Blogue Axel Evigiran

Blogue Axel Evigiran
La dispersion est, dit-on, l'ennemi des choses bien faites. Et quoi ? Dans ce monde de la spécialisation extrême, de l'utilitaire et du mesurable à outrance y aurait-il quelque mal à se perdre dans les labyrinthes de l'esprit dilettante ?


A la vérité, rien n’est plus savoureux que de muser parmi les sables du farniente, sans autre esprit que la propension au butinage, la légèreté sans objet prédéterminé.

Broutilles essentielles. Ratages propices aux heures languides...


29 mai 2016

Polonnaruwa


Polonnaruwa, bibliothèque (photo par Axel)
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Il est des lieux qui laissent des empreintes durables. Des impressions à secouer les humeurs nostalgiques. Un effet des ruines, sans doute. Et lorsque, écrasées de pluie, s’égouttent les photographies gorgées de soleil d’un monde figé au-delà des océans, les secondes se dissolvent dans la fugacité du souvenir. Le souvenir d’un aigle blanc au-dessus de l’eau, aussi vite évaporé à l’orient dans le bleu du ciel. Le souvenir  de ces rangées de fillettes en uniformes immaculés, gravissant rieuses les marches d’un palais retourné au silence, à moins qu’il ne s’agisse d’une bibliothèque délestée de ses précieux manuscrits. Une place singulière à l’acoustique remarquable ; le Pothgul Vihara. Parfois, alentour, des singes se postent sur les pierres ou s’ébrouent en famille dans les arbres. Pour nous rappeler que tout passe… Car le principe d’impermanence y a sa place. C’est même, au-delà de la poussière des siècles,  la civilisation ou s’incarne le mieux cette vérité aussi vieille que sapiens est par deux fois sapiens, pour son plus grand malheur… Au Sri Lanka le bouddhisme est roi. L’occidental en a souvent une vision déformée ; suite de clichés véhiculés par plusieurs génération de pratiques new-age, et qui nous feraient oublier presque le destin chaotique de l’île. Les civilisations sont mortelles, nous le savions bien avant que Valery l’énonce, mais nous n’en avons si peu conscience. Ou plutôt, nous refusons de croire ce que nous savons… Ici comme ailleurs.


Sur les marches du Potghul Vihara (photo par Axel)
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Famille de macaques (photo par Axel)
Et de nous placer sur les traces du roi Kalinga Magha, venu des Indes du sud pour détruire Polonnaruwa, capitale du royaume du Lanka – après Anuradhapura, qui dura quatorze siècles, avec ses 113 rois successifs et ses 4 reines, avant d’être abandonné à la jungle au profit de Polonnaruwa…
La capitale médiévale, à bout de souffle, sera pillée et brûlée, l’envahisseur semant la terreur et l’effroi. Au roi capturé, Parakrama Pandu, il sera arraché les yeux avant d’être torturé à mort. C’est qu’au royaume de la méditation, lorsqu’on est pas expert en poisons, on n’a rien à envier en cruauté aux autres peuplades du monde. Il se murmure : « ne sois pas trop sage, tu deviendrais stupide ». La sentence gravée sur l’une des solives du plafond de Montaigne prends ici en sens particulier. La splendeur de Polonnaruwa n’aura duré en tout et pour tout que trois siècles ; une éternité à l’échelle d’une vie d’homme, autant dire une goutte d’eau dans l’océan : « Nous tous, les vivants : rien que fantômes, ombres sans poids », une autre phrase que les moines, si elle n’avait été de Sophocle, auraient pu méditer, avant de s’en aller joyeusement s’entretuer.


Palais royal de Parakramabahu (photo par Axel)
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Après le feu de la guerre, le silence des arbres recouvrira peu à peu les os de la cité en miettes. Nous sommes au XIIIe siècle. Un long oubli avant que les ruines ne soient indiquées par Lt Fagan en 1820, et relayées dans une publication du magazine « The Orientalist ». En 1831 le major Forbes en donnera une description précise. Quant aux fouilles systématiques, elles débuteront au début XXe siècle.

Aujourd’hui, ce qui frappe le visiteur à Polonnaruwa, c’est la singularité de ruines dont le sens en grande partie échappe à l’œil européen – l’histoire échappe aussi, sauf à être un érudit. Ici pas de repères stables, d’ancrage culturel. Mais l’altérité radicale – vocabulaire y compris.
Alors autant se laisser emporter, préjugés rangés au placard, pour savourer l’éternelle saveur de l’effondrement des civilisations.

Pilier, de la salle d'audience (photo par Axel)
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Lions et escalier de la salle d'audience (photo par Axel)
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Citadelle intérieure

Une fois pénétré au cœur de la cité, l’œil se confronte aux vestiges du Vejayanta Pasada, le palais royal, dont les murs de briques abritent les restes de moult salles, parfois à peine esquissées.

Council chamber of King Nissankamalla
Situé dans les jardins royaux, avec des gravures d’éléphants, de chevaux et de lions. L’édifice, était sans doute à l’époque recouvert d’un toit en bois. La terrasse comporte 4 rangées de piliers, couverts d’inscriptions indiquant les positions des dignitaires. Le roi siégeait sur le trône du lion.


