La dispersion est, dit-on, l'ennemi des choses bien faites. Et quoi ? Dans ce monde de la spécialisation extrême, de l'utilitaire et du mesurable à outrance y aurait-il quelque mal à se perdre dans les labyrinthes de l'esprit dilettante ?
A la vérité, rien n’est plus savoureux que de muser parmi les sables du farniente, sans autre esprit que la propension au butinage, la légèreté sans objet prédéterminé.
Broutilles essentielles. Ratages propices aux heures languides...
« L’art nouveau a la masse contre lui et il l’aura
toujours. Il est impopulaire par essence ; plus encore, il est antipopulaire.
Quelle que soit l’œuvre qu’il engendre, elle produit automatiquement dans le
public un curieux effet sociologique. Elle le divise en deux parties : l’une,
minime, formée par un nombre réduit de personnes qui lui sont favorables ;
l’autre, majoritaire, innombrable, qui lui est hostile. »
Ces lignes de l’essayiste espagnol trouvent
probablement leur source dans les critiques violentes liées à l’incompréhension d’alors d’une bonne
part du grand public. C’est que, pour Ortéga Y Gasset, « le public se divise en deux classes
d’hommes : ceux qui le comprennent et ceux qui ne le comprennent pas ».
Et de préciser un peu plus loin sa pensée : « …lorsque le déplaisir causé par l’œuvre naît du fait qu’on ne l’a pas
comprise, l’homme est comme humilié, il a une obscure conscience de son
infériorité qu’il a besoin de compenser au moyen de l’affirmation indignée de
soi-même face à l’œuvre (…) Habituée à avoir la préséance en tout, la masse se
sent offensée dans ses « droits de l’homme » par l’art nouveau qui
est un art de privilège, de noblesse de nerfs, d’aristocratie instinctive ».
A déambuler aujourd’hui parmi les
décombres d’un mouvement artistique mort il y a peine plus d’un siècle, nous
nous trouverons loin de telles considérations. Il n’en reste pas moins que le
débat de fond soulevé par Ortega Y Gasset demeure à bien des égards valide. Et
l’on peut s’interroger sur l’universalité d’un tel discours lorsque nous sommes
confrontés de nos jours, par exemple, aux productions de l’art contemporain, un art qui est, selon Jean Clair,
« à l'oligarchie internationale et
sans goût d'aujourd'hui, de New York à Moscou et de Venise à Pékin, ce qu'avait
été l'artpompieraux
yeux des amateurs fortunés de la fin du XIXème siècle ». Mais ne nous
y trompons pas : le texte d’ Y Gasset n’est pas si incompatible que cela
avec une certaine détestation des fumisteries artistiques engendrées par la
post-modernité, ce dernier ayant pris soin de préciser que « lorsque quelqu’un n’aime pas une œuvre
d’art, mais l’a comprise, il se sent supérieur à elle et n’a pas lieu de
s’irriter ». Ajoutons, pour faire bonne figure, que les marchands du
temple contemporains semblent bien avoir revêtus les habits de ces bourgeois
d’antan, décrits par l’auteur de La déshumanisation de l'art comme ces « êtres incapables de sacrements artistiques, aveugles et sourds à toute
beauté pure ». On le voit donc, les choses ne sont pas si limpides, ni
si monolithiques qu’on voudrait le croire, et il convient de pratiquer ici un
art de la nuance et de la contextualisation ; de la modestie aussi.
