Blogue Axel Evigiran

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La dispersion est, dit-on, l'ennemi des choses bien faites. Et quoi ? Dans ce monde de la spécialisation extrême, de l'utilitaire et du mesurable à outrance y aurait-il quelque mal à se perdre dans les labyrinthes de l'esprit dilettante ?


A la vérité, rien n’est plus savoureux que de muser parmi les sables du farniente, sans autre esprit que la propension au butinage, la légèreté sans objet prédéterminé.

Broutilles essentielles. Ratages propices aux heures languides...


22 sept. 2016

Lucrèce, Nietzsche et le chrétien…

Lecture par Georges Claisse en introduction de la seconde émission de la magnifique série des NCC consacrée à Lucrèce la semaine dernière. Il s’agit d’un extrait de l’Antéchrist de Nietzsche


« … L’Empire romain que nous connaissons, que l’histoire de la province romaine enseigne toujours davantage à connaître, cette admirable œuvre d’art de grand style, était un commencement, son édifice était calculé pour être démontré par des milliers d’années, — jamais jusqu’à nos jours on n’a construit de cette façon, jamais on n’a même rêvé de construire, en une égale mesure subspecie œterni ! — Cette organisation était assez forte pour supporter de mauvais empereurs : le hasard des personnes ne doit rien avoir à voir en de pareilles choses — premier principe de toute grande architecture. Pourtant elle n’a pas été assez forte contre l’espèce la plus corrompue des corruptions, contre le chrétien… Cette sourde vermine qui s’approchait de chacun au milieu de la nuit et dans le brouillard des jours douteux, qui soutirait à chacun le sérieux pour les choses vraies, l’instinct des réalités, cette bande lâche, féminine et doucereuse, a éloigné, pas à pas, l’ « âme » de cet énorme édifice,— ces natures précieuses, virilement nobles qui voyaient dans la cause de Rome leur propre cause, leur propre sérieux et leur propre fierté. La sournoiserie des cagots, la cachotterie des conventicules, des idées sombres comme l’enfer, le sacrifice des innocents, comme l’union mystique dans la dégustation du sang, avant tout le lieu de la haine lentement avivé, la haine des Tchândâla — c’est cela qui devint maître de Rome, la même espèce de religion qui, dans sa forme préexistante, avait déjà été combattue par Épicure. Qu’on lise Lucrèce pour comprendre ce à quoi Epicure  a fait la guerre, ce n’était point le paganisme, mais le« christianisme », je veux dire la corruption de l’âme par l’idée du péché, de la pénitence et de l’immortalité. — Il combattit les cultes souterrains, tout le christianisme latent, — en ce temps-là nier l’immortalité était déjà une véritable rédemption. — Et Épicure eût été victorieux, tout esprit respectable de l’Empire romain était épicurien : alors parut saint Paul. »

L’invité de l’émission, « Se défier des dieux : crimes et religion », Elisabeth de Fontenay précise sur ce texte de Nietzsche, apposé en introduction de sa préface à la version en prose du De Natura rerum :

« Il faut rappeler que l’épicurisme, et donc le poème de Lucrèce, s’est construit contre le stoïcisme. C’est-à-dire contre la croyance qu’il y a autre chose dans la nature que des causes. Contre la croyance en la finalité, aux causes finales. Et ça, les stoïciens étaient les grands spécialistes des causes finales, ce qu’on appelle la téléologie. C’est d’abord sur cela que le poème de Lucrèce, qui reprend Epicure, se construit. Maintenant c’est vrai que, à retardement, avec Nietzsche, on peut dire que c’était une énorme machine de guerre contre ce qui va être le christianisme. Et du reste les chrétiens ne s’y sont pas trompés : ils ont toujours fait la guerre à Lucrèce, avec beaucoup de violence. Le cardinal de Poliniac avait écrit un poème de plusieurs milliers de vers, qui s’appelle contre Lucrèce ; le cardinal de Poligniac, connu pour avoir dit à un singe au jardin du roi : ‘ Parles, et je te baptise’. C’est vous dire comme il était borné. C’est donc très intéressant de référer ce matérialisme atomistique de Lucrèce et toute sa manière dont il pourfend la croyance aux dieux ; les croyances en l’immortalité de l’âme, de le référer au christianisme. Mais pas seulement… parce que les croyances sont beaucoup plus larges que le christianisme. 
(…)
« La peur joue en rôle très important dans ce poème. C’est uin poème contre la peur de la mort, contre la peur des dieux. Tout ce que nous faisons pour les honorer ou pour les conjurer ne sert strictement à rien ; en particulier les funérailles somptueuses et surtout les sacrifices. Là il y a quelque chose de très insistant chez Lucrèce, il n’est pas le premier, Empédocle avait déjà fait une critique des sacrifices, mais chez lui c’est véritablement une pensée anti-religieuse qui préside à sa critique des sacrifices. »