Vue d'ensemble de la salle d'audience (photo par Axel)
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Quadrilatère

Cerné d’une enceinte, ce quartier était considéré comme le plus sacré de la cité et accueillait la relique de la Dent – peut être le bouddha en était-il doté de plus de trente-deux, un peu à la manière des saints martyr chrétiens, possédant chacun au moins une demi-douzaine de fémurs. Miracle de l’insondable ! Saint Augustin  fut d’ailleurs l’un des premiers à s’insurger des exploits des moines vagabonds… La soif de vénération étant aussi universelle que la recherche du profit par le trafic, il n’y a pas de raison qu’il en aille différemment en Asie qu’en Europe. Passons.

The Vatadage
Vatadage signifie circulaire. C’est le maitre ouvrage du quadrilatère, et a été construit pour protéger et donner abri au dagaba (lieu saint). Quatre bouddhas, statues en position assises ont été disposées aux points cardinaux. Chaque tête est différente.  On notera encore les gardes de pierre sur l’entrée est. Vatadage fut construit par le roi Nissankamalla (1187 - 1196)


Vatadage (photo par Axel)
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Vatadage, bouddha (photo par Axel)
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Vatadage, détail (phot par Axel)
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Vatadage, frise sculptée (photo par Axel)
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Autres édifices
Bien d’autres bâtiments, statues et sculptures se laissent savourer par-delà la poussière des ans. Ainsi l’énigmatique Sathmahal Pasada, et son architecture à degrés. Ou encore le Hatadage dont la statue principale nous défie de son indifférence tutélaire.  Sans oublier le Gal Potha, énorme livre de pierre déroulé sur huit mètres, et recouvert de la prose louant les hauts faits d’un roi dont le nom n’évoque absolument plus rien.


Statue (photo par Axel)
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Hatadage (photo par Axel)
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Hatadage (photo par Axel)
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Livre de pierre (photo par Axel)
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Sathmahal Pasada (photo par Axel)
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Per omnia vanitas. 


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Passer enfin sous le dôme du Rankot Vihara


Rankot Vihara (photo par Axel)
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Et saluer enfin le grand dormeur...


Bouddha allongé (photo par Axel)
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25 mai 2016

Sur l'engagement.... Avec Clément Rosset



« Quand je lis les journaux et les magazines, je suis surpris de voir qu’on y présente sans cesse des portraits de gens « engagés ». Cela me fait sourire. Etre architecte ou pianiste, cela ne suffit pas. Il faudrait être en plus engagé. Moi, j’aimerais bien qu’on m’explique ce que cela signifie qu’une chanteuse engagée. Cette survalorisation de l’engagement est très excessive : nous voilà donc en compagnie de cuisiniers engagés, de sportifs engagés…. »


Clément Rosset, entretien dans philosophie magazine N°100 – juin 2016

12 mai 2016

El Zócalo : les fresques de Diego Rivera au Palacio National

Par une après-midi déjà bien entamée, direction El Zócalo, fameuse place située au cœur du centre historique de Mexico, là où fut décapitée la civilisation aztèque par un certain Hernán Cortés et sa clique. Il faut dire que la Plaza de la Constitución dans sa démesure a oblitéré l’ancienne place du marché (tiangui) qui jouxtait la cité des dieux (teocalli) de l’ancienne ville de Tenochtitlan qui compta au temps de sa prospérité, dit-on, plus de 200.000 têtes. Il ne reste aujourd’hui de ces splendeurs passées que les décombres du Templo Mayor, la pyramide principale haute de 45 mètres qui dominait alors le centre cérémoniel de la défunte capitale. De son ventre furent exhumées moult merveilles, pour la plupart exposées désormais au Musée national d’anthropologie où se trouve également une reconstitution du sanctuaire. 

Mais ce n’est point le sujet sur lequel je voulait m’étendre ici.

Dans le musée anthropologique de Mexico... (photo par Axel)
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Entrons donc sous le portique de sécurité du Palacio National, tandis que dans la rue un vendeur à la sauvette soudoie un policier pour s’assurer de sa tranquillité, chose banale, nous confirme consterné notre guide, Horacio.

