Dans la postface du « Recours aux forêts » Michel Onfray raconte que Démocrite a l’issue de son périple jusqu’en Inde, las de la vilenie des hommes fit construire une petite cabane au fond de son jardin pour s’y retirer le restant de ses jours. Je ne sais si l’anecdote est vraie, et relisant le passage des « Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres » de Diogène Laërce consacré à Démocrite, si cabane il y a, elle fut construite, selon un certain Démétrios, dans les jeunes années du philosophe, alors que son père vivait toujours. La version qu’en donne Fénelon, l’archevêque de cambrai, paraphrasant le doxographe grec dont on sait si peu, est la suivante : « Il avoit tant de passion pour l’étude, qu’il passoit les jours entiers enfermé lui seul dans une petite cabane[1] au milieu d’un jardin. Un jour son père lui amena un bœuf pour l’immoler, et l’attacha dans un coin de sa cabane ; la grande application de Démocrite fit qu’il n’entendit pas ce que son père lui disoit, et qu’il ne s’aperçut pas même qu’on eût attaché un bœuf à coté de lui, jusqu’à ce que son père revenu une seconde fois pour le retirer de la profonde méditation où il étoit, et lui montrer qu’il avoit un bœuf à côté de lui qu’il falloit sacrifier»[2]. Quoi qu’il en soi cette « tentation » de solitude, cette envie de s’extraire du tumulte de la compagnie des hommes a hanté plus d’un philosophe. Bien sûr, parmi tant d’autres, il y a Montaigne démissionnant à 37 ans du Parlement de Bordeaux pour se retirer définitivement en ses terres et se consacrer dorénavant à ce loisir studieux des anciens, qu’on appelle l’otium, et qui depuis sa tour fera dicter, annotera et reviendra durant vingt bonnes années sur les fameux « Essais ». Mais cette retraite ne signifiait point un total rempli sur soi ; il est des expériences plus radicales, et je n’en prendrai que deux parmis des philosophes plus proches de nous.
Skjolden - maison de Wittgenstein |
Ainsi Ludwig Wittgenstein qui passa l’hiver 1936 dans un isolement des plus complets non loin de Skjolden, une petite bourgade située au fin fond d’un fjord Norvégien. Il y avait construit de ses mains, en surplomb accroché au flanc de la montagne, « à des kilomètres de tout être humain », une sorte de cabane en rondin de huit mètres sur sept. Il y rédigea son second carnet, un journal qui n’était pas destiné à la publication, où il consigna ses réflexions. « Il n’y a personne ici – mais je peux aussi devenir fou tout seul ». Ainsi, confronté à une solitude extrême, en quête de sens ou de vérité, il flirta avec la folie.
Extrait : « … je ne me sens que moyennement, ou à moitié heureux au travail et j’ai comme une crainte qu’il pourrait m’être interdit. C’est-à-dire qu’un sentiment de malheur pourrait s’abattre sur moi qui transformerait la poursuite du travail en une absurdité et me forcer à renoncer à travailler. Mais pourvu que cela ne se produise pas ! – Mais cela est lié au sentiment que je n’ai pas assez d’amour, c’est-à-dire que je suis trop égoïste. Que je me soucie trop peu de ce qui fait du bien aux autres… ».
L’expérience tourna court.
Autre lieu, autre continent, et autre temps. Henry David Thoreau, petit-fils d’un corsaire normand qui débuta en 1845, à l’âge de 28 ans, la construction une petite cabane sur une parcelle mise à sa disposition par Emerson, l’un des fondateur et chef de file du mouvement transcendentaliste. Située sur les berges de l’étang de Walden, à quelques miles du village de Concord, dans le Massachusetts, elle abrita le philosophe un peu plus de deux saisons. De ce retour aux sources sortira, en 1854, « Walden ou La vie dans les bois », ode véritable à la nature ; à l’écoulement des saisons, à l’eau, d’où tout procède, à la Grande Neige et à la glace, aux bêtes qui courent ou sautent de branche en branche, qui rampent sous ses planches ou qui volent au dessus de son épaule. Aux visiteurs du soir, aux chats-huants avec leur « chant de cimetière on ne peut plus solennel »... « Walden… » est aussi un hymne épicurien, dans le sens d’un retour consenti aux besoins naturels et nécessaires. Dès les premières pages Thoreau donne le ton : « Je vois des jeunes gens, mes concitoyens, dont c’est le malheur d’avoir hérité de fermes, maisons, granges, bétail, et matériel agricole ; attendu qu’on acquiert ces choses plus facilement qu’on ne s’en débarrasse. Mieux eût valu pour eux naître en plein herbage et se trouver allaités par une louve, afin d’embrasser d’un œil plus clair le champ dans lequel ils étaient appeler à travailler »[3].