Suit la lecture d’un passage fameux de Lucrèce :

« C’est le plus souvent la religion elle-même qui enfanta des actes impies et criminels. C’est ainsi qu’Aulis l’autel de la vierge Trivia fut honteusement souillé du sang d’épigénie par l’élite des chefs grecs, la fleur des guerriers.  
Le funèbre bandeau sur ce front pur se noue ; La laine en bouts égaux se répand sur la joue. Un père est là, debout, morne devant l’autel ; Les prêtres, près de lui, cachent le fer mortel ; La foule pleure, émue à l’aspect du supplice. La victime a compris l’horrible sacrifice ; Elle tombe à genoux, sans couleur et sans voix. 44 Ah ! que lui sert alors d’avoir au roi des rois La première donné le nom sacré de père ? Palpitante d’horreur on l’arrache de terre, Et les bras des guerriers l’emportent à l’autel, Non pour l’accompagner à l’hymen solennel, Mais pour qu’aux égorgeurs par un père livrée, Le jour même où l’attend l’union désirée, Chaste par l’attentat de l’infâme poignard, Elle assure aux vaisseaux l’heureux vent du départ ! 



Une émission à écouter assurément. 



[1] Transcription de la lecture faite lors de l’émission : De la nature (Les Belles Lettres, 2009), traduction d’Alfred Ernout, p. 133-134, Livre II.
[2] Suite du texte, tiré de la traduction (1876, 1899) A. Lefèvre (1834-1904). 

14 sept. 2016

Du bon sens… Montaigne, Descartes et Régis Debray



« …. Qui a jamais cuidé avoir faute de sens ? Ce serait une proposition qui impliquerait en soi une contradiction : c’est une maladie, qui n’est jamais où elle se voit : elle est bien tenace et forte, mais laquelle pourtant, le premier rayon de la vue du patient, perce et dissipe : comme le regard du soleil un brouillard opaque. »[1]

Ce qui fera sans doute dire à Descartes que la chose la mieux partagée au monde est le bon sens. Je serai incapable de me déterminer de savoir s’il faut prendre la saillie au sens littéral, ou si une pointe d’humour - ou de lucidité – flotte entre les mots. Mais il est vrai que le délire, l’extrême crédulité, l’acte le plus insensé, ont chacun leur logique – la rationalité de la folie, dirons-nous…

D’où reprendre avec Montaigne : « Je pense avoir les opinions bonnes et saines, mais qui n’en croit autant des siennes ? » Le doute est ici salutaire. De sorte que le plus grand péril est de se retrouver face à un véridique convaincu, un croyant dur et ferme, un engagé sûr de sa cause, un faiseur de système… Le remède est ici à chercher encore du côté du périgourdin :

« Les contradictions donc des jugements, ne m’offensent, ni m’altèrent : elles m’éveillent seulement et m’exercent. Nous fuyons la correction, il s’y faudrait présenter et produire notamment quand elle vient par forme de conférence, non de régence. A chaque opposition, on ne regarde pas si elle est juste ; mais, à tort, ou à droit, comment on s’en défera. Au lieu d’y tendre les bras, nous y tendons les griffes (…) »[2] Et d’en enfoncer le clou : « Quand on me contrarie, on éveille mon attention, non pas ma colère : je m’avance vers celui qui me contredit, qui m’instruit. La cause de la vérité, devrait être la cause commune à l’un et à l’autre ».

Quoi qu’il en soit, Régis Debray prendra la phrase au sérieux, pour mieux la tordre et constater que la chose au monde la mieux partagée, ce n’est pas le bon sens, mais l’ethnocentrisme… On ne peut pas tout à fait lui donner tort.