Mais assez de digressions dans un
domaine qui n’est pas de ma compétence. Et d’en revenir plutôt à l’incursion ce
dimanche, en la meilleure compagnie qui puisse être, en ces terres d’arts
architecturaux centenaires ; à la vérité une plongée dans une commune
limitrophe de Lille, perchée en miroir dans un ciel emporté de nuages. Bref, une
odyssée tapissée par le soleil d’un automne amoureux. Les lieux m’étaient
pourtant familiers à leur manière, ayant vécu des années à quelques kilomètres
de là. Ce qui ne pas empêché d’y trébucher sur l’inconnu avec l’avidité d’un
enfant, surpris au fond de découvrir tant de beautés et de singularités, justes
dissimulées par une cécité de routine. Apprentissage du regard donc et curiosité
de l’écoute... Tant il est bon de placer
ses pas dans le sillage de ceux qui, pris de passion pour leur matière, savent
en restituer la pleine saveur…
Aussi, au fil de la balade ai-je appris
à me familiariser avec un art ayant embrasé l’Europe à la toute fin du XIXe
siècle, avant de se consumer de son propre feu une poignée d’années plus tard ;
de happer au vol des noms illustres qui sonnaient chez moi jusqu’alors dans le
vide… Ainsi de l’architecte Victor Horta dont je balbutie le patronyme juste avec
la connaissance que son hôtel particulier, aujourd’hui mué en musée, se situe à
Bruxelles – prochaine étape, sans doute de ce périple initiatique…
Enfin, et surtout, ces déambulations
dilettantes m’auront permis d’apprendre à distinguer grossièrement les lignes de
l’art déco des courbes de l’art nouveau. Mais on aura compris en filigrane :
même si parfois un certain sens de la symétrie rectiligne anime mes humeurs, mon
cœur balance vers les ornements et
fioritures puisant à la source vive du sensible ; et j’aime à savoir que
les artistes emportés dans cette esthétique de la courbe et du délié, voulurent
rompre avec un certain classicisme de la forme – comme s’il leur avait fallu
exorciser la grisaille de l’industrialisation du monde. Et de songer, à la vue
de certains motifs, vitraux et autres artéfacts décoratifs, au symbolisme en
peinture, et en particulier à l’œuvre de Klimt, celui qui peignit en 1905 le
portrait de la sœur du philosophie à la cabane norvégienne, je veux dire
Wittgenstein – Gustave moreau, je crois aussi, y aurait sa part.
Reste aujourd’hui, se promenant dans
rues, un monde en clair-obscur et qui, par son omniprésence discrète, ranime
pour notre plus grand bonheur les vestiges encore vivants que des passionnés,
secoués d’une étrange nostalgie, esquissent au détour d’un quartier encombré de
torpeur…
Passant, je ne pouvais manquer de
relever les noms donnés à certaines de ces habitations ; ainsi les villas
des fauvettes ou des bergeronnettes.
La comète de l’art nouveau cédera la
place vers 1910 à l’art déco. Mais ceci est une autre histoire, et je ne commettrai
pas ici d’allongeailles sur un terrain pour l’heure bien trop incertain pour
moi. Mais je conserve la belle idée de Montaigne : « Les abeilles pillotent
deçà delà les fleurs ; mais elles en font aprez le miel, qui est tout leur ».
Lorsque j’étais enfant, mes parents avaient l'habitude de sacrifier avec enthousiasme au rituel hebdomadaire des courses au supermarché. C’était toujours le samedi après-midi, lorsque la foule dégorge des allées surpeuplées, caddies dégoulinants de produits industriels et de breloques inutiles "made in China". Parfois nous enchaînions avec l’Usine de Roubaix, pour faire les ‘loques’, lorsque ma mère parvenait à y traîner bon gré mal gré mon père. Lui, se laissait faire « pour avoir la paix ». Il faut dire que c’était là notre unique sortie culturelle et on s’habillait propre pour l’occasion. Bien sûr, les désœuvrés faisant légion, c’était éternellement la guerre pour trouver une place de parking, une bousculade sans nom au rayon frais ou j'appris la palpation dégoûtante des camemberts sous les criailleries des bonimenteurs vantant la saveur de leur saucisson bourré de E on ne sait quoi. Mais le pire restait cette bataille farouche aux caisses pour ne pas se faire ‘doubler’... Une guerre des nerfs sur fond de regards noirs et de coups de caddies. C'est que, par effet de cette "servitude volontaire" si commune, chacun était pressé de payer pour s’en aller consommer chez soi, tranquille, tout ces beaux produits, fruits d'un incontestable progrès.