Fresque de Diego Rivera au Palacio National
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Une fois dans la place, ayant volté sur notre gauche, dos à la fontaine trônant au centre du monumental patio cerné d’arcades baroques, nous voici donc face à l’escalier central pour y admirer les monumentales fresques murales de Diego Rivera, dont je n’avais jusqu’alors, comble de mon inculture, jamais entendu parler. Ni de lui, ni de Frida Kahlo (n’étant point aficionado forcené du grand écran - un film sorti en 2002, « Frida », relate son existence).
Ainsi, vierge de tout préjugé, mon sentiment face à la première composition de celui qui se liera d’amitié avec Modigliani lors de son passage à Paris, la plus monumentale d’entre toutes et qui représente l’histoire du Mexique de 1521 à 1930, fut celle d’un énorme ensemble un peu kitch, entre art naïf et réalisme, aux couleurs flashy, mêlant messages gros comme des autobus au fracas des armes. Jugement mitigé donc, que corrigea la vue des autres fresques de l’étage, bien plus dans mon goût, avec ces oiseaux, ces parures, ces scènes chatoyantes et tribales, moins marquées semble-t-il par l’idéologie, où de manière plus subtile. Fourmillement de détails et d’histoires composées en plans successifs, ne laissant pas un seul espace blanc, dont paradoxalement il se dégage une espèce de sérénité paisible. Motifs qui finirent par me plaire tout à fait - et même un peu plus que cela - et dont aujourd’hui, je regrette de ne pas en avoir tiré davantage de clichés, ni accordé l’attention que méritait tel chef d’œuvre - ce que n’aurait pu manquer tout homme de véritable culture.


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A la vérité et pour conclure sur mes impressions d’alors, ce dont mon ignorance m’a préservé fut aussi la source de mon inconséquence. Mais c’est là fatalité. Et il m’aura fallu, de retour de voyage, tomber sur une émission sur le Mexique des années 30 pour apprendre les relations du peintre et de sa compagne avec le surréalisme, sa tête de pont ayant été transplantée en 1938 au Mexique, missionné par le Ministère des Affaires Etrangères, sans doute davantage pour satisfaire son goût d’exotisme que par soucis prosélyte.


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Diego Rivera (1886 - 1957), anticlérical et athée déclaré, clairement engagé à gauche appartiendra au sérail des peintres officiels du gouvernement postrévolutionnaire mexicain. Et c’est lorsque revenu d’Europe en 1921 qu’il tentera, avec le succès que l’on connait, de faire renaitre une peinture typiquement mexicaine : « Pour cela, il va cherchant son inspiration dans le monde qui l'entoure, son monde, sa vie quotidienne, l'histoire de son pays, ses coutumes comme ce goût prononcé
pour le morbide et la mort... Il reprend la technique, chère aux précolombiens, de la fresque (et de préférence monumentale), faite à la détrempe. Tout de suite, son style est remarqué. En 1922, il réalise la fresque de l'amphithéâtre « Bolivar » de l'Ecole Nationale Préparatoire, puis l'Ecole d'Agriculture de Chapingo, puis des ministères : Santé, Education et finalement le Palais Présidentiel ( « Histoire du Mexique : de la Conquête à 1930 », 1929-35 et 1945). » (1)


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Un mot enfin de Frida Kahlo (juillet 1907 - juillet 1954) tempétueuse descendante de Mathilde Calderón, au sang indien et d’un photographe d’origine allemande.
Jeune militante, inscrite au Parti Communiste Mexicain en 1928, elle rencontrera alors Diego Rivera avec lequel elle se mariera l’année suivante. Relations tumultueuses autant que passionnées qui se solderont par un divorce en 1939. Entre temps elle aura eu une liaison avec Léon Trotski, hébergé chez Frida à Coyoacán et à qui elle offrira pour son anniversaire une toile intitulée « Autoportrait dédié à Léon Trotski ». Quant à son époux, volage invétéré, il l’avait déjà trompé en 1934 avec, entre autres, sa propre sœur, Cristina. Episode qui laissera à « la boiteuse » une profonde blessure, traduite dans le tableau « Quelques Piqûres » (« Unos Cuantos Piquetitos ») qui évoque un meurtre perpétré par jalousie sur une femme.

« Frida l’estropiée », célèbre pour ses autoportraits au front barré de sourcils noirs, sera aussi qui refusera de se faire enrôler dans le mouvement surréaliste : « On me prenait pour une surréaliste. Ce n’est pas juste. Je n’ai jamais peint de rêves. Ce que j’ai représenté était ma réalité. » (2)


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Pour finir sur une balade fort bien documentée autour des fameuses fresques du Palais National de Mexico, je renvoie - et incite chacun à y jeter un œil, voire les deux - au très beau billet intitulé « Diego Rivera, murales del Palacio Nacional » sur le blog à plusieurs voix « La part manquante », dont la philosophie, selon leurs propres dires, s’énonce de la manière suivante : « Se donner la possibilité d’être au monde par un regard débarrassé des préjugés, grâce à une oreille résistante à la mélodie obsédante des médias “mainstream”, un esprit affranchi de nos servitudes modernes que sont la publicité et la religion de la consommation. »




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(1) voir l’excellent site viva mexico - http://www.vivamexico.info/Index1/DiegoRivera.html

(2) Le journal de Frida Kahlo, préfacé par Carlos Fuentes, éditions du Chêne, 1995

9 mai 2016

Sur les sables de Zuydcoote, l’épave du Crested Eagle

Plage de Zuydcoote, autour de l'épave du Crested Eagle (photo pour Axel)
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Depuis le massif dunaire Marchand, zone naturelle coincée entre Zuydcoote et Bray-dunes, à marée basse apparaît au loin une ligne noire découpée sur le sable ; mince filet de dentelle autour duquel s’affairent quelques pécheurs de moules…

Il s’agit de l’épave d’un navire. De celle d’un vapeur anglais portant le nom d’un oiseau de proie vivant dans les forêts du bassin amazonien : le « Crested eagle ».