[1] Essais, Livre II, chapitre XVII
[2] Essais, Livre III, chapitre VIII

7 sept. 2016

Les grands disparus : René Girad et François Dagonnet, par Regis Debray










Cet été, sur France Culture, fut l’occasion de la diffusion de deux séries de cinq conférences roboratives de Régis Debray. Cette série d’émissions intitulée « Allons aux faits » demeure en ligne pour notre plus grand plaisir.
J’ai choisi de retranscrire une bonne partie de la seconde (inachevée) de ces conférences, par plaisir, tant elle m’a semblé viser juste. Ceci vaut pour une incitation à l’écoute (ou réécoute) du cycle complet de ces belles causeries du médiologue. C’est un régal.
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« Transmettre ce n’est pas communiquer, c’est faire qu’une information ne traverse pas l’espace mais le temps ».

« Le gai désespoir à la Cioran, le tragique à la Clément Rosset, ce sont des articles de luxe à tirages limités »


« Ce n’est pas le bon sens, malgré ce qu’en a dit Descartes, la chose du monde la mieux partagée, c’est l’ethnocentrisme »
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Notoriété & Postérité
La notoriété a ses recettes, la postérité elle a ses chance (…) Pour qu’un lanceur d’idée devienne la coqueluche du mois ou de l’année il faut et il suffit qu’il aille deux ou trois fois à la télé en prime time. Et quiconque va ferrailler chez Ruquier un samedi soir, sait d’avance qu’il vendra dans la semaine qui suit entre 15 et 30.000 exemplaires de son dernier chef d’œuvre. (…) Et après qu’est ce qui se passe ? A vouloir vivre avec son temps on meurt avec son époque disait Stendhal… Cela dit, s’il suffisait de faire l’ermite ou le bougon pour franchir la porte des salles de classes et devenir un classique -puisqu’un classique c’est quelqu’un qu’on enseigne en classe -, ça se saurait depuis le temps. Et puis, à quoi bon peaufiner son ouvrage ou astiquer sa statue, si celui qui fait une œuvre ne sait jamais l’œuvre qu’il fait. Quand on remet sa copie, on n’en connait même pas le dernier mot qui ne nous appartient pas. Ce qui survit d’un écrivain c’est très rarement l’opus, le grand opus auquel il attachait le plus d’importance. C’est un factum, pondu en passant (…) Pour la course à la postérité, cela dit, il serait faux de s’en remettre au hasard. Il y a des interprétations du monde plus transmissibles que d’autres. Plus aptes à franchir le mur du temps. Non pas parce ce qu’elles sont vraies ou mieux fondées - c’est plutôt le contraire-, mais parce que ces interprétations, ces idéologies, ces philosophies, respectent, consciemment ou non, certains canons, certains canaux d’exposition, plus conducteurs que d’autres. On pourrait presque, me semble-t-il, graduer les espérances de vie des diverses productions de l’esprit d’après leur conformité à un petit nombre de normes, largement validées par la suite des temps.


