J’ai longtemps pensé que Moby Dick était un roman
pour adolescent ; un peu à la façon du Vieil homme et la mer d’Hemingway, qu’on
lit ou qu’on fait lire aux élèves de collège pour les édifier, leur montrer un
exemple de courage et d’abnégation - certes objectivement inutile ; mais
reste l’honneur...
A la vérité le chef d’œuvre d’Herman Melville,
publié en 1851, est un livre aussi considérable que d’une construction
singulière, alternant narration romanesque et parties techniques, chapitres et
paragraphes construits un peu à la manière d’un manuel de chasse à la baleine,
ou encore, parfois, d’un traité de biologie sur les cétacés ; livre
d’observations et de collectes de données scientifiques que n’aurait sans doute
pas renié Darwin.
Mais j’en oublierai presque le style saisissant de
Melville. Car Moby Dick est une œuvre qui ne laisse personne indifférent ; avec
une prose posée entre le vide de la mer par un jour sans vent et les affreuses
tempêtes où le noir de l’âme s’en va nourrir la folie des hommes ; une ivresse
sauvage où les monstres marins viennent hanter les beuveries sur fond d’huile
de baleine, de vengeance et de rédemption. Certains, je viens de le découvrir à
l’instant, iront chercher le merveilleux de Moby Dick dans une comptabilitéaussi vaine que scientifiquement exacte. Ceux-là sont les négociants égarés
d’un océan de points, ces affréteurs de navire qui restent toujours à quai.
Passons.
C’est à la vérité par une lecture, il y a de cela
quelques années à la radio, que j’ai découvert ce monument de
littérature.
Aussitôt le harpon de la fascination s’est planté
dans mon crâne. Une fascination certes ambivalente, dont la flamme changeante
n’a cessé de s’alimenter de ses propres noirceurs, de ses propres faillites.
Car Moby Dick est l’histoire d’une irrémédiable faillite et qu’importe si l’on
renonce à en dessiner le contour ou en exprimer l’aigreur grandiose...
Les mots filent, accrochés à cette
corde reliée au corps du monstre qui s’apprête à plonger dans les abimes.
Dans la barque, transis et féroces, terrorisés tant qu’implacables, les hommes
ont choisi leur destinée ; un destin de tragédie, avec pour horizon le baiser
mortel avec l’une des filles de Poséidon, Aéthuse, Rhodé ou Despoéna,
qu’importe ! Un sort dont on ne sait s’il est enviable à celui des martyrs
consentants des jeux du cirque dans la Rome antique. Mais ces marins, pour les
plus chanceux, pourront se consoler à l’idée - vanité à la vérité - qu’eux au
moins laisseront pour trace évanescente de leur passage sur cette terre de
douleur et de labeur, une plaque dans l’église de Nantucket. Ex voto qui dira : « Capitaine Ezéchiel Hardy. Tué à la proue de
son embarcation par un cachalot sur les côtes du Japon, le 3 août 1933 ».
Alors, dans la barque, tandis que brûle la corde nouée solidement au harpon,
frappé par une houle violente, ils en oublient presque leur peur et se
concentrent sur leur gestes, sur leurs mots ; sur la technique, le métier : « hale ! », hurle Monsieur Stubb... « Mouillez la ligne ! »... Puis « Serre !! Serre !! ».
Moby Dick c’est aussi et surtout ses
personnages.
Le dantesque Achab, bien sûr, effroyable
unijambiste au regard halluciné suppurant la vengeance comme d’autre la
fourberie ou l’insignifiance - car il est aussi parfois des modèle de ce genre
; ils pullulent même en général. Mais pas dans le roman de Melville. Sans doute
que dans des situations extrêmes se love une certaine grandeur, une hauteur
aussi bien dans le courage que dans l’abjection.
Tout commence à l’auberge du Souffleur, par une
nuit de neige et de vent à Nantucket, cette île située au large du CapCod, ou plus tard Edward Hopper ira poser ses pinceaux. Le narrateur, Ismaël,
fluet et sans le sou se voit contraint de partager le lit avec un cannibale
réducteur de têtes, harponneur désormais de son état. Passé la frayeur et une
nuit sans sommeil, bientôt Queequeg deviendra son ami de cœur :
« On ne peut
dissimuler une âme. Sous ses tatouages diaboliques, il me semblait reconnaitre
un cœur pur et dans ses yeux sombres et profonds, un esprit propre à défier
mille démons ».