Dans l’esprit de mes géniteurs il n’était évidemment pas question je rate cette grand-messe. Et malgré mes lancinantes protestations, ils me traînaient invariablement partout dans leur sillage. Sans doute voulaient-ils alors parfaire mon éducation et préparer par l’exemple le futur consommateur sommeillant encore trop profondément chez leur rejeton. Mais bientôt lassés de me voir souffler dans leurs jambes, après avoir chapardés quelques bonbons dans les paquets déjà éventrés, ils finissaient le plus souvent par m’autoriser à aller les attendre au rayon livre. Et je dévorais ainsi, débout sous les néons trop vifs, des bandes dessinées jusqu’à en avoir les yeux hallucinés et le dos en compote. Des Lucky Luke, des Tintin, des Astérix, des Schtroumpfs... Parfois, si je m’étais bien comporté, ils m’autorisaient à en choisir un tome. Un dressage comme un autre aussitôt assimilé. Bien sûr, secrètement je piochais aussi comme un voleur dans les BD qui n’étaient pas de mon âge, et me délectais, le regard inquiet, d’une paire de fesses ou du galbe de seins plus ou moins bien rendus. Les scènes violentes m’attiraient aussi. Les combats, les monstres assoiffés de sang, etc. Toutes ces choses plus ou moins fantastiques qui rompaient avec mon ordinaire tissé d’une morne médiocrité.
Lettres persanes (ed GF - Illustration par Nicole Gouju)
Arriva enfin le jour où mes parents estimèrent que plutôt qu’une bande dessinée il serait bon pour ma culture de plutôt choisir, les jours fastes où mon comportement le permettait, un 'vrai livre' : un roman, un recueil de poésie, un conte... Enfin n’importe quoi du moment que c’était sans images. A ma grande perplexité je découvris que sur les présentoirs s’entassaient des piles d’ouvrages qui ne me disaient absolument rien. Aussi passai-je d’interminables moments incapable de me décider. Une seule certitude cependant : lassé des Agatha Christie et des Guy de Cars de ma mère (mon père ne lisait qu'une poignée d'OSS117 l’an, et qui m’étaient de toute façon interdits) j’aspirais à me frotter à des œuvres classiques, mais ne savais sans aide que choisir. Aussi finissais-je par tenter ma chance un peu au hasard.
Ma première pioche fut Pascal et ses Pensées. Je me souviens que mes parents approuvèrent chaleureusement ce choix, qui se résumait pourtant chez eux à la fameuse formule connue de tous. Fier comme un pape avec mon livre sous le bras, je déchantais cependant bien vite. C’était rasoir et je n’y comprenait rien, sauf que je voyais partout Dieu, ce qui m’énervait passablement, étant alors déjà rebelle aux soutanes et autres cornettes.
Vint alors un livre bien plus réjouissant, tissé d'une belle écriture et leste par endroits, pour mon plus grand bonheur... Un recueil remplis de la correspondance d’exotiques personnages échoués à Paris, narrant des histoires de harem et de houris pleines de promesses. Ces deux observateurs étrangers comparaient aussi, non sans humour, leurs mœurs à celle de la capitale de France. L'un d'eux, un dénommé Usbek, se raidissait enfin à faire la police chez lui par correspondance épistolaire interposée. Tel fut mon premier contact avec les Lettres persanes. De l’auteur, un certain Charles-Louis de Secondat, baron de La Brède et de Montesquieu, je savais juste qu’il était un grand personnage de l’histoire de France. J’étais alors en quatrième.
Punition à l'école, au Moyen-Age
Elève d’un naturel paisible et rêveur je fus rarement collé. Cela arriva néanmoins en classe de troisième. J’étais alors chez les curés, et lorsque la saison ne permettait pas les corvées d’intérêt collectif, nous allions dans la salle de permanence pisser des lignes sous la surveillance d’un aumônier bonhomme, bien plus commode que notre terrible directeur, un type avec une tête de garçon boucher sadique qui nous fichait une de ces frousse avec son oeil battant frénétique au rythme de son humeur. Cet abbé et confesseur en chef portait un éternel pull virginal à col roulé d’une matière douteuse, comme il s’en faisait dans les années 70. Y pendouillait une énorme croix en bois accusatrice. Dès qu’un professeur se faisait porter pâle, c'était lui qui assurait la relève, venant prêcher de sa voix mielleuse la bonne parole, nous contant les pieux exploits de Saint François d’Assise ou de Saint Martin. Gare à qui n’était pas attentif ! Mais la permanence, étrangement il la laissait à l’aumônier. Et ce dernier n'aspirait qu'à la tranquillité. Aussi demandait-il aux élèves punis de juste copier des lignes sans faire trop de bruit, et de rendre un nombre minimal de pages pour chaque heure de colle. Peu importait le texte. Peut-être les lisait-il parfois ensuite, peut-être pas.