Première norme : faire attendre. Donner à son propos la forme d’un récit, je veux dire tout simplement raconter une histoire. Dramatiser. Ensuite, que cette histoire mette aux prises, avec force péripéties, deux principe antagonistes ; un noir et un blanc, un bon et un méchant, dont la lutte et ses retournements vont pour ainsi dire, faire durer le plaisir. Et enfin, il faut que le dénouement soit favorable, qu’il y ait relâchement des tensions et récompense finale. Disons : l’amour finalement plus fort que la guerre, la vie plus fort que la mort, le vrai qui triomphe du faux. J’appellerai ça le modèle Arlequin, celui des romans sentimentaux à l’eau de rose. Le modèle Arlequin c’est d’abord une rencontre, ensuite des obstacles (…), et enfin un ‘happy end’ (…) ça c’est le schéma universel. Ce n’est seulement celui des romans  Arlequin, c’est celui de la bible. Révélation (Abraham), épreuve (exil, désert, reniements, batailles) et récompense (la terre promise). C’est d’ailleurs aussi le schéma des évangiles, c’est l’histoire du fils de Dieu. Nativité, passion, résurrection (…) C’est au fond le schéma de tout grand récit : calorifique et rédempteur. Celui du communisme, celui du nationalisme et celui du racisme, il faut que la race supérieure triomphe. Autrement dit, il faut un but qui n’est pas à la portée de la main et qui s’attaque à travers de longues souffrances. C’est cela qui tient en haleine. D’ailleurs ce fut le génie à la supériorité du christianisme que de donner à son annonce, la forme d’un drame à épisodes, d’une dynamique ou chacun a ses chances et où les derniers peuvent devenir les premiers. (…) On ne lance pas un mouvement de masse, une vague d’espérance mondiale, un souffle mobilisateur à travers toute la terre, avec la devise de Lucrèce : Eadem sunt omnia semper, les choses sont toujours les mêmes. C’est assez décourageant. Ça ne donne rien à espérer. Une philosophie qui se contente d’analyser l’état du monde, il marquera éventuellement l’histoire de la philosophie, mais pas les sensibilités et pas les imaginaires. Pas l’histoire des peuples. Pour faire penser en largeur, il convient d’émouvoir en profondeur. Et pour faire palpiter, il faut faire espérer. Espérer quoi ? Que demain sera un autre jour, qu’on peut s’en sortir, qu’il existe un passage - si possible un passage caché -, qu’il existe donc une transition vers un ailleurs, un col à franchir. Qu’on proclame soit une entrée dans une nouvelle ère, avec Saint Paul, Marx ou Nietzsche, soit une sortie, sortie de l’ignorance, de l’aliénation, de l’exploitation…, il faut en tout cas un changement d’état : demain ne sera pas aujourd’hui ! Il faut qu’on puisse aller vers un mieux, ou un meilleur, cela va de soi, dû-t-il être précédé d’un pire plus ou moins long. Dans un bon récit, il y a toujours un mauvais moment à passer (…) Qu’on ne croit pas que l’accueil fait aux écrivains d’idées puisse être indemne des attentes que nous avons envers les œuvres d’imagination (…) Le gai désespoir à la Cioran, le tragique à la ClémentRosset, ce sont des articles de luxe à tirages limités. On ne capte pas l’attention du public, sans lui donner une tâche à faire, des méchants à combattre et la voie à suivre pour qu’ils deviennent un jour meilleurs qu’il n’est aujourd’hui.

René Girard et François Dagognet
Je vais prendre un exemple… dans la carrière posthume de deux grands philosophes contemporains : René Girard d’un côté,  François Dagognet de l’autre. Il arrive que les articles nécrologiques tournent à la leçon de choses et incitent à se demander pourquoi 3 colonnes pour l’un et un entrefilet pour l’autre ? Pourquoi, dans notre petit obituaire, certains décès d’intellectuels émeuvent et montent en une, et d’autres passent doucement inaperçus… Pourquoi un nom propre brille, prend et marche, tandis qu’un autre reste mat et tout seul dans son coin ? (…) Le hasard a voulu que deux esprit d’envergure nous aient quittés en 2015, à quelques jours de distance. L’un de la classe apocalyptique (René Girard) et l’autre de la classe encyclopédique (Dagognet). Ce sont là deux vieilles familles d‘esprits dans l’histoire des idées forces. Le premier, Dagognet, à une poignée et le second, Girard, une foule de disciples et très au-delà de l’université, puisque Jacques Delors et Claude Bébéar comptent parmi les membres de l’association pour les recherches mimétiques, crée en l’honneur de René Girard à l’institut de France en 2005. Oui, l’apocalyptique a eu droit à des hommages officiels et publiques, il a même été mentionné sur TF1 au 20 heures, alors que l’encyclopédique n’a eu droit qu’à l’hommage d’une quarantaine de collègues, réunis en tapis noir dans une salle en Sorbonne (…). Alors pourquoi d’un côté on a une échoppe et de l’autre un grand magasin ? (…)
Avec Girard et Dagognet nous avons deux morts à armes égales, si j’ose dire. Deux œuvres pareillement denses et novatrices, situées aux deux pôles opposés de l’arc philosophique. (…) l’antithèse en le prophète et le prof, le spiritualiste Girard, le matérialiste Dagognet, le prédicateur et l’enquêteur, l’étude herméneutique de pointe et l’étude des techniques de pointe ; je dirai, le plongeur de fond ? Girard, le déplisseur des surfaces, Dagognet. Cette antithèse peut avoir un effet de loupe sur les normes de réception traditionnellement en usage pour rentrer dans l’histoire des idées.