Il est tôt et il fait encore un peu frais. Le ciel est d’un bleu prometteur. Je ne connais rien ou si peu de la période historique ayant poussé ce paquebot de près de 100 mètres à s’en venir expirer tout au nord des côtes françaises. Un film de 1964 retrace pourtant l’histoire tragique des événements de Dunkerque du printemps 1940 ; « Un weekend à Zuydcoote » d’Henri Verneuil. Je n’ai pas souvenir de l’avoir vu. 
Une nouvelle surproduction  s’apprête d’ailleurs à être tournée dans quelques semaines sur l’opération dynamo, le nom de code de la bataille de Dunkerque. Il s’agit du « Dunkirk » de Christopher Nolan avec, comme premier effet visible, l’installation d’arcades en ferrailles sur la façade arrière du Kursaa[1], pour le transformer en usine.


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Passé le sable encore tiède, le contact sous les pieds de la vase et de l’eau rappelle les vastes étendues de la baie de Somme. Là-bas, il n’y a pas de navire échoué, mais le souvenir d’une pucelle qui traversa la baie par un jour de décembre 1430, et dont les politiciens opportunistes s’arracheront la mémoire. Ici, sur le front de mer de Zuydcoote, à l’approche de la ligne mouvante des flots, les vestiges de ferrailles prennent forme, se gonflent et peu à peu prennent vie sous les explications de notre guide, BrunoPruvost, un passionné d’histoire contemporaine et plongeur visiteur d’épaves… Ici la proue, là le tube d’un canon ou l’emplacement des roues à aubes. Ces ruinesd’acier et de bois sont aussi une aubaine pour la faune ; coquillages, étoiles de mer, petits crustacés et même des chapelets d’anémones de mer, dont l’aspect spongieux et dégoulinant évoque les créatures sorties de l’imagination d’un Lovecraft.


Anémones de mer accrochées aux flancs du Crested Eagle (Photo par Axel)
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Pourtant, à tourner sur les restes du « Created Eagle », colonisée par une poignée de ramasseurs de moules fanfaronnant avec crudité dans un sabir local, on a peine à imaginer la tragédie qui se déroula à cet endroit le 29 mai 1940 en fin d’après-midi. Et si la forme du navire se laisse appréhender, la carcasse éventrée livrant quelque uns de ses secrets, comment se représenter l’enfer de feu et de mitraille qui se soldera par la mort de 300 soldats, la plupart des hommes que transportait le navire ?

Donnons la parole à un témoignage :

«  Le Major Dinort nous raconte comment il mit fin à la carrière du P.S. Crested Eagle. Pilote émérite de la Luftwaffe, aux commandes de son Stuka, il orbita et scruta la mer à la recherche de cibles. Il n'avait que l'embarras du choix; toutefois trois navires attirèrent particulièrement son attention parce qu'ils s'écartaient du chenal sans avoir été en apparence touchés. (…)
"Section Aigle... Section Aigle... ordonna Dinort. Objectif, le plus gros navire, celui du milieu... Attaquez !". Et il poussa le nez du Stuka dans son piqué à 70°. (…) ; il se délesta comme il le fallait, à l'altitude de quatre cent cinquante mètres, et dégagea sur la gauche ; un immense champignon de vapeur jaillit des entrailles de l'objectif, mais cabré maintenant vers le ciel, Dinort ne put en voir davantage. Tout porte à penser qu’il avait attaqué le vieux bateau à roues de la Tamise, le Crested Eagle. Toujours est-il que ce bâtiment fut touché dès qu'il eut embarqué les survivants du "Fenella" et largué ses amarres; une bombe sur l'arrière enflamma la soute à mazout, une autre sur le pont milieu bloqua la descente des machines (..) Les chasseurs allemands ne faisaient pas de quartier, et volaient au ras de l'eau pour mitrailler les hommes à la nage; leurs balles grésillaient sur l'eau comme " du gras de lard dans une poêle ".Les vingt minutes que les stukas pouvaient passer sur Dunkerque écoulées, Dinort rassembla ses avions, et reprit le chemin de Beaulieu, sans pouvoir assister à la fin du Crested Eagle. Du rivage où Booth (commandant de bord) essayait d'aller s'échouer, des milliers de spectateurs horrifiés virent des hommes, transformés en torches vivantes, sauter à la mer, le visage tordu par la souffrance, ou danser comme des derviches sur les tôles chauffées à blanc par l'incendie et que la dilatation boursouflait entre les barreaux du pont comme des écailles de tortue. »[2]
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Une plaque commémorative a été placée à la proue du Crested Eagle le 29 mai 2015. Et une gerbe déposée par un rescapé de l’opération dynamo, Vic VINER dont le frère Bert est mort dans le naufrage du Bâtiment, alors qu’il se trouvait sur la plage de Zuydcoote lorsque le navire a été bombardé par les Stukas Allemands.