C’est ainsi que sans trop de risque je commis ce jour fatal de retenue ce qui me parut alors un petit forfait au regard de la pudeur ecclésiastique, bien qu’à mon sens inattaquable : celui de copier un passage plutôt leste de ces fameuses Lettres persanes.
De ce minuscule écart j'ai gardé la trace dans mon livre. Il est tiré de la lettre III (Zachis à Usbek, à Tauris). En voici une partie :
« Tu vis avec plaisir les miracles de notre art ; tu admiras jusqu’où nous avait emportées l’ardeur de te plaire. Mais tu fis bientôt céder ces charmes empruntés à des grâces plus naturelles ; tu détruisis tout notre ouvrage: il fallut nous dépouiller de ces ornements, qui t’étaient devenus incommodes ; il fallut paraître à ta vue dans la simplicité de la nature. Je comptai pour rien la pudeur : je ne pensai qu’à ma gloire. Heureux Usbek ! que de charmes furent étalés à tes yeux! Nous te vîmes longtemps errer d’enchantements en enchantements ; ton âme incertaine demeura longtemps sans se fixer ; chaque grâce nouvelle te demandait un tribut ; nous fûmes en un moment toutes couvertes de tes baisers ; tu portas tes curieux regards dans les lieux les plus secrets ; tu nous fis passer, en un instant, dans mille situations différentes ; toujours de nouveaux commandements, et une obéissance toujours nouvelle. Je te l’avoue, Usbek, une passion encore plus vive que l’ambition me fit souhaiter de te plaire. Je me vis insensiblement devenir la maîtresse de ton cœur ; tu me pris, tu me quittas ; tu revins à moi, et je sus te retenir ; le triomphe fut tout pour moi, et le désespoir pour mes rivales : il nous sembla que nous fussions seuls dans le monde ; tout ce qui nous entourait ne fut plus digne de nous occuper. Plût au ciel que mes rivales eussent eu le courage de rester témoins de toutes les marques d’amour que je reçus de toi ! Si elles avaient bien vu mes transports, elles auraient senti la différence qu’il y a de mon amour au leur ; elles auraient vu que, si elles pouvaient disputer avec moi de charmes, elles ne pouvaient pas disputer de sensibilité... »
J’espère que ce bon aumônier, s’il lui a pris idée de lire cette prose impie, aura eu cette fois là au moins de charmants rêves.
Théodore Chassériau - Femme maure quittant le bain
Il ne me serait sans doute jamais revenu sérieusement l’idée de relire les Lettres persanes sans une émission des NCC de l’été 2011, avec en invité Céline Spector, passionnante spécialiste du pensionnaire de La Brède, celui-là dont Chamfort disait qu’il « avait un caractère fort au-dessous de son génie ».
Et ce fut une expérience rafraîchissante, teintée d’un zeste de nostalgie, que cette lecture estivale ; aventure solitaire dont je conserve la trace au travers de certains passages...
Une question d’âge tout d’abord, expérience saisissante si ce n’est frustrante, une fois le voile tombé, commune à tous et fort bien relatée par Flaubert dans les premières pages de Bouvard et Pécuchet : « ils avaient le même âge : quarante-sept ans ! Cette coïncidence leur fit plaisir ; mais les surprit, chacun ayant cru l’autre beaucoup moins jeune.»
Montesquieu en donne une version humoristique au travers le portrait de quatre femmes, la première âgée de 20 ans, la seconde de 40 , la troisième de 60 et la plus vielle trônant du haut de ses 80 ans. Il s’agit de la lettre XXXVIII de Rica à Ibben.
