Cet été, sur France Culture, fut l’occasion de la diffusion de deux séries
de cinq conférences roboratives de Régis Debray. Cette série d’émissions intitulée
« Allons aux faits » demeure en ligne pour notre plus grand plaisir.
J’ai choisi de retranscrire une bonne partie de la seconde (inachevée) de
ces conférences, par plaisir, tant elle m’a semblé viser juste. Ceci vaut pour une incitation à l’écoute (ou réécoute) du cycle complet
de ces belles causeries du médiologue. C’est un régal.
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« Transmettre
ce n’est pas communiquer, c’est faire qu’une information ne traverse pas
l’espace mais le temps ».
« Le
gai désespoir à la Cioran, le tragique à la Clément Rosset, ce sont des articles
de luxe à tirages limités »
« Ce n’est
pas le bon sens, malgré ce qu’en a dit Descartes, la chose du monde la mieux
partagée, c’est l’ethnocentrisme »
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Notoriété
& Postérité
La
notoriété a ses recettes, la postérité elle a ses chance (…) Pour qu’un lanceur
d’idée devienne la coqueluche du mois ou de l’année il faut et il suffit qu’il
aille deux ou trois fois à la télé en prime time. Et quiconque va ferrailler
chez Ruquier un samedi soir, sait d’avance qu’il vendra dans la semaine qui
suit entre 15 et 30.000 exemplaires de son dernier chef d’œuvre. (…) Et après
qu’est ce qui se passe ? A vouloir vivre avec son temps on meurt avec son
époque disait Stendhal… Cela dit, s’il suffisait de faire l’ermite ou le bougon
pour franchir la porte des salles de classes et devenir un classique -puisqu’un
classique c’est quelqu’un qu’on enseigne en classe -, ça se saurait depuis le
temps. Et puis, à quoi bon peaufiner son ouvrage ou astiquer sa statue, si
celui qui fait une œuvre ne sait jamais l’œuvre qu’il fait. Quand on remet sa
copie, on n’en connait même pas le dernier mot qui ne nous appartient pas. Ce
qui survit d’un écrivain c’est très rarement l’opus, le grand opus auquel il
attachait le plus d’importance. C’est un factum, pondu en passant (…) Pour la
course à la postérité, cela dit, il serait faux de s’en remettre au hasard. Il
y a des interprétations du monde plus transmissibles que d’autres. Plus aptes à
franchir le mur du temps. Non pas parce ce qu’elles sont vraies ou mieux
fondées - c’est plutôt le contraire-, mais parce que ces interprétations, ces
idéologies, ces philosophies, respectent, consciemment ou non, certains canons,
certains canaux d’exposition, plus conducteurs que d’autres. On pourrait
presque, me semble-t-il, graduer les espérances de vie des diverses productions
de l’esprit d’après leur conformité à un petit nombre de normes, largement
validées par la suite des temps.
Première
norme : faire attendre. Donner à son propos la forme d’un récit, je veux
dire tout simplement raconter une histoire. Dramatiser. Ensuite, que cette
histoire mette aux prises, avec force péripéties, deux principe
antagonistes ; un noir et un blanc, un bon et un méchant, dont la lutte et
ses retournements vont pour ainsi dire, faire durer le plaisir. Et enfin, il
faut que le dénouement soit favorable, qu’il y ait relâchement des tensions et
récompense finale. Disons : l’amour finalement plus fort que la guerre, la
vie plus fort que la mort, le vrai qui triomphe du faux. J’appellerai ça le
modèle Arlequin, celui des romans sentimentaux à l’eau de rose. Le modèle
Arlequin c’est d’abord une rencontre, ensuite des obstacles (…), et enfin un
‘happy end’ (…) ça c’est le schéma universel. Ce n’est seulement celui des
romans Arlequin, c’est celui de la
bible. Révélation (Abraham), épreuve (exil, désert, reniements, batailles) et
récompense (la terre promise). C’est d’ailleurs aussi le schéma des évangiles,
c’est l’histoire du fils de Dieu. Nativité, passion, résurrection (…) C’est au
fond le schéma de tout grand récit : calorifique et rédempteur. Celui du
communisme, celui du nationalisme et celui du racisme, il faut que la race
supérieure triomphe. Autrement dit, il faut un but qui n’est pas à la portée de