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Au loin, sur une mer d’huile glissent quelques voiliers, tandis que les goélands, indifférents, s’affairent à leur pitance. Un couple de cormoran d’un vol rapide file droit vers les dunes. La chaleur pointe ses ailes. L’épave, enchâssée dans son linceul de sable sur trois mètres de profondeur, s’est fondue au paysage. Elle y restera, conservant entre ses mâchoires d’acier les cadavres de soldats inconnus.

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[1] Palais des congrès de Dunkerque, situé en front de mer.
[2] Walter Lord, Le miracle de Dunkerque,1999.

2 mai 2016

Apulée : les métamorphoses ou L’âne d’or


Dès la première ligne 
Apulée annonce la couleur : c’est un récit milésien qu’il a commis. Un roman échevelé, parfois leste, dont le genre remonte à Aristide de Milet, un grec auteur de contes érotiques qui vécut au IIe siècle av JC, et qui inspira, entre autres, Ovide et Pétrone, ce dernier enchâssant même des textes d’Aristide dans ses propres productions, tels celui de la fameuse ‘matrone d’Ephèse’ dans le Satiricon, récit dont La fontaine donnera plus tard sa propre variante en vers.  

Apulée
Mais qui était le berbère de Madaure, cet africain qui répondait au patronyme d’Apuleius et qui donnera son prénom, Lucius, au héros des métamorphoses ?

Les sources le confirment, ce fut assurément personnage haut en couleur. Né sous le règne d’Hadrien, vers 123 de notre ère, Apulée est, comme on dit, un  fils de bonne famille. A ce titre, et aspirant à la postérité littéraire, il ira faire ses études de rhétorique à Carthage. Tenté par le Platonisme d’alors - sauce pythagoricienne, mâtinée de mysticisme – il passe sur le chemin du retour par Athènes où les dieux de tous les horizons se côtoient « les déesse d’Eleusis escortent aussi bien Dionysos qu’Isis l’Egyptienne ».

C’est ainsi, au cours de ses nombreuses pérégrinations et initiations aux cultes « à mystères », qu’Apulée se forge une belle réputation de thaumaturge magicien. A Oea (l’actuelle Tripoli), usant peut-être de magie douteuse, il séduira la mère de l’un de ses anciens condisciples, une riche veuve dont il capte l’héritage. Accusé, en qualité d’avocat Apulée plaidera sa propre cause et sera acquitté. Ceci pour l’anecdote.


Avocat à Rome, il préférera enfin retourner dans son pays natal pour y exercer le métier plus en vue de conférencier mondain. C’est là que notre homme, après avoir vu passer de loin le règne d’Antonin le Pieux, trépassera sous Marc Aurèle en 170 de notre ère.
Voici pour l’essentiel.

Mais afin de mieux saisir la saveur de l’époque laissons la parole à Lucien Jerphagnon qui brosse, dans son Histoire de la Rome Antique le portrait d’Apulée :

« Ses voyages l’avaient promené un peu partout dans l’Empire, et aux bons endroits ; Il n’hésitait pas à s’affirmer ‘philosophe platonicien’ et il avait à ce titre sa statue dans sa ville natale reconnaissante. L’homme lui-même est passionnant, voire inquiétant. Comme bon nombre de ses contemporains à présent, il avait collectionné les initiations à tous les cultes ‘à mystères’, ceux qui vous garantissaient ce que la religion traditionnelle ne songeait pas à vous offrir : la protection privilégiée d’un dieu durant la vie, et une mort considérée comme un cap de bonne espérance. Les faveurs de ces dieux s’étendaient jusque dans l’au-delà. On a d’Apulée une truculence Apologie, qui est en quelque sorte la sténo du procès où on l’avait entraîné sous l’inculpation de pratiques magiques. Une accusation qui en ces temps pouvait très bien vous expédier aux Enfers ! Sans doute Apulée n’était-il pas pressé de vérifier les protections divines dont il y disposait, car il se défend avec une verve endiablée – pourfend ses accusateurs – et chemin faisant, nous surprenons sur le vif comment se passait une audience de justice. Mais il y a plus : c’est tout un arrière-fond de croyances qui arrive jusqu’à nous. Les objets les plus innocents, les gestes, les paroles, tout cela revêt une autre dimension, secrète, maléfique, à quoi tout le monde croit ou a l’air de croire. , On est loin du scepticisme d’un Cicéron. Le siècle est redevenu dévot, superstitieux même. » (pp 389 – 390)

L'âne d'or
Les métamorphoses dateraient de 161, et sont une adaptation latine d’un petit roman grec, roman qui aurait servit également de source à Lucien de Samosate, mais sur ce dernier point rien n’est moins sûr. En effet, le lien exact entre le textes de Lucien et le récit primitif n'est pas clairement établi. (cliquer sur le lien pour détail) « Or ce texte primitif, ce modèle, nous l'avons. Il s'agit d'un court récit transmis dans le corpus de Lucien et intitulé Loukios ê Onos, Lucius ou l'âne. (…)L'érudit byzantin Photios (le même qui fut largement responsable du schisme orthodoxe), rendant compte d'une de ses lectures, mentionne à la fois un âne dû à un certain Lucius de Patras et un texte plus court de même titre, qu'il attribue à Lucien. Photios ne sait pas bien lui-même si le texte mis sous le nom de Lucien est un abrégé de l'autre ou si, au contraire, celui de Lucius de Patras en serait un développement. Il est même possible, du reste, que Photios ait mal analysé le titre et qu'il faille comprendre Les métamorphoses de Lucius de Patras comme renvoyant en réalité au nom du personnage (comme chez Apulée, précisément) et pas à celui de l'auteur. »