Goya - Les vieilles (Musées des Beaux arts de Lille)
« C’est une grande question, parmi les hommes, de savoir s’il est plus avantageux d’ôter aux femmes la liberté, que de la leur laisser. Il me semble qu’il y a bien des raisons pour et contre. Si les Européens disent qu’il n’y a pas de générosité à rendre malheureuses les personnes que l’on aime, nos Asiatiques répondent qu’il y a de la bassesse aux hommes de renoncer à l’empire que la nature leur a donné sur les femmes. Si on leur dit que le grand nombre des femmes enfermées est embarrassant ; ils répondent que dix femmes, qui obéissent, embarrassent moins qu’une qui n’obéit pas. Que s’ils objectent, à leur tour, que les Européens ne sauraient être heureux avec des femmes qui ne leur sont pas fidèles ; on leur répond que cette fidélité, qu’ils vantent tant, n’empêche point le dégoût, qui suit toujours les passions satisfaites ; que nos femmes sont trop à nous ; qu’une possession si tranquille ne nous laisse rien à désirer, ni à craindre ; qu’un peu de coquetterie est un sel qui pique et prévient la corruption. Peut-être qu’un homme, plus sage que moi, serait embarrassé de décider : car, si les Asiatiques font fort bien de chercher des moyens propres à calmer leurs inquiétudes, les Européens font fort bien aussi de n’en point avoir.
Après tout, disent-ils, quand nous serions malheureux en qualité de maris, nous trouverions toujours moyen de nous dédommager en qualité d’amants. Pour qu’un homme pût se plaindre avec raison de l’infidélité de sa femme, il faudrait qu’il n’y eût que trois personnes dans le monde ; ils seront toujours à but, quand il y en aura quatre.
C’est une autre question de savoir si la loi naturelle soumet les femmes aux hommes. Non, me disait l’autre jour un philosophe très-galant : la nature n’a jamais dicté une telle loi. L’empire que nous avons sur elles est une véritable tyrannie ; elles ne nous l’ont laissé prendre que parce qu’elles ont plus de douceur que nous, et, par conséquent, plus d’humanité et de raison. Ces avantages qui devaient sans doute leur donner la supériorité, si nous avions été raisonnables, la leur ont fait perdre, parce que nous ne le sommes point. Or, s’il est vrai que nous n’avons sur les femmes qu’un pouvoir tyrannique, il ne l’est pas moins qu’elles ont sur nous un empire naturel : celui de la beauté, à qui rien ne résiste. Le nôtre n’est pas de tous les pays ; mais celui de la beauté est universel. Pourquoi aurions-nous donc un privilège ? Est-ce parce que nous sommes les plus forts ? Mais c’est une véritable injustice. Nous employons toutes sortes de moyens pour leur abattre le courage. Les forces seraient égales, si l’éducation l’était aussi. Éprouvons-les dans les talents que l’éducation n’a point affaiblis, et nous verrons si nous sommes si forts.
Il faut l’avouer, quoique cela choque nos mœurs : chez les peuples les plus polis, les femmes ont toujours eu de l’autorité sur leurs maris ; elle fut établie par une loi chez les Égyptiens, en l’honneur d’Isis ; et chez les Babyloniens, en l’honneur de Sémiramis. On disait des Romains, qu’ils commandaient à toutes les nations, mais qu’ils obéissaient à leurs femmes. Je ne parle point des Sauromates,1 qui étaient véritablement dans la servitude de ce sexe ;a ils étaient trop barbares pour que leur exemple puisse être cité.
Tu vois, mon cher Ibben, bien que j’ai pris le goût de ce pays-ci, où l’on aime à soutenir des opinions extraordinaires, et à réduire tout en paradoxe. Le prophète a décidé la question, et a réglé les droits de l’un et de l’autre sexe. Les femmes, dit-il, doivent honorer leurs maris : leurs maris les doivent honorer ; mais ils ont l’avantage d’un degré sur elles.».