Les motivations d’Ismaël pour s’embarquer sur un
baleinier sont cependant flottantes ; une dérive plutôt qu’un cap fermement
suivit une décision faute de mieux : « Je
veux savoir ce que pêcher la baleine veux dire, je veux voir le monde.. »,
dira-t-il à celui qui le recrute. Voir le monde ! L’autre qui ne s’y trompe pas
invite alors le jeune homme à s’approcher du bastingage et jeter un œil du côté
du vent, et de lui demander ce qu’il voit. « Rien que de l’eau, répond Ismaël, un horizon immense !! ». Alors le
vieux capitaine recruteur lâche, mine sévère sans desserrer les dents : « As-tu envie de doubler le cap Horn pour ne
plus rien voir de plus que cette ligne d’horizon ?!.. Ne peux-tu voir le monde
de là où tu es ?!.. » Bonne question à la vérité. Mais qui n’empêchera
pas Ismaël signer le registre. De même fera Queequeg, dont le paraphe se réduit
à un petit poisson schématique, une sorte de huit couché tel que le dessinent
les enfants.
Le navire est le Pequod. Et c’est le choix
d’Ismaël, et de lui seul.
Plus tard, à bord, la nuit une fois couchés, ils
entendront le pied de bois sinistre d’Achab marteler le pont. Mais ils ne le
verront pas, pas tout de suite car le capitaine se tient tout le jour cloitré
en ses quartiers. Et ainsi du jour suivant, et du jour après. Mais les langues
se délient et la rumeur commence à peindre le contour de la folie vengeresse de
l’unijambiste.
Sur le bateau il y a aussi l’indien et le nègre
comme compagnons du cannibale aux harpons. Et bien d’autres personnages encore,
embarqués plus ou moins malgré eux dans cette aventure, qui métamorphosera vite
en traque d’une unique baleine ; ce monstre quasi légendaire « au front d’une blancheur de lait, une bosse
et n’étant que rides et pattes-d’oie » qui a emporté jadis la jambe du
capitaine : Moby Dick !
Il aura suffi d’un toast infernal, la mesure de
Grog !! Un pacte scellé par la contrainte mais qui souffle sous les crâne à la
manière d’une tempête de délire, une folie furieuse que seul le second,
Monsieur Starbuck tente de conjurer : « Des
représailles sur un simple animal... Qui ne vous a frappé que par le plus
aveugle des instincts ! Folie !! »
Ce sera vain. Achab lui le sait, le monstre est
intelligent, retors, empli « d’une
insondable malignité ». Et au capitaine d’ajouter, orbites exorbités : « Je frapperais le soleil s’il m’insultait
! »
Mais je ne vais pas ici conter toute l’histoire ;
elle ne fait que commencer.
Je ne dirai rien des jaunes, singuliers passagers
clandestins souquant ferme à la baleine, ni des gris et des blafards, ni de
l’énigmatique sicaire enturbanné qui se tient silencieux aux côté d’Achab. Rien
de cette cuisine de l’enfer, et toute cette huile - tant d’huile, si précieuse
!
Sans compter ces barriques pisseuses, causes de la
confrontation directe entre Achab et son second. Ce dernier veut que l’on fasse
escale pour les colmater. Mais le capitaine n’a qu’une idée en tête : Moby Dick
!... Et ne souffrant aucune insubordination sort son fusil, qu’il pointe sur le
ventre de Starbuck. L’autre se replie, non sans un avertissement : « Qu’Achab se méfie d’Achab ! ».
Ismaël s’interroge cependant. Comment est-il
possible de traquer une seule bête dans une telle immensité sans limites ? La
réponse lui vient d’un vieux matelot, et tombe comme une évidence, lourde de
présages : « La migration du cachalot se
révèle aussi immuable que celle des bancs de Harengs ou des vols d’hirondelles
! ».
Mais en voilà assez dit.
Et ne puis que conseiller, au-delà du roman même, de
se procurer absolument la fabuleuse adaptation en bande dessinée de Moby Dick
qui commise par Christophe Chabouté aux biens nommées éditions des Ventsd’Ouest.
Le premier tome (il y’en a deux), qui s’arrête
juste après l’altercation entre Achab et Starbuck, nous est présenté plus de
100 pages, servies par un dessin d’une noirceur convenant on ne peut mieux à
telle œuvre ; une incarnation au trait sûr, qui rend les regards hallucinés des
uns, apeurés ou blasés des autres avec une force peu commune.
L’équilibre entre dialogues et silences, aux pages
noires et blanches comme avant l’orage, est une invite au voyage ; incitation
impérieuse à s’embarquer derrière l’épaule d’Ismaël...
On y éprouvera ainsi l’attente infinie et la
routine de ces jours sans fin sur une mer étal ; l’angoisse sourde aussi à
l’approche de l’action, la fulgurance enfin de la traque. La folie des hommes,
la force de la bête !
Et ne l’oublions pas :
« Prenez le
plus distrait des hommes, absorbé dans la plus profonde des rêveries,
dressez-le sur ses jambes, incitez-le à poser un pied devant l’autre et il vous
conduira infailliblement vers l’eau »
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