Bref…
Mais ce qui est sûr, c’est que si l’âne de Lucien ricane celui d’Apulée à une saveur nettement plus mystique - voire initiatique : car « ce conte de fées, ou plutôt de fée (Isis), avec rose et bourricot, n’est pas gratuit. Les tribulations de Lucius changé en âne pour avoir voulu pénétrer les secrets de la magie, punissent Lucius, sans doute, mais elles l’entrainent d’épreuve en épreuve dans la voie de la purification et du salut en Isis » .

Ce qui nous conduit à évoquer d’un mot la valeur éducative des métamorphoses.
Nerval voyait dans le livre d’Apulée, non sans motif, le récit d’une « illumination ». Mais si illumination il y a, elle ne peut oblitérer le côté grivois et picaresque de cette fabuleuse aventure de Lucius, une épopée qui, par sa densité et ses rebondissements, n’est pas sans faire songer aux tribulations des chevaliers de Chrétien de Troyes, la mystique monothéiste en moins, la paillardise en plus. C’est qui n’est pas pour déplaire.
Nicolas Mignard, Le jugement de Midas (PbA de lille)

De la métamorphose et de l'âne 
La métamorphose est un thème aussi vieux que le monde. Je ne m’y étendrait pas.
Il n’est qu’à songer aux compagnons d’Ulysse changés en pourceau par la magicienne Circée ou au pauvre Grégoire de Kafka, métamorphosé par on ne sait quelle fatalité en cafard.

Plus proche de notre sujet, il y a les oreilles du roi Midas, changées en esgourdes d’equus asinius. Pas moins de deux toiles de Pba de Lille rappellent la mésaventure : Midas, qui fut jadis élève d’ Orphée, préside à un concours de musique opposant Apollon et un satyre joueur de flûte. Le roi de Phrygie a la mauvaise idée, contre l’avis des Muses, de donner le prix au satyre. Ce n’est pas, on s’en doute, du goût du dieu. Aussi ce dernier, pour se venger, lui changera ses oreilles en celle d’un âne.
D’où, peut-être, le fameux bonnet dont on affublait jadis les mauvais écoliers.

De la bêtise de l'âne
Brave créature qu’affectionnait Erasme, l’âne a nom synonyme de ballot, balourd, benêt, buse, butor, crétin, imbécile, idiot et j’en passe !
Mais à la vérité l’âne n’est pas si bête. En témoigne pour l’exemple le dialogue mis en scène par Hugo entre le trottinant équidé et Kant en personne, ce dernier finissant par « adopter définitivement le point de vue de son baudet ».
  
                         


EXTRAITS

Afin de susciter envies de lecture de cette belle œuvre, en voici quelques minces extraits, sélectionnés tout arbitrairement.

Menues grivoiseries

« J’arrivais à la porte de Milon, (…) mais je ne trouvai à la maison ni Milon ni sa femme, il n’y avait que ma chère petite Photis ; (…) Elle-même, coquettement vêtue d’une tunique de lin, laissant voir, par transparence, un soutien-gorge rouge vif, qui lui entourait, assez haut, la poitrine, juste sous les seins (…) Enfin, je lui dis : ‘Avec quel charme, avec quelle grâce, ma chère Photis, tu accompagnes de tes fesses le mouvement de cette casserole ! »

A telle enseigne, la suite ne fait pas un plis, et la nuit venue : 
« Je venais à peine de m’étendre quand apparut ma Photis, qui venait de mettre au lit sa maîtresse. (…) Soue l’effet du vin, l’esprit, mais aussi le corps, agités de désir, excité, au supplice, le bas de tunique remonté dans la région de l’aine, prouvant à ma chère Photis mon impatience à prendre notre plaisir, je dis : ‘Pitié de ce combat où tu m’engages, sans déclaration de guerre officielle, je suis tout tendu ; dès que la première flèche du cruel Cupidon s’est enfoncée jusque dans mon cœur, j’ai bandé aussi vigoureusement mon arc, et je crains fort maintenant que la corde trop tendue ne se rompe. (…)
Et aussitôt la vaisselle enlevée en un tournemain, Photis, dépouillée de tous ses vêtements, cheveux dénoués, dans une liberté joyeuse, s’était miraculeusement rendue semblable à Vénus, lorsqu’elle sort des flots de la mer, et de sa main rosée, elle couvrait à demi son sexe épilé, plus par coquetterie que par pudeur et pour le dissimuler. ‘Vas-y, dit-elle, combats, et ferme, je ne reculerai pas devant toi, je ne tournerai pas le dos ; attaque en face si tu es un homme, en avant, hardiment, frappe à mort et lutte pour ta vie. Le combat d’aujourd’hui est sans quartier’. Tout disant cela, elle grimpa sur mon lit et s’accroupit peu à peu sur moi… »

Devenir oiseau
Voici l’épisode où Lucius espionne le manège de la patronne de Photis. Curiosité fatale qui conduira notre héros, se trompant d’onguent, à se métamorphoser en l’animal que l’on sait.

