La dispersion est, dit-on, l'ennemi des choses bien faites. Et quoi ? Dans ce monde de la spécialisation extrême, de l'utilitaire et du mesurable à outrance y aurait-il quelque mal à se perdre dans les labyrinthes de l'esprit dilettante ?
A la vérité, rien n’est plus savoureux que de muser parmi les sables du farniente, sans autre esprit que la propension au butinage, la légèreté sans objet prédéterminé.
Broutilles essentielles. Ratages propices aux heures languides...
Ce matin lisant le
texte intitulé « Retour à la campagne » :
« L’arrivée à
Lugano fut peu réjouissante. Telles des nuées de sauterelles, les étrangers
débarquent ici en masse aux alentours de Pâques, et cela faisait longtemps que
je n’avais pas été indisposé à ce point par le vacarme des foules envahissantes
peuplant la terre. (…) Ils trouvent tout charmant et ravissant, sans se rendre
compte le moins du monde que par leur faute, un des rares endroits paradisiaque
existant encore au cœur de L’Europe se transforme chaque année davantage en
banlieue berlinoise. (…) Même le dernier des vieux paysans, si aimable soit-il,
installe du fil de fer barbelé autour de ses prairies pour les protéger des
flots de touristes qui les piétinent (…) La terre est désormais tellement
surpeuplée ! »
Que ne dirait-il pas
aujourd’hui ?!
Ce sentiment
d’oppression face au déferlement de ces foules de touristes, est le même que
celui que j’éprouve au Crotoy et en Baie de Somme, chaque année davantage, dès
que se profile un long weekend ou, pire, lors des vacances scolaires !
Souillure du paysage
et du silence.
L'idéal ! vue du Crotoy en hors saison depuis la baie de Somme - photo par Axel
Le matin, avant de me rendre à bicyclette au tripalium, j’ai pris
l’habitude de lire quelques pages, sirotant un thé affalé dans mon canapé. Une
nouvelle, une poignée d’aphorismes ou un texte bref sur l’un des nombreux
sujets que je goûte.
En ce moment c’est le recueil de textes d’Herman Hesse, « L’art de
l’oisiveté » qui m’accompagne. J’y relève, l’œil encore endormi, ces
quelques lignes tirées d’un texte daté de 1928 et intitulé
« Oppositions » :
« … notre époque a pour mot d’ordre : la santé, la
compétence et la confiance béate dans le futur, le rejet narquois de tous les
problèmes profonds, le renoncement répugnant et lâche à toute forme de
questionnement dérangeant, la jouissance de l’instant.
(…)
Lorsque je les vois exprimer un vif contentement et rire avec
satisfaction, je ne puis m’empêcher de penser à l’année 1914. Je songe à
l’optimisme soi-disant salutaire de ces peuples qui trouvaient tout magnifique,
enthousiasmant et menaçaient de coller au mur chaque pessimiste rappelant que
les guerres sont des entreprises fort périlleuses et violentes qui peuvent
aussi se solder par une triste défaite. Ainsi les pessimistes furent-ils en
partie ridiculisés, en partie fusillés. Les optimistes eurent alors leur époque
de gloire, ils exultèrent et triomphèrent pendant des années, jusqu’au moment
où, épuisés de tant d’allégresse et de victoires, ils s’effondrèrent
brutalement … »
Au fond, pas grand-chose n’a changé … Les guerres, le dérèglement
climatique, l'effondrement de la biodiversité et, à rebours, les enthousiasmes du consumérisme et l'apologie béate de Musk !
Pour bien commencer l’année j’ai achevé la lecture de la considérable biographie de Voltaire commise par le regretté Raymond Trousson. Un livre qui impose le respect par son érudition. Et de m’arrêter ici sur les derniers jours et la mort du grand homme.
Et de noter que « plus la fin approche, plus le clergé est aux aguets : le temps presse pour obtenir une rétractation (…) Le 18 mai, raconte ironiquement Condorcet, le curé de Saint-Sulpice est arrivé tout courant, pour tâcher d’avoir un corps et une âme » il faut dire que « ni le clergé, ni le pouvoir ne souhaitent le scandale que causerait un refus de sépulture ».
Aussi le 30 mai 1778, « l’abbé Gaultier presse Voltaire de se mettre en règle avec l’Eglise : ‘Quel malheur, si vous mourriez sans avoir pensé à l’affaire de votre salut !’ (…) Selon les témoignages, lorsque Tersac lui demande s’il croit en Jésus-Christ, Voltaire répond : ‘Laissez-moi mourir en paix’. Selon Condorcet, il aurait dit : ‘Au nom de Dieu, Monsieur, ne me parlez pas de cet homme !’ – propos peut-être plus voltairiens ».
Voltaire mourra le soir même et le lendemain on pratique l’autopsie : « C’est un apothicaire, M. Mitouard, qui procède à l’embaumement du corps. Il obtient une relique, le cerveau, qu’il plonge dans un bocal d’esprit-de-vin. Le cœur revient Vilette. Puis, vers 11 heures du soir, s’exécute la navrante et macabre comédie. Un des plus grands écrivains de l’histoire sera transporté clandestinement, comme une marchandise de contrebande, pour un enterrement à la sauvette. Tout habillé, fardé, harnaché pour le tenir droit, un domestique assis à ses côtés, le cadavre est installé dans le carrosse de Voltaire, mais moins vraisemblables ».
Le lieu de destination ? L’abbaye cistercienne de Scellières. « Les carrosses sont arrivés le premier juin, en fin d’après-midi. Le corps est déposé dans un cercueil de bois blanc ». Il faut préciser ici que, si l’on en croit certaines rumeurs, « Mme Denis, lorsqu’on avait proposé un cercueil en plomb, s’est écriée : A quoi bon ? Cela couterait beaucoup d’argent. La légataire universelle se découvrait soudain le sens de l’économie ».
D’ailleurs « Des bruits fâcheux courront sur la criminelle négligence de Mme Denis à l’égard de son oncle. Mme Du Deffand ne l’aimait pas, lui trouvait un air de ‘gaupe’ (…) ». A chacun de se faire une idée, mais « Reste que l’attitude de Mme Denis témoigne de son égoïsme et de fort peu d’attentions pour l’homme qui la chérit depuis 30 ans ».
Cénotaphe du cœur de Voltaire
Et l’Eglise dans tout ça ? L’évêque de Troyes dépêche une
interdiction d’inhumer. « Elle arrivera trop tard : l’impie reposait
en terre consacrée ». Mais l’histoire ne s’arrête pas là. « Le 2
novembre 1789, l’Assemblée constituante avait décrété la sécularisation des
biens ecclésiastiques, ce qui impliquait la mise en vente de l’abbaye de
Scellières. Les restes du philosophe allaient-ils passer au plus
offrant ? ». L’assemblée tranche en 1791 : Cela sera au
panthéon que Voltaire sera inhumé !
Quant au cœur de Voltaire … « En 1779 Mme Denis cède Ferney à Villette. Ce dernier « fit élever une petite pyramide pour y déposer le cœur de Voltaire, avec cette inscription : son esprit est partout et son cœur est ici ».