponneur désormais de son état. Passé la frayeur et une nuit sans sommeil, bientôt Queequeg deviendra son ami de cœur : 

« On ne peut dissimuler une âme. Sous ses tatouages diaboliques, il me semblait reconnaitre un cœur pur et dans ses yeux sombres et profonds, un esprit propre à défier mille démons ».

Les motivations d’Ismaël pour s’embarquer sur un baleinier sont cependant flottantes ; une dérive plutôt qu’un cap fermement suivit une décision faute de mieux : « Je veux savoir ce que pêcher la baleine veux dire, je veux voir le monde.. », dira-t-il à celui qui le recrute. Voir le monde ! L’autre qui ne s’y trompe pas invite alors le jeune homme à s’approcher du bastingage et jeter un œil du côté du vent, et de lui demander ce qu’il voit. « Rien que de l’eau, répond Ismaël, un horizon immense !! ». Alors le vieux capitaine recruteur lâche, mine sévère sans desserrer les dents : « As-tu envie de doubler le cap Horn pour ne plus rien voir de plus que cette ligne d’horizon ?!.. Ne peux-tu voir le monde de là où tu es ?!.. » Bonne question à la vérité. Mais qui n’empêchera pas Ismaël signer le registre. De même fera Queequeg, dont le paraphe se réduit à un petit poisson schématique, une sorte de huit couché tel que le dessinent les enfants. 

Le navire est le Pequod. Et c’est le choix d’Ismaël, et de lui seul.  



Plus tard, à bord, la nuit une fois couchés, ils entendront le pied de bois sinistre d’Achab marteler le pont. Mais ils ne le verront pas, pas tout de suite car le capitaine se tient tout le jour cloitré en ses quartiers. Et ainsi du jour suivant, et du jour après. Mais les langues se délient et la rumeur commence à peindre le contour de la folie vengeresse de l’unijambiste. 

Sur le bateau il y a aussi l’indien et le nègre comme compagnons du cannibale aux harpons. Et bien d’autres personnages encore, embarqués plus ou moins malgré eux dans cette aventure, qui métamorphosera vite en traque d’une unique baleine ; ce monstre quasi légendaire «  au front d’une blancheur de lait, une bosse et n’étant que rides et pattes-d’oie » qui a emporté jadis la jambe du capitaine : Moby Dick ! 



Il aura suffi d’un toast infernal, la mesure de Grog !! Un pacte scellé par la contrainte mais qui souffle sous les crâne à la manière d’une tempête de délire, une folie furieuse que seul le second, Monsieur Starbuck tente de conjurer : « Des représailles sur un simple animal... Qui ne vous a frappé que par le plus aveugle des instincts ! Folie !! »

Ce sera vain. Achab lui le sait, le monstre est intelligent, retors, empli « d’une insondable malignité ». Et au capitaine d’ajouter, orbites exorbités : « Je frapperais le soleil s’il m’insultait ! »

Mais je ne vais pas ici conter toute l’histoire ; elle ne fait que commencer.

Je ne dirai rien des jaunes, singuliers passagers clandestins souquant ferme à la baleine, ni des gris et des blafards, ni de l’énigmatique sicaire enturbanné qui se tient silencieux aux côté d’Achab. Rien de cette cuisine de l’enfer, et toute cette huile - tant d’huile, si précieuse ! 

Sans compter ces barriques pisseuses, causes de la confrontation directe entre Achab et son second. Ce dernier veut que l’on fasse escale pour les colmater. Mais le capitaine n’a qu’une idée en tête : Moby Dick !... Et ne souffrant aucune insubordination sort son fusil, qu’il pointe sur le ventre de Starbuck. L’autre se replie, non sans un avertissement : « Qu’Achab se méfie d’Achab ! ».



Ismaël s’interroge cependant. Comment est-il possible de traquer une seule bête dans une telle immensité sans limites ? La réponse lui vient d’un vieux matelot, et tombe comme une évidence, lourde de présages : « La migration du cachalot se révèle aussi immuable que celle des bancs de Harengs ou des vols d’hirondelles ! ».

Mais en voilà assez dit.

Et ne puis que conseiller, au-delà du roman même, de se procurer absolument la fabuleuse adaptation en bande dessinée de Moby Dick qui commise par Christophe Chabouté aux biens nommées éditions des Ventsd’Ouest.

Le premier tome (il y’en a deux), qui s’arrête juste après l’altercation entre Achab et Starbuck, nous est présenté plus de 100 pages, servies par un dessin d’une noirceur convenant on ne peut mieux à telle œuvre ; une incarnation au trait sûr, qui rend les regards hallucinés des uns, apeurés ou blasés des autres avec une force peu commune. 

L’équilibre entre dialogues et silences, aux pages noires et blanches comme avant l’orage, est une invite au voyage ; incitation impérieuse à s’embarquer derrière l’épaule d’Ismaël... 

On y éprouvera ainsi l’attente infinie et la routine de ces jours sans fin sur une mer étal ; l’angoisse sourde aussi à l’approche de l’action, la fulgurance enfin de la traque. La folie des hommes, la force de la bête !

Et ne l’oublions pas :

« Prenez le plus distrait des hommes, absorbé dans la plus profonde des rêveries, dressez-le sur ses jambes, incitez-le à poser un pied devant l’autre et il vous conduira infailliblement vers l’eau »


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