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Sur l’éternel thème du c’était mieux avant, comme en témoigne ces propos, attribués à Socrate : « Les jeunes d'aujourd'hui aiment le luxe, ils sont mal élevés, méprisent l'autorité, n'ont aucun respect pour leurs aînés et bavardent au lieu de travailler, ils ne se lèvent plus lorsqu'un adulte pénètre dans la pièce où ils se trouvent, ils contredisent leurs parents, plastronnent en société, se hâtent à table d'engloutir les desserts, croisent les jambes et tyrannisent leurs maîtres. ».
Il s’agit ici de la première partie de la lettre LIX, de Rica à ***
« J’étais l’autre jour dans une maison où il y avait un cercle de gens de toute espèce. Je trouvai la conversation occupée par deux vieilles femmes, qui avaient en vain travaillé tout le matin à se rajeunir. Il faut avouer, disait une d’entre elles, que les hommes d’aujourd’hui sont bien différents de ceux que nous voyions dans notre jeunesse : ils étaient polis, gracieux, complaisants ; mais, à présent, je les trouve d’une brutalité insupportable. Tout est changé, dit pour lors un homme qui paraissait accablé de goutte ; le temps n’est plus comme il était, il y a quarante ans ; tout le monde se portait bien, on marchait, on était gai, on ne demandait qu’à rire et à danser : à présent, tout le monde est d’une tristesse insupportable. Un moment après, la conversation tourna du côté de la politique. Morbleu ! dit un vieux seigneur, l’État n’est plus gouverné : trouvez-moi à présent un ministre comme monsieur Colbert ; je le connaissais beaucoup, ce monsieur Colbert ; il était de mes amis ; il me faisait toujours payer de mes pensions avant qui que ce fût : le bel ordre qu’il y avait dans les finances ! tout le monde était à son aise ; mais, aujourd’hui, je suis ruiné. Monsieur, dit pour lors un ecclésiastique, vous parlez là du temps
le plus miraculeux de notre invincible monarque : y a-t-il rien de si grand que ce qu’il faisait alors pour détruire l’hérésie ? Et comptez-vous pour rien l’abolition des duels, dit, d’un air content, un autre homme qui n’avait point encore parlé ? La remarque est judicieuse, me dit quelqu’un à l’oreille : cet homme est charmé de l’édit ; et il l’observe si bien, qu’il y a six mois qu’il reçut cent coups de bâton, pour ne le pas violer».
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Dans la lignée des stoïciens, pour une défense du suicide :
Lettre LXXXVI d’Usbek à son ami Ibben
La mort de Sénèque, ou "la mort sur ordonnance" - Luca Giordano
« Les lois sont furieuses en Europe contre ceux qui se tuent eux-mêmes. On les fait mourir, pour ainsi dire, une seconde fois ; ils sont traînés indignement par les rues ; on les note d’infamie, on confisque leurs biens.
Il me paraît, Ibben, que ces lois sont bien injustes. Quand je suis accablé de douleur, de misère, de mépris, pourquoi veut-on m’empêcher de mettre fin à mes peines, et me priver cruellement d’un remède qui est en mes mains ?
Pourquoi veut-on que je travaille pour une société dont je consens de n’être plus ? que je tienne, malgré moi, une convention qui s’est faite sans moi ? La société est fondée sur un avantage mutuel ; mais, lorsqu’elle me devient onéreuse, qui m’empêche d’y renoncer ? La vie m’a été donnée comme une faveur, je puis donc la rendre lorsqu’elle ne l’est plus ; la cause cesse, l’effet doit donc cesser aussi.
Le prince veut-il que je sois son sujet, quand je ne retire point les avantages de la sujétion ? Mes concitoyens peuvent-ils demander ce partage inique de leur utilité et de mon désespoir ? Dieu, différent de tous les bienfaiteurs, veut-il me condamner à recevoir des grâces qui m’accablent ?
Je suis obligé de suivre les lois quand je vis sous les lois ; mais quand je n’y vis plus, peuvent-elles me lier encore ?
Mais, dira-t-on, vous troublez l’ordre de la Providence. Dieu a uni votre âme avec votre corps, vous l’en séparez; vous vous opposez donc à ses desseins et vous lui résistez.