Dagognet
François Dagognet
Alors, Dagognet étant beaucoup moins connu que René Girard, permettez-moi de le resituer dans le paysage intellectuel français. Depuis un siècle, deux mouvances ou deux camps se partagent notre ghetto universitaire, dont l’assigné à résidence ne sort que par une militance politique affichée : à gauche et très tardive pour Pierre Bourdieu, à droite et très précoce pour Raymond Aron. En dehors de toute considération politique vous avez d’un côté les tenants du ressenti, de la conscience et du sujet, et de l’autre les tenants du concept, du logico-mathématique. Disons les phénoménologues et les épistémologues. Evidemment c’est une ligne de partage un peu sommaire, et il est venu un chalenger après-guerre compliquer tout ça en tentant de les coiffer au poteau. Disons Heidegger. L’ontologie à la Heidegger, la méditation de l’être et l’imprécation anti-technique. Et voilà qu’un médecin devenu philosophe, François Dagognet, prend tout ce grand monde à revers avec une méditation, un examen très large non du sujet, mais de l’objet. Non du concept, mais des outillages. Il fallait du culot, pour échapper à ce qu’on appelle le ‘linguistic turn’ autant qu’à la prédication éthique. Il fallait du culot pour mettre la main dans le cambouis, pour placer l’objet au cœur de la relation humaine et aborder l’intériorité par le tergal et le polyester ; pour montrer que la matière court plus vite que l’esprit. (…) On se déconsidère toujours en traitant d’objets déconsidérés. La philosophie a, disons certains ustensiles dûment accrédités, c’est l’horloge, le miroir, le verre poli. Avec ça vous faites un cours de philo. Mais elle n’a pas le bouton, elle n’a pas l’anneau, pas l’agrafe (…), elle n’a pas les chaises et les tables (…) Et c’est tout ça dont Dagognet s’est occupé. Jouer la surface contre la profondeur, dans le monde intellectuel, c’est s’exclure du champ. (…) On ne gagne guère en prestige quand on médite sur le catalogue de la manufacture de Saint-Etienne. Ce catalogue il ne s’oppose à rien ni à personne. Saint Paul s’oppose aux fils de perdition, et les épitres de Jean s’opposent à l’antéchrist, et l’adversaire du messie a beaucoup fait pour le messie. Faire sien, en bon manichéen, le discours d’un combat céleste, c’est mettre ses pas dans celui d’une vulgate à toute épreuve. Et c’est un combat qui se poursuit de nos jours sous d’autres formes, car il est captivant. Qui va gagner ? Mais avec Dagognet il n’y a pas de suspense, car il a déserté ce champ manichéen. Il récuse tout dualisme, il récuse notamment l’affrontement de l’esprit et de la matière, le fond et la forme, l’invisible et le visible, l’âme et le corps, enfin vous voyez, toutes ces antithèses un peu bateau avec lesquelles on peut faire évidemment n’importe quel cours de philo. Lui au contraire il réconcilie dieu et le diable, le bien et le mal, et montre commence ces ennemis sont des alliés au fond. Alors là, il n’y a pas de lutte finale en perspective. Il n’y a pas de noir et blanc, on est dans toutes les nuances de gris. C’est décourageant au possible. On ne combat un grand récit qu’en en produisant un autre. Pas de grands récits, pas de grande écoute !

Girard
René Girard
Autant le travail d’un chercheur résonne dans l’enceinte du monde savant, d’un public spécialisé, autant le découvreur des choses cachées depuis la fondation du monde, il aura de l’écoute. Pour le chercheur, terre-à-terre, il n’y a pas de porte-voix autre que professionnel. On est toujours aimé par ceux qu’on aime. Marx fut aimé par les prolétaires, ou du moins par leurs représentants, Darwin fut aimé par les amis des animaux et de la nature, Freud fut aimé par les névrosés et leurs soignants, et Girard il est aimé par les chrétiens parce qu’il vérifie la vérité chrétienne, et les chrétiens ont bien raison de relayer ses affirmations. Qui fait de l’évangile le texte le plus subversif de l’histoire de l’humanité, scientifique sans le savoir, offre au fidèle ordinaire incertain de sa foi, un cumul de mandat assez remarquable. Parce que ce lecteur de Girard il sera à la fois orthodoxe et anticonformiste, old shool et scandaleux, prudent et téméraire. Il aura Science et Vie, plus le Figaro, plus Libé. Ça c’est un triplé qui emporte la mise. En d’autres termes, un bon renseignement n’aura jamais l’écho d’une bonne nouvelle. Ni un simple énoncé objectif celui de ce qu’on appelle un message fort, surtout s’il nous dévoile un grand secret, caché depuis l’origine de toutes choses. (…)  

