J’avais, il y a deux ou trois années
de cela, retrouvé par hasard un petit essai à la couverture cartonnée crème uniforme,
sous une pile de vêtements, dans une ancienne armoire commune. Un cadeau oublié
probablement… Le livre avait ensuite rejoint le tas considérable des « à
lire ». Son titre m’était alors apparu un semblant énigmatique pour un
livre de philosophie : « Fantasmagories »
par Clément Rosset (suivi par Le réel, l’imaginaire
et l’illusoire)
En hommage et clin d’œil au penseur du
Réel et son double, je l’ai pris dans
mes bagages il y a une quinzaine de jours, lors d’une semaine solitaire en baie
de Somme parmi les oiseaux. Entre deux balades au-delà de l’estran, j’en avais
lu quelques pages au soleil.
Je l’ai rouvert et bu avec délectation
dans mon jardin sous 26°C dans le Nord en avril ! … (« Jusque ici tout va bien » !)
D’apparence anodine, cette docte
déambulation s’ouvre sur des paysages où Rosset développe avec une érudition
sans en avoir l’air son sujet de prédilection : le réel, le double –
l’imagination vs l’imaginaire. Etc. Le souvenir… L’instantané photographique !
Au final un essai d’une densité
insoupçonnée…
Et puis, qui se moque d’Heidegger est
forcément sympathique : « Heidegger,
pour sa part, profiterait probablement de l’occasion pour proposer un sens tout
nouveau au concept de ‘saisissement’, - un peu comme il l’a fait à propos du
concept rendu en français par le mot d’’arraisonnement’-, en disant que le
saisissement ne renvoie pas à quelque chose dont on serait à tout coup ‘saisi’
(émotion, sentiment), mais doit s’entendre en un sens à la fois actif et
passif : le « saisir-prendre » n’étant qu’une expression du
« dessaisissement » de l’être sur l’horizon de néantisation. Formule
qui a évidemment plus d’allure que son équivalent trivial : « on a
mangé le lapin » » (p 46)
Des points de désaccords aussi bien
sûr – mais quoi de plus normal ? Par exemple Lorsque l’auteur écrit, dans
la lignée de Bergson, sur l’« infaillibilité
de la mémoire ».
Des passages que certains aujourd’hui,
parmi les esprits les « mieux pensants », seraient enclins à ranger dans
la catégorie des complotismes larvés :
« Bien
entendu, je ne doute pas une seconde du voyage sur la Lune, (…). Mais je suis
bien obligé d’avouer que je ne fonde mon assurance que sur un argument exposé
par Hume dans son Essai sur les miracles : qu’il y a lieu d’accorder sa
créance à des faits dont la vérité est infiniment plus probable que la somme
des témoignages qui tendraient à l’infirmer » (p 32)
Des remarques, l’air de rien qui suscitent
réflexion sur nos implicites :
« Il
est assez remarquable, soit dit en passant que, du moins dans le domaine de la
peinture, les Anglais appellent Still life (« toujours à la vie ») ce
que nous appelons nature morte ». (P34)
Tintin évoqué dans le Lotus Bleu, pas très
loin de Zénon d’Elée ; Artémis au bain ou encore Tirésias, « premier voyeuriste de l’histoire ».
Un bestiaire aussi riche que délicieusement farfelu – la délectation au bout de
la langue…
Enfin, un pur plaisir que lire en
appendice ce pastiche de Suétone, que Clément Rosset reprend d’un autre
auteur (Hubert Monteilhet, Les
Queues de Kalliaos) :
« En ce temps-là, Caligula eut à juger d’une affaire qui faisait l’objet
de toutes les conversations sur le forum, et qu’il résolut avec ce mélange de
cruelle logique, d’insensée démesure et de mépris du doit, qui n’appartenait
qu’à lui, soucieux de renchérir encore sur les extravagances honteuses ou
criminelles qui défrayaient la chronique.
Le fils unique et tendrement chéri d’un
certain chevalier Publius Verus Ofella était revenu borgne et défiguré des
guerres parthiques. La douleur de ce Ofella fut immense et lui troubla la
raison, car le jeune homme, qui avait perdu sur-le-champ le goût de vivre,
était renommé pour sa beauté et pour ses succès auprès des romaines les plus
coquettes. Dans cet accès de fureur insane, Ofella se creva lui-même un œil,
comme si ce sacrifice eût pu rendre à son, unique enfant l’intégrité de sa
vision et le charme caressant de son regard. Et ces deux borgnes se consolèrent
ensemble un moment, dans le silence d’une maison médusée. Bientôt Ofella
chercha sur le marché des esclaves borgnes pour le service particulier de son
malheureux fils, qui avait la faiblesse de trouver dans cet accommodement une
sorte de délectation morose. Les borgnes se faisaient rares, Ofella au risque
de déclencher une révolte et d’exciter la réprobation publique, en vint
progressivement à éborgner tous les esclaves de sa villa, du philosophe
stoïcien, qui jeta de hauts cris, aux jardiniers ligures, qui se firent une
raison. Puis ce fut le tour des concubines bavardes que le père et le fils se
partageaient pour chercher sur le sein l’oubli de leur disgrâce. Le jour où
Ofella prétendit faire éborgner l’un de ses clients, qui était imprudemment
venu quérir sa sportule, le préteur alerté dut intervenir. En somme,
l’infortuné Ofella s’était efforcé de constituer autour d’un enfant borgne un
monde cyclopéen. Cette tendresse paternelle émut quelques-uns, mais effraya la
plupart, qui la trouvèrent excessive.
Au matin d’un nuit d’orgies, Caligula fit
quérir le jeune homme et le renvoya aveugle à son père, démontrant par-là que
la folie elle-même doit connaitre ses limites. »
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