Que veut dire cela ? Troublé-je l’ordre de la Providence, lorsque je change les modifications de la matière, et que je rends carrée une boule que les premières lois du mouvement, c’est-à-dire les lois de la création et de la conservation, avaient faite ronde ? Non, sans doute ; je ne fais qu’user du droit qui m’a été donné ; et, en ce sens, je puis troubler à ma fantaisie toute la nature, sans que l’on puisse dire que je m’oppose à la Providence.
Lorsque mon âme sera séparée de mon corps, y aura-t-il moins d’ordre et d’arrangement
dans l’univers ? Croyez-vous que cette nouvelle combinaison soit moins parfaite et moins dépendante des lois générales ? que le monde y ait perdu quelque chose, et que les ouvrages de Dieu en soient moins grands, ou plutôt moins immenses ?
Pensez-vous que mon corps, devenu un épi de blé, un ver, un gazon, soit changé en un ouvrage de la nature moins digne d’elle ? et que mon âme, dégagée de tout ce qu’elle avait de terrestre, soit devenue moins sublime ?
Toutes ces idées, mon cher Ibben, n’ont d’autre source que notre orgueil. Nous ne sentons point notre petitesse ; et, malgré qu’on en ait, nous voulons être comptés dans l’univers, y figurer, et y être un objet important. Nous nous imaginons que l’anéantissement d’un être aussi parfait que nous, dégraderait toute la nature : et nous ne concevons pas qu’un homme de plus ou de moins dans le monde, que dis-je ? tous les hommes ensemble,
cent millions de têtes comme la nôtre, ne sont qu’un atome subtil et délié, que Dieu n’aperçoit qu’à cause de l’immensité de ses connaissances...»
___________________
A propos du plaisant épisode ou une femme échappe aux flammes par crainte de retrouver son méchant époux dans l’au-delà. CXXV. Rica à ***
Xanthippe vide le pot de chambre sur la tête de Socrate
«Une femme, qui venait de perdre son mari, vint en cérémonie chez le gouverneur de la ville lui demander la permission de se brûler ; mais comme, dans les pays soumis aux mahométans, on abolit, tant qu’on peut, cette cruelle coutume, il la refusa absolument.
Lorsqu’elle vit ses prières impuissantes, elle se jeta dans un furieux emportement. Voyez, disait-elle, comme on est gêné ! Il ne sera seulement pas permis à une pauvre femme de se brûler quand elle en a envie! A-t-on jamais rien vu de pareil ? Ma mère, ma tante, mes sœurs, se sont bien brûlées ! Et, quand je vais demander permission à ce maudit gouverneur, il se fâche et se met à crier comme un enragé.
Il se trouva là par hasard un jeune bonze: Homme infidèle, lui dit le gouverneur, est-ce toi qui as mis cette fureur dans l’esprit de cette femme ? Non, dit-il, je ne lui ai jamais parlé ; mais si elle m’en croit, elle consommera son sacrifice; elle fera une action agréable au dieu Brama : aussi en sera-t-elle bien récompensée ; car elle retrouvera dans l’autre monde son mari, et elle recommencera avec lui un second mariage. Que dites-vous ? dit la femme surprise. Je retrouverai mon mari ? Ah ! je ne me brûle pas. Il était jaloux, chagrin et d’ailleurs si vieux, que, si le dieu Brama n’a point fait sur lui quelque réforme, sûrement il n’a pas besoin de moi. Me brûler pour lui !... pas seulement le bout du doigt pour le retirer du fond ».
Il se trouve tant d’autres passages de les Lettres persanes que j’aimerai citer ici, que si je n’y prend pas garde, bientôt je recopierai tout l’ouvrage.
Aussi, sans autre forme de procès retiendrai-je mon élan, suspendant cette promenade délicieuse aux abords du guet conduisant aux terres parfumées de Montesquieu, celui qui n’osa lors de la publication de son roman épistolaire, en 1721, révéler qu’il en était l’auteur.
Puisse cette mise en bouche susciter l’envie de se replonger dans ces inégalables correspondances de sérails et de voyages.