« Pamphile commença à se dévêtir entièrement, puis elle sortit, d’un coffret qu’elle ouvrit, plusieurs boites ; alors, enlevant le couvercle à l’une d’elles, elle se massa longuement avec un onguent qu’elle en tira, s’enduisant tout entière, depuis les ongles jusqu’au sommet de la tête, puis, après avoir adressé, à voix basse, de longs propos à sa lampe, elle se mit à battre des membres à petits coups pressés. Pendant qu’elle leur imprimait ainsi un mouvement souple et continu, il en jaillit un duvet encore tendre, puis l’on vit grandir de fortes pennes, son nez se durcit et ce recourba, ses ongles devinrent épais et crochus. Pamphile se transforma en hibou ».

Des oiseaux en général

La Mouette :
« Alors, l’oiseau immaculé, la mouette qui parcourt sur ses ailes les flots marins, plongea, en toute hâte, dans le sein profond de l’Océan. Justement Vénus était entrain de s’y baigner et de nager ; l’oiseau se pose près d’elle et lui annonce que son fils est brûlé et souffre cruellement de sa blessure, et que l’on ne sait s’il s’en tirera ».

Les moineaux :
« Accompagnant le char de la déesse de leur gazouillement bruyant, des moineaux se jouent, et d’autres oiseaux, chantant doucement, font entendre des mélodies aussi suaves que le miel pour annoncer l’arrivée de la déesse ».

L’aigle :
« L’oiseau royal de Jupiter souverain, l’aigle rapace, apparut soudain, planant, les ailes déployées et, se souvenant de la mission qu’il avait autrefois remplie lorsque, sous la conduite de l’Amour, il avait enlevé pour Jupiter l’échanson phrygien, il apportait son aide, bien à propos, et honorait la puissance du dieu dans les épreuve de son épouse ».


La matrone d’Ephèse

Voici l’épisode fameux de la matrone d’Ephèse (à comparer au poème de La Fontaine)
Etant fainéant, plutôt que recopier ce passage dans mon exemplaire papier, voici la version donnée sur une source en ligne (j’ai juste modernisé la grammaire de quelque verbes).
 
« Cet homme, réduit dans une grande nécessité, n’avait autre chose pour vivre que le peu qu’il pouvait gagner par son travail journalier. Il avait une femme qui était aussi fort pauvre, mais très fameuse par l’excessive débauche où elle s’abandonnait. Un jour son mari étant sorti de chez lui dès le matin, pour aller travailler, un homme hardi et effronté y entra secrètement l’instant d’après. Pendant que la femme et lui étaient ensemble, comme des gens qui se croient en sûreté, le mari qui ne savait rien de ce qui se passait, et qui n’en avait même aucun soupçon, revint chez lui, bien plutôt qu’on ne l’attendait, et louant en lui-même la bonne conduite de sa femme, parce qu’il trouvait la porte de sa maison déjà fermée aux verrous, il frappe et siffle, pour marquer que c’était lui qui voulait entrer. Sa femme qui était adroite, et fort stylée en ces sortes d’occasions, fait retirer l’homme d’auprès d’elle, et le cache promptement dans un vieux tonneau vide, qui était au coin de la chambre, à moitié enfoncé dans la terre ; ensuite ayant ouvert la porte à son mari, elle le reçoit en le querellant. C’est donc ainsi, lui dit-elle, que tu reviens les mains vides, pour demeurer ici les bras croisés à ne rien faire, et que tu ne continueras pas ton travail ordinaire pour gagner de quoi avoir quelque chose à manger ? Et moi, malheureuse que je suis, je me romps les doigts jour et nuit, à force de filer de la laine, afin d’avoir au moins de quoi entretenir une lampe pour nous éclairer le soir dans notre pauvre maison. Hélas ! que Daphné, notre voisine, est bien plus heureuse que moi ! elle qui, dès le matin, se met à table, et boit tout le jour avec ses amans. Le mari se voyant si mal reçu ; que veux-tu, lui dit-il, quoique le maître de notre atelier, occupé à la suite d’un procès qui le regarde, ait fait cesser le travail, cela n’a pas empêché que je n’aie trouvé le moyen d’avoir de quoi