la main et qui s’attaque à travers de longues souffrances. C’est cela qui tient
en haleine. D’ailleurs ce fut le génie à la supériorité du christianisme que de
donner à son annonce, la forme d’un drame à épisodes, d’une dynamique ou chacun
a ses chances et où les derniers peuvent devenir les premiers. (…) On ne lance
pas un mouvement de masse, une vague d’espérance mondiale, un souffle
mobilisateur à travers toute la terre, avec la devise de Lucrèce : Eadem sunt omnia semper, les choses sont
toujours les mêmes. C’est assez décourageant. Ça ne donne rien à espérer. Une
philosophie qui se contente d’analyser l’état du monde, il marquera
éventuellement l’histoire de la philosophie, mais pas les sensibilités et pas
les imaginaires. Pas l’histoire des peuples. Pour faire penser en largeur, il
convient d’émouvoir en profondeur. Et pour faire palpiter, il faut faire
espérer. Espérer quoi ? Que demain sera un autre jour, qu’on peut s’en
sortir, qu’il existe un passage - si possible un passage caché -, qu’il existe
donc une transition vers un ailleurs, un col à franchir. Qu’on proclame soit
une entrée dans une nouvelle ère, avec Saint Paul, Marx ou Nietzsche, soit une
sortie, sortie de l’ignorance, de l’aliénation, de l’exploitation…, il faut en
tout cas un changement d’état : demain ne sera pas aujourd’hui ! Il
faut qu’on puisse aller vers un mieux, ou un meilleur, cela va de soi, dû-t-il
être précédé d’un pire plus ou moins long. Dans un bon récit, il y a toujours
un mauvais moment à passer (…) Qu’on ne croit pas que l’accueil fait aux
écrivains d’idées puisse être indemne des attentes que nous avons envers les
œuvres d’imagination (…) Le gai désespoir à la Cioran, le tragique à la ClémentRosset, ce sont des articles de luxe à tirages limités. On ne capte pas
l’attention du public, sans lui donner une tâche à faire, des méchants à
combattre et la voie à suivre pour qu’ils deviennent un jour meilleurs qu’il
n’est aujourd’hui.
René Girard et François
Dagognet
Je vais prendre un exemple… dans la
carrière posthume de deux grands philosophes contemporains : René Girard
d’un côté, François Dagognet de l’autre. Il arrive que les
articles nécrologiques tournent à la leçon de choses et incitent à se demander
pourquoi 3 colonnes pour l’un et un entrefilet pour l’autre ? Pourquoi,
dans notre petit obituaire, certains décès d’intellectuels émeuvent et montent
en une, et d’autres passent doucement inaperçus… Pourquoi un nom propre brille,
prend et marche, tandis qu’un autre reste mat et tout seul dans son coin ?
(…) Le hasard a voulu que deux esprit d’envergure nous aient quittés en 2015, à
quelques jours de distance. L’un de la classe apocalyptique (René Girard) et
l’autre de la classe encyclopédique (Dagognet). Ce sont là deux vieilles
familles d‘esprits dans l’histoire des idées forces. Le premier, Dagognet, à
une poignée et le second, Girard, une foule de disciples et très au-delà de
l’université, puisque Jacques Delors et Claude Bébéar comptent parmi les
membres de l’association pour les recherches mimétiques, crée en l’honneur de
René Girard à l’institut de France en 2005. Oui, l’apocalyptique a eu droit à
des hommages officiels et publiques, il a même été mentionné sur TF1 au 20
heures, alors que l’encyclopédique n’a eu droit qu’à l’hommage d’une
quarantaine de collègues, réunis en tapis noir dans une salle en Sorbonne (…).
Alors pourquoi d’un côté on a une échoppe et de l’autre un grand magasin ?
(…)
Avec Girard et Dagognet nous avons
deux morts à armes égales, si j’ose dire. Deux œuvres pareillement denses et
novatrices, situées aux deux pôles opposés de l’arc philosophique. (…)
l’antithèse en le prophète et le prof, le spiritualiste Girard, le matérialiste
Dagognet, le prédicateur et l’enquêteur, l’étude herméneutique de pointe et
l’étude des techniques de pointe ; je dirai, le plongeur de fond ?
Girard, le déplisseur des surfaces, Dagognet. Cette antithèse peut avoir un
effet de loupe sur les normes de réception traditionnellement en usage pour rentrer
dans l’histoire des idées.