Nous sommes tous des désemparés de naissance, nous sommes tous incurablement las de notre condition présente. C’est pourquoi nous n’aimons pas les gâteaux secs. Dagognet n’a pas beurré les siens. Son offre ne répondait pas à notre besoin de douceur, à notre besoin d’en finir avec la violence avec la guerre de tous contre tous, avec l’infernale et morne production de boucs-émissaires. Et comment en finir avec tout cela ? En embrassant le prince de la paix, jésus Christ et en sachant lire enfin comme il faut notre Testament de famille qui coupe l’histoire de l’humanité en deux : avant et après la crucifixion. Vous qui avez soif, venez vers l’eau, dit Isaïe. C’est le genre d’appel qui ne tombe jamais dans l’oreille d’un sourd, parce qu’on a tous soif. Et qui tombe encore moins dans l’oreille d’un sourd quand le déchiffreur en possession du code va révolutionner le monde entier. Bref, se convertir au Christ ou périr, et cela au nom d’un nouveau savoir qui a valeur de salut, c’est une bouée lancée in extremis aux naufragés que nous sommes tous. Mais cette annonce à la conversion au vrai christianisme elle ne fera sans doute pas accourir les chinois, les indiens ou les arabo-musulmans. Chaque culture se juge belle en son miroir, et invariablement plus belle que les voisines. Ce n’est pas le bon sens, malgré ce qu’en a dit Descartes, la chose du monde la mieux partagée, c’est l’ethnocentrisme, et il ne laisse aucune communauté au bord de la route. Si vous dites l’islam est la solution au Caire ou à Istanbul, vous êtes sûrs d’avoir une excellente écoute. Si vous dites, la solution est Confucius à Pékin, la solution est Shiva à New Delhi, la solution est Bouddha à Colombo, la solution est Calvin à Genève, je peux vous garantir que ça ne tombera pas dans l’oreille d’un sourd. (…) Que Jésus soit la solution, ma foi c’est une hypothèse que le vieux monde des clochers, des croix et des calvaires peut aisément partager. Et surtout si, modernité oblige, vous montrez que Jésus ou les Evangiles sont labélisés scientifiques. Montrer que nos livres saints étaient des livres de science, jusqu’à faire du religieux la clé des sciences humaines, ça rend service car ça met fin à l’éternel dilemme, entre l’embarrassant dilemme entre la foi et le savoir. Depuis Galilée ça nous perturbe. Et choisir entre toutes les religions d’occident choisir le catholicisme, non seulement comme la vrai religion du vrai dieu, mais comme le premier et ultime abri de la vérité des hommes, comme seule vérité susceptible de bloquer la montée aux extrêmes suscitée par la conversion des désirs sur un même objet, c’est tenter une OPA de la théologie dogmatique sur l’anthropologie vulgaire. C’est mieux que la nième reprise de la misère de l’homme sans dieu. Ça depuis Pascal on connaissait. C’est redonner une fraicheur d’eau vive au courant millénaire du gnosticisme (proposer un savoir qui a valeur de salut). Je ne crois pas, je sais. Et mon savoir à moi c’est votre salut à vous. Que le guidage moral des populations mondiales - rappelez-vous que le catholique est universel – offre plus de débouchés que l’analyse comparée des verres cristallins, vous allez me dire que ce n’est pas une nouvelle. Oui mais dans ce cas particulier, compte tenu des handicaps de Dagognet on peut enrichir le propos par quelques observations pratiques : (…)