manger aujourd’hui. Vois-tu, continua-t-il, ce tonneau inutile, qui occupe tant de place, et qui ne sert à autre chose qu’à nous embarrasser dans notre chambre ; je l’ai vendu cinq deniers, à un homme qui va venir dans le moment le payer et l’emporter : Prépare-toi donc à m’aider un peu à le tirer de là, pour le livrer tout présentement. En vérité, dit aussitôt cette artificieuse femme, en faisant un grand éclat de rire, mon mari est un brave homme, et un marchand fort habile, d’avoir laissé pour ce prix-là une chose que j’ai vendue il y a longtemps sept deniers, moi qui ne suis qu’une femme, et toujours renfermée dans la maison. Le mari bien aise de ce qu’il entendait, qui est donc celui qui l’a acheté si cher, lui dit-il ? Pauvre innocent que tu es, lui répondit-elle, il y a déjà je ne sais combien de temps qu’il est dans le tonneau, à l’examiner de tous côtés. Le galant entra à merveille dans la fourberie, et sortant tout d’un coup de sa niche : Ma bonne femme, dit-il, voulez-vous que je vous dise la vérité, votre tonneau est trop vieux, et fendu en je ne sais combien d’endroits. Se tournant ensuite du côté du mari : Et toi, bonhomme, continua-t-il, sans faire semblant de le connaître, que ne m’apportes-tu tout présentement de la lumière, afin que je puisse être sûr, en grattant les ordures qui sont dedans, s’il pourra me servir ; car ne t’imagines-tu pas que je ne me soucie point de perdre mon argent comme si je l’avais gagné par de mauvaises voies. Ce brave et subtil mari, sans tarder et sans avoir le moindre soupçon, allume la lampe, et lui dit : Rangez-vous de là et me laissez faire, jusqu’à ce que je vous l’aie rendu bien net. En même temps il ôte son habit, prend la lumière, se fourre dans le tonneau, et commence à racler toute la vieille lie qui y était attachée. Le galant mit l’occasion à profit, et pendant ce temps, la femme qui se faisait un plaisir de jouer son mari, baissant la tête dans le tonneau, lui montrait avec le doigt, tantôt un endroit à nettoyer, tantôt un autre, et puis encore un autre, et puis encore un autre, jusqu’à ce qu’enfin tout fin achevé ; et ce misérable manœuvre fut encore obligé, après avoir reçu sept deniers, de porter le tonneau jusque dans la maison du galant de sa femme.
 »

Des amours des nobles dames envers Lucius
« Il y avait dans cette société, une dame fort noble et fort riche. Elle était venue me voir, comme tout le monde, en payant et, à la suite de cela, prit grand plaisir à mes tours de toutes sortes et, à force de m’admirer, conçut pour moi une étrange passion ; (…) elle vivait, nouvelle Pasiphaé amoureuse, cette fois, d’un âne (…)
Alors la dame, après avoir enlevé absolument tous ces vêtements et même la bande d’étoffe qui enserrait sa remarquable poitrine, debout près de la lumière, s’oignit longuement d’une huile parfumée contenue dans un flacon d’étain ; ensuite, elle m’en frotta généreusement et avec plus de soin encore qu’elle même (…)
J’éprouvais cependant une angoisse et une grande crainte en me demandant comment, avec des pattes si énormes et si longues, je pourrai monter une faible dame (…) Pauvre de moi, quand j’aurai écartelé une noble dame, on m’exposerait aux bêtes pour servir d’ornement aux jeux offerts par mon maître ! (…) tout en parlant, elle me donna la preuve que mes imaginations étaient vaines et ma peur absurde. M’embrassant de façon fort étroite, elle me reçut tout entier, oui tout entier. »

Isis et la libération finale
Tout vient au moment propice, nous avertit Apulée : 
« Mais nous savons bien que, lorsque la Fortune s’y oppose, il n’est pas un homme sur terre qui puisse rien obtenir de bon, et que ni la sagesse des calculs, ni la prudence des remèdes ne peuvent ni transformer ni corriger l’ordre immuable établi par la divine providence »

Et à l’heure dite, une fois l’âne enfuit, perdu dans la nature : 
« le visage baigné de larmes, j’adresse cette supplique à la divine Maîtresse : (…)
Après avoir, de la sorte, multiplié les prières (…) et voici que, élevant au milieu de la mer un visage adorable aux dieux mêmes, surgit l’apparition divine (…)
‘Me voici Lucius ; tes prières m’ont touchées, moi, mère de tout ce qui est, maîtresse de tous les éléments, (…) je suis Celle de Pessinote, mère des dieux, là, pour les Attiques, nés du sol, je suis Minerve Cécropienne ; ailleurs, pour les Cypriotes, fils du flot, je suis vénus de Paphos, pour les Crétois porte-flèches, Diane de Dictys ; pour les siciliens aux trois langages, Proserpine stygienne ; pour les antiques Eleusiniens, la Cérès attique ; Junon pour les uns, Bellone pour les autres, Héca
te pour ceux-ci, pour ceux là, Celle de Rhamnonte, mais les peuples que le dieu Soleil, à son lever éclaire et qu’il éclaire à son coucher de ses rayons déclinants, les Éthiopiens des deux Ethiopies et les Egyptiens puissant d’un antique savoir m’adorent selon les rites qui me sont propres et c’est de mon vrai nom qu’il m’appellent Isis Reine ».