Dagognet
Alors, Dagognet étant beaucoup moins
connu que René Girard, permettez-moi de le resituer dans le paysage
intellectuel français. Depuis un siècle, deux mouvances ou deux camps se
partagent notre ghetto universitaire, dont l’assigné à résidence ne sort que
par une militance politique affichée : à gauche et très tardive pour
Pierre Bourdieu, à droite et très précoce pour Raymond Aron. En dehors de toute
considération politique vous avez d’un côté les tenants du ressenti, de la
conscience et du sujet, et de l’autre les tenants du concept, du
logico-mathématique. Disons les phénoménologues et les épistémologues. Evidemment c’est une ligne de partage un peu sommaire, et il est venu un
chalenger après-guerre compliquer tout ça en tentant de les coiffer au poteau.
Disons Heidegger. L’ontologie à la Heidegger, la méditation de l’être et
l’imprécation anti-technique. Et voilà qu’un médecin devenu philosophe,
François Dagognet, prend tout ce grand monde à revers avec une méditation, un
examen très large non du sujet, mais de l’objet. Non du concept, mais des
outillages. Il fallait du culot, pour échapper à ce qu’on appelle le
‘linguistic turn’ autant qu’à la prédication éthique. Il fallait du culot pour
mettre la main dans le cambouis, pour placer l’objet au cœur de la relation
humaine et aborder l’intériorité par le tergal et le polyester ; pour
montrer que la matière court plus vite que l’esprit. (…) On se déconsidère
toujours en traitant d’objets déconsidérés. La philosophie a, disons certains
ustensiles dûment accrédités, c’est l’horloge, le miroir, le verre poli. Avec
ça vous faites un cours de philo. Mais elle n’a pas le bouton, elle n’a pas
l’anneau, pas l’agrafe (…), elle n’a pas les chaises et les tables (…) Et c’est
tout ça dont Dagognet s’est occupé. Jouer la surface contre la profondeur, dans
le monde intellectuel, c’est s’exclure du champ. (…) On ne gagne guère en
prestige quand on médite sur le catalogue de la manufacture de Saint-Etienne.
Ce catalogue il ne s’oppose à rien ni à personne. Saint Paul s’oppose aux fils
de perdition, et les épitres de Jean s’opposent à l’antéchrist, et l’adversaire
du messie a beaucoup fait pour le messie. Faire sien, en bon manichéen, le
discours d’un combat céleste, c’est mettre ses pas dans celui d’une vulgate à
toute épreuve. Et c’est un combat qui se poursuit de nos jours sous d’autres
formes, car il est captivant. Qui va gagner ? Mais avec Dagognet il n’y a
pas de suspense, car il a déserté ce champ manichéen. Il récuse tout dualisme,
il récuse notamment l’affrontement de l’esprit et de la matière, le fond et la
forme, l’invisible et le visible, l’âme et le corps, enfin vous voyez, toutes
ces antithèses un peu bateau avec lesquelles on peut faire évidemment n’importe
quel cours de philo. Lui au contraire il réconcilie dieu et le diable, le bien
et le mal, et montre commence ces ennemis sont des alliés au fond. Alors là, il
n’y a pas de lutte finale en perspective. Il n’y a pas de noir et blanc, on est
dans toutes les nuances de gris. C’est décourageant au possible. On ne combat
un grand récit qu’en en produisant un autre. Pas de grands récits, pas de
grande écoute !
Girard
|
René Girard |
Autant le travail d’un chercheur
résonne dans l’enceinte du monde savant, d’un public spécialisé, autant le
découvreur des choses cachées depuis la fondation du monde, il aura de
l’écoute. Pour le chercheur, terre-à-terre, il n’y a pas de porte-voix autre
que professionnel. On est toujours aimé par ceux qu’on aime. Marx fut aimé par
les prolétaires, ou du moins par leurs représentants, Darwin fut aimé par les
amis des animaux et de la nature, Freud fut aimé par les névrosés et leurs
soignants, et Girard il est aimé par les chrétiens parce qu’il vérifie la
vérité chrétienne, et les chrétiens ont bien raison de relayer ses
affirmations. Qui fait de l’évangile le texte le plus subversif de l’histoire
de l’humanité, scientifique sans le savoir, offre au fidèle ordinaire incertain
de sa foi, un cumul de mandat assez remarquable. Parce que ce lecteur de Girard
il sera à la fois orthodoxe et anticonformiste, old shool et scandaleux,
prudent et téméraire. Il aura Science et Vie, plus le Figaro, plus Libé. Ça
c’est un triplé qui emporte la mise. En d’autres termes, un bon renseignement
n’aura jamais l’écho d’une bonne nouvelle. Ni un simple énoncé objectif celui
de ce qu’on appelle un message fort, surtout s’il nous dévoile un grand secret,
caché depuis l’origine de toutes choses. (…)
Nous sommes tous des désemparés de
naissance, nous sommes tous incurablement las de notre condition présente.