Un chapitre de cette vie dans les bois s’intitule « Solitude ». Aux antipodes des tourments solitaires de Wittgenstein, Thoreau commence ainsi : « Soir délicieux, où le corps entier n’est plus qu’un sens, et par tous les pores absorbe le délice. Je vais et viens avec une étrange liberté dans la Nature, devenue partie d’elle-même. Tandis que je me promène le long de la rive pierreuse de l’étang, en manches de chemise malgré la fraîcheur, le ciel nuageux et le vent… (…) Les grenouilles géantes donnent de la trompe en avant-coureurs de la nuit et le chant du whippoorwill[4] s’en vient de l’autre côté de l’eau sur l’aile frissonnante de la brise. (…). Le repos n’est jamais complet. Les animaux très sauvages ne reposent pas, mais les voici en quête de leur proie ; voici le renard, le skunks[5], le lapin rôder sans crainte par les champs et les bois. Ce sont les veilleurs de la Nature »[6]. Ainsi s’agit-il ici d’une communion avec la nature, plutôt qu’une douloureuse mise à l’écart ; d’une immersion plutôt qu’une position en surplomb, coupé de l’essentiel. Ainsi, la jubilation paisible plutôt que la mortification morbide de l’anachorète. Et si lors de ce périple intime sur les franges de la modernité et de l’industrialisation, a qui il a tourné le dos, «…jamais le cœur noir de la nuit n’était profané par nul voisinage humain », Thoreau en ressentit, là encore contrairement à Wittgenstein, qu’il ne pouvait « être de mélancolie tout à fait noire pour qui vit au milieu de la Nature et possède encore ses sens ». Et de conclure : « Pendant que je savoure l’amitié des saisons j’ai conscience que rien ne peut faire de la vie un fardeau pour moi »[7].
A view of the Walden pond from Emerson's Cliff |
Et c’est un homme renouvelé, prêt à de nouvelles expériences, qui écrira enfin, laconique : « Ainsi se compléta ma première année de vie dans les bois et la seconde lui fut semblable. Je quittai finalement Walden le six septembre 1847 ».
Pour finir, pas si éloigné de ces radicalités, exprimées selon des modalités propre à chacun de ces philosophes, Epicure et son jardin ; situé opportunément à mi-chemin entre la retraite solitaire et les affinité électives, le partage d’amitié et le repli sur soi. Havre de quiétude planté à la lisière du tumulte du monde ; d’un monde qui ne se refuse pas mais se goûte à la manière décrite avec superbe par Lucrèce au début de son chant IV :
« Des Piérides je parcours les lointaines contrées
que nul n’explora. Joie d’aller aux sources vierges
boire à longs traits, joie de cueillir des fleurs nouvelles,
de glaner pour ma tête la couronne merveilleuse
dont jamais les Muses n’ont paré aucun front.
Car j’enseigne de grandes choses : d’abord je viens
défaire les nœuds dont la religion nous entrave.
Et puis, sur un sujet obscur, je compose des vers
si lumineux, imprégnant tout de charme poétique.
Encore ce choix n’est-il pas sans raison.
Quand les médecins veulent donner aux enfants
l’absinthe rebutante, auparavant ils enduisent
les bords de la coupe d’un miel doux et blond
pour que cet âge étourdi, tout au plaisir des lèvres,
avale en même temps l’amère gorgée d’absinthe
et, loin d’être perdu par cette duperie,
se recrée au contraire une bonne santé. »[8]
Et à l’heure des traditionnels bilans, à la vue d’un monde où tout semble aller à vau-l’eau, plutôt que flotter indécis entre un sentiment de vaine déploration et un « bougisme » frénétique adossé à une espèce d’hilarité factice portée par une consommation orgiaque, pourquoi ne pas choisir plutôt la lucidité tranquille ? Un pas de côté pour s’en revenir rasséréné…
C’est le crépuscule d’une année, ou l’aurore d’une nouvelle saison. A chacun selon sa propre sensibilité.
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[1] La traduction de Robert Genaille de l’édition GF Flammarion de « Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres », évoque une cellule, plutôt qu’une cabane : « … il était si travailleur qu’il se fit une petite cellule dans le jardin entourant sa maison pour s’y enfermer ».
[2] La version du GF Flammarion, moins prolixe indique : « Un jour son père y avait amené un bœuf pour l’immoler et l’avait attaché à la porte, Démocrite ne s’en apercevait pas, et il fallut que son père le fît lever pour le sacrifice et lui expliquât ce qu’on allait faire du bœuf ».
[3] Walden ou la vie dans les bois, Gallimard 1190, p 11.
[4] Engoulevent.
[5] Putois
[6] Op cité, p 151.
[7] Op cité, p 153.
[8] Lucrèce, De la nature, Chant IV 1-17, traduction Kany-Turpin
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