Pour la propagation électromagnétique de vos idées (idées évidemment bouleversantes, nouvelles, formidables) mieux vaut vivre et décéder à Chicago ou à Stanford aux Etats-Unis qu’à Lyon et Avallon dans l’Yonne. C’est là ou est mort Dagognet, qui ne parlait pas l’anglais et qui n’est pas traduit dans le globish (…) Dagognet ne s’est jamais rendu aux Etats-Unis qui sont le hub central, le château d’eau qui alimente tous les bassins d’audience en contrebas, sur les cinq continents. (…) C’est une facétie connue : on fait régulièrement la théorie de ce que l’on est hors d’état de pratiquer. Aussi fallait-il un sédentaire résolu comme Dagognet pour exalter le transport et la circulation. (…)

Notre ami Dagognet n’a pas étiqueté ses bagages. Or qui veut voyager loin allège sa monture. Un nom propre, un badge. Lyotard le postmoderne, Derrida la déconstruction, Foucault l’enfermement, Morin la complexité, Lévi-Strauss la structure, Baudrillard le simulacre, Deleuze et Guattari le désir, Habermas la communication, etc.  A chaque nom, un logo. Pas plus de vingt signes. Je pense donc je suis. (…) Dans le cas de Girard, le désir mimétique. Simplifier le complexe c’est forger une marque via la technique du compactage. Le raccourci est un art difficile pour qui aime à buissonner et à foisonner, mais sans réduction pas d’irradiation (…) Camus l’absurde contre Sartre l’engagement. Il faut une griffe, un sigle, un label. Ce sont l’équivalent de l’emblème (…) A un moment donné il faut une croix de lorraine ou bien, à l’autre bout si j’ose dire, une croix gammée. Une faucille et un marteau. Il faut apprendre du génie publicitaire des grandes religions. Elles ont su faire passer leur théologie compliquée par le trou d’aiguille d’une cellule de simplification, avec un visuel à la clé : le poisson, la croix, le pied chez les bouddhistes, le croissant chez les musulmans (…)

Pour viabiliser le message il faut taper sans cesse sur le même clou. Le martèlement prophétique exige de se renouveler le moins possible. On ne se répète jamais assez. André Gide là-dessus a eu un mot intéressant. Il s’était donné un but quand il était très jeune : créer un poncif c’est le génie ! Il n’a pas tort, car tout a déjà été dit, mais comme personne n’écoute il faut toujours le reformuler. Voltaire par exemple il a créé un poncif avec son « il faut écraser l’infâme ». Diderot lui a raté le coche : no logo ni blason (…) Il faut une anse à un panier et un ramasse tout à une philosophie (…) Avec la violence mimétique en main, pas de serrure qui résiste (…)

L’outrance frappe l’attention. Et c’est en outrepassant la prudence scientifique et même la simple observation des faits qu’une thèse, pour loufoque qu’elle soit, peut faire son trou dans les esprits. Même si l’hétéronomie du désir et l’aliénant de l’imitation mutuelle ont été cent fois pointés par Pascal, Tocqueville, Nietzsche et surtout Gabriel Tarde, qui en fit contre Durkheim son cheval de bataille, leur redécouverte contemporaine dans le concret des intrigues littéraires donnait du corps et une saveur rafraîchissante à cette constante psychologique. Et c’est quand cette pertinente analyse du rapport amoureux, toujours médiatisée par un tiers, moyennant une judicieuse comparaison entre mensonge romantique et vérité romanesque, c’est quand cette analyse a été élevée par René Girard au statut d’ouvre boite universel ; c’est quand la mise à mort du bouc émissaire, chargé d’expulser la violence collective, a été mise en facteur commun, je cite : de toutes les institutions politiques et culturelles depuis l’aube de l’humanité jusqu’à nos jours, fin de citation, c’est quand cette hypothèse que n’étaye presque aucun exemple tiré de l’histoire réelle et que dément toute approche objective de la notion prolifique et contrastée de ‘sacrifice’, qui sous la plume de Girard est devenu le fondement de toute polis depuis le commencement de l’humanité. Bref, c’est quand un sagace critique littéraire pu être campé en Darwin des sciences humaines, avec exégètes, disciples et fidèles qu’il s’est imposé… Autrement dit, sur la marché très saturé et compétitif des grilles lectures et des clés d’explications, d’autant plus plausibles que toutes indécidables, un trousseau à clés multiples, dont chacune peut ouvrir une porte mais pas l’autre, elle aura du mal à passer de mains en mains. (…) - [Inachevé]