C’est pourquoi nous n’aimons pas les gâteaux secs. Dagognet n’a pas beurré les
siens. Son offre ne répondait pas à notre besoin de douceur, à notre besoin
d’en finir avec la violence avec la guerre de tous contre tous, avec
l’infernale et morne production de boucs-émissaires. Et comment en finir avec
tout cela ? En embrassant le prince de la paix, jésus Christ et en sachant
lire enfin comme il faut notre Testament de famille qui coupe l’histoire de
l’humanité en deux : avant et après la crucifixion. Vous qui avez soif,
venez vers l’eau, dit Isaïe. C’est le genre d’appel qui ne tombe jamais dans
l’oreille d’un sourd, parce qu’on a tous soif. Et qui tombe encore moins dans
l’oreille d’un sourd quand le déchiffreur en possession du code va
révolutionner le monde entier. Bref, se convertir au Christ ou périr, et cela
au nom d’un nouveau savoir qui a valeur de salut, c’est une bouée lancée in
extremis aux naufragés que nous sommes tous. Mais cette annonce à la conversion
au vrai christianisme elle ne fera sans doute pas accourir les chinois, les
indiens ou les arabo-musulmans. Chaque culture se juge belle en son miroir, et
invariablement plus belle que les voisines. Ce n’est pas le bon sens, malgré ce
qu’en a dit Descartes, la chose du monde la mieux partagée, c’est
l’ethnocentrisme, et il ne laisse aucune communauté au bord de la route. Si
vous dites l’islam est la solution au Caire ou à Istanbul, vous êtes sûrs
d’avoir une excellente écoute. Si vous dites, la solution est Confucius à
Pékin, la solution est Shiva à New Delhi, la solution est Bouddha à Colombo, la
solution est Calvin à Genève, je peux vous garantir que ça ne tombera pas dans
l’oreille d’un sourd. (…) Que Jésus soit la solution, ma foi c’est une
hypothèse que le vieux monde des clochers, des croix et des calvaires peut
aisément partager. Et surtout si, modernité oblige, vous montrez que Jésus ou
les Evangiles sont labélisés scientifiques. Montrer que nos livres saints
étaient des livres de science, jusqu’à faire du religieux la clé des sciences
humaines, ça rend service car ça met fin à l’éternel dilemme, entre
l’embarrassant dilemme entre la foi et le savoir. Depuis Galilée ça nous
perturbe. Et choisir entre toutes les religions d’occident choisir le
catholicisme, non seulement comme la vrai religion du vrai dieu, mais comme le
premier et ultime abri de la vérité des hommes, comme seule vérité susceptible
de bloquer la montée aux extrêmes suscitée par la conversion des désirs sur un
même objet, c’est tenter une OPA de la théologie dogmatique sur l’anthropologie
vulgaire. C’est mieux que la nième reprise de la misère de l’homme sans dieu.
Ça depuis Pascal on connaissait. C’est redonner une fraicheur d’eau vive au
courant millénaire du gnosticisme (proposer un savoir qui a valeur de salut).
Je ne crois pas, je sais. Et mon savoir à moi c’est votre salut à vous. Que le
guidage moral des populations mondiales - rappelez-vous que le catholique est
universel – offre plus de débouchés que l’analyse comparée des verres
cristallins, vous allez me dire que ce n’est pas une nouvelle. Oui mais dans ce
cas particulier, compte tenu des handicaps de Dagognet on peut enrichir le
propos par quelques observations pratiques : (…)
Pour la propagation électromagnétique
de vos idées (idées évidemment bouleversantes, nouvelles, formidables) mieux
vaut vivre et décéder à Chicago ou à Stanford aux Etats-Unis qu’à Lyon et
Avallon dans l’Yonne. C’est là ou est mort Dagognet, qui ne parlait pas
l’anglais et qui n’est pas traduit dans le globish (…) Dagognet ne s’est jamais
rendu aux Etats-Unis qui sont le hub central, le château d’eau qui alimente
tous les bassins d’audience en contrebas, sur les cinq continents. (…) C’est
une facétie connue : on fait régulièrement la théorie de ce que l’on est
hors d’état de pratiquer. Aussi fallait-il un sédentaire résolu comme Dagognet
pour exalter le transport et la circulation. (…)
Notre ami Dagognet n’a pas étiqueté
ses bagages. Or qui veut voyager loin allège sa monture. Un nom propre, un
badge. Lyotard le postmoderne, Derrida la déconstruction, Foucault
l’enfermement, Morin la complexité, Lévi-Strauss la structure, Baudrillard le
simulacre, Deleuze et Guattari le désir, Habermas la communication, etc. A chaque nom, un logo. Pas plus de vingt
signes. Je pense donc je suis. (…) Dans le cas de Girard, le désir mimétique.
Simplifier le complexe c’est forger une marque via la technique du compactage. Le
raccourci est un art difficile pour qui aime à buissonner et à foisonner, mais
sans réduction pas d’irradiation (…) Camus l’absurde contre Sartre
l’engagement. Il faut une griffe, un sigle, un label. Ce sont l’équivalent de
l’emblème (…) A un moment donné il faut une croix de lorraine ou bien, à
l’autre bout si j’ose dire, une croix gammée. Une faucille et un marteau. Il
faut apprendre du génie publicitaire des grandes religions. Elles ont su faire
passer leur théologie compliquée par le trou d’aiguille d’une cellule de
simplification, avec un visuel à la clé : le poisson, la croix, le pied
chez les bouddhistes, le croissant chez les musulmans (…)
Pour viabiliser le message il faut
taper sans cesse sur le même clou. Le martèlement prophétique exige de se
renouveler le moins possible. On ne se répète jamais assez. André Gide
là-dessus a eu un mot intéressant. Il s’était donné un but quand il était très
jeune : créer un poncif c’est le génie ! Il n’a pas tort, car tout a
déjà été dit, mais comme personne n’écoute il faut toujours le reformuler. Voltaire
par exemple il a créé un poncif avec son « il faut écraser
l’infâme ». Diderot lui a raté le coche : no logo ni blason (…) Il
faut une anse à un panier et un ramasse tout à une philosophie (…) Avec la
violence mimétique en main, pas de serrure qui résiste (…)
L’outrance frappe l’attention. Et
c’est en outrepassant la prudence scientifique et même la simple observation
des faits qu’une thèse, pour loufoque qu’elle soit, peut faire son trou dans
les esprits. Même si l’hétéronomie du désir et l’aliénant de l’imitation
mutuelle ont été cent fois pointés par Pascal, Tocqueville, Nietzsche et
surtout Gabriel Tarde, qui en fit contre Durkheim son cheval de bataille, leur
redécouverte contemporaine dans le concret des intrigues littéraires donnait du
corps et une saveur rafraîchissante à cette constante psychologique. Et c’est
quand cette pertinente analyse du rapport amoureux, toujours médiatisée par un
tiers, moyennant une judicieuse comparaison entre mensonge romantique et vérité
romanesque, c’est quand cette analyse a été élevée par René Girard au statut
d’ouvre boite universel ; c’est quand la mise à mort du bouc émissaire,
chargé d’expulser la violence collective, a été mise en facteur commun, je
cite : de toutes les institutions politiques et culturelles depuis l’aube
de l’humanité jusqu’à nos jours, fin de citation, c’est quand cette hypothèse
que n’étaye presque aucun exemple tiré de l’histoire réelle et que dément toute
approche objective de la notion prolifique et contrastée de ‘sacrifice’, qui
sous la plume de Girard est devenu le fondement de toute polis depuis le
commencement de l’humanité. Bref, c’est quand un sagace critique littéraire pu
être campé en Darwin des sciences humaines, avec exégètes, disciples et fidèles
qu’il s’est imposé… Autrement dit, sur la marché très saturé et compétitif des
grilles lectures et des clés d’explications, d’autant plus plausibles que
toutes indécidables, un trousseau à clés multiples, dont chacune peut ouvrir
une porte mais pas l’autre, elle aura du mal à passer de mains en mains. (…) - [Inachevé]