Blogue Axel Evigiran

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La dispersion est, dit-on, l'ennemi des choses bien faites. Et quoi ? Dans ce monde de la spécialisation extrême, de l'utilitaire et du mesurable à outrance y aurait-il quelque mal à se perdre dans les labyrinthes de l'esprit dilettante ?


A la vérité, rien n’est plus savoureux que de muser parmi les sables du farniente, sans autre esprit que la propension au butinage, la légèreté sans objet prédéterminé.

Broutilles essentielles. Ratages propices aux heures languides...


11 janv. 2015

De Voltaire à Cioran, sur le fanatisme

Emil Cioran
Précis de décomposition, 1949

Généalogie du fanatisme


« En elle-même, toute idée est neutre, ou devrait l’être ; mais l’homme l’anime, y projette ses flammes et ses démences ; impure, transformée en croyance, elle s’insère dans le temps, prend figure d’événement : le passage de la logique à l’épilepsie est consommé… Ainsi naissent les idéologies, les doctrines, et les farces sanglantes.
Idolâtres par instinct, nous convertissons en inconditionné les objets de nos songes et de nos intérêts. L’histoire n’est qu’un défilé de faux Absolus, une succession de temples élevés à des prétextes, un avilissement de l’esprit devant l’Improbable. Lors même qu’il s’éloigne de la religion, l’homme y demeure assujetti ; s’épuisant à forger des simulacres de dieux, il les adopte ensuite fiévreusement : son besoin de fiction, de mythologie triomphe de l’évidence et du ridicule. Sa puissance d'adorer est responsable de tous ses crimes : celui qui aime indûment un dieu, contraint les autres à l'aimer, en attendant de les exterminer s'ils s'y refusent. Point d’intolérance, d’intransigeance idéologique ou de prosélytisme qui ne révèlent le fond bestial de l’enthousiasme. Que l’homme perde sa faculté d’indifférence : il devient un assassin virtuel ; qu’il transforme son idée en dieu : les conséquences en sont incalculables.
L'envie de devenir source d'événements agit sur chacun comme un désordre mental ou comme une malédiction voulue. La société, - un enfer de sauveurs ! Ce qu'y cherchait Diogène avec sa lanterne, c'était un indifférent...
[...] Toute foi exerce une forme de terreur, d'autant plus effroyable que les « purs » en sont les agents. On se méfie des finauds, des fripons, des farceurs ; pourtant on ne saurait leur imputer aucune des grandes convulsions de l'histoire ; ne croyant en rien, ils ne fouillent pas vos cœurs, ni vos arrières-pensées, ils vous abandonnent à votre nonchalance, à votre désespoir ou à votre inutilité ; l'humanité leur doit le peu de moments de prospérité qu'elle connut : ce sont eux qui sauvent les peuples que les fanatiques torturent et que les « idéalistes » ruinent.
Dans tout homme sommeille un prophète, et quand il s'éveille il y a un peu plus de mal dans le monde... »

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Voltaire

Article « Fanatisme », Dictionnaire philosophique portatif, 1764 


« Le fanatisme est à la superstition ce que le transport est à la fièvre, ce que la rage est à la colère. Celui qui a des extases, des visions, qui prend des songes pour des réalités, et ses imaginations pour des prophéties, est un fanatique novice qui donne de grandes espérances; il pourra bientôt tuer pour l'amour de Dieu. 

Barthélemy Diaz fut un fanatique profès. Il avait à Nuremberg un frère, Jean Diaz, qui n'était encore qu'enthousiaste luthérien, vivement convaincu que le pape est l'antéchrist, ayant le signe de la bête. Barthélemy, encore plus vivement persuadé que le pape est Dieu en terre, part de Rome pour aller convertir ou tuer son frère: il l'assassine; voilà du parfait: et nous avons ailleurs rendu justice à ce Diaz. 

Polyeucte, qui va au temple, dans un jour de solennité, renverser et casser les statues et les ornements, est un fanatique moins horrible que Diaz, mais non moins sot. Les assassins du duc François de Guise, de Guillaume prince d'Orange, du roi Henri III, du roi Henri IV, et de tant d'autres, étaient des énergumènes malades de la même rage que Diaz. 

Le plus grand exemple de fanatisme est celui des bourgeois de Paris qui coururent assassiner, égorger, jeter par les fenêtres, mettre en pièces, la nuit de la Saint-Barthélemy, leurs concitoyens qui n'allaient point à la messe. Guyon, Patouillet, Chaudon, Nonotte, l'ex-jésuite Paulian, ne sont que des fanatiques du coin de la rue, des misérables à qui on ne prend pas garde: mais un jour de Saint-Barthélemy ils feraient de grandes choses. 

Il y a des fanatiques de sang-froid: ce sont les juges qui condamnent à la mort ceux qui n'ont d'autre crime que de ne pas penser comme eux; et ces juges-là sont d'autant plus coupables, d'autant plus dignes de l'exécration du genre humain, que, n'étant pas dans un accès de fureur comme les Clément, les Chastel, les Ravaillac, les Damiens, il semble qu'ils pourraient écouter la raison. 

Il n'est d'autre remède à cette maladie épidémique que l'esprit philosophique, qui, répandu de proche en proche, adoucit enfin les moeurs des hommes, et qui prévient les accès du mal; car dès que ce mal fait des progrès, il faut fuir et attendre que l'air soit purifié. Les lois et la religion ne suffisent, pas contre la peste des âmes; la religion, loin d'être pour elles un aliment salutaire, se tourne en poison dans les cerveaux infectés. Ces misérables ont sans cesse présent à l'esprit l'exemple d'Aod qui assassine le roi Églon; de Judith qui coupe la tête d'Holopherne en couchant avec lui; de Samuel qui hache en morceaux le roi Agag; du prêtre Joad qui assassine sa reine à la porte aux chevaux, etc., etc., etc. Ils ne voient pas que ces exemples, qui sont respectables dans l'antiquité, sont abominables dans le temps présent: ils puisent leurs fureurs dans la religion même qui les condamne. 

Les lois sont encore très impuissantes contre ces accès de rage: c'est comme si vous lisiez un arrêt du conseil à un frénétique. Ces gens-là sont persuadés que l'esprit saint qui les pénètre est au-dessus des lois, que leur enthousiasme est la seule loi qu'ils doivent entendre. 

Que répondre à un homme qui vous dit qu'il aime mieux obéir à Dieu qu'aux hommes, et qui en conséquence est sûr de mériter le ciel en vous égorgeant? 

Lorsqu'une fois le fanatisme a gangrené un cerveau, la maladie est presque incurable. J'ai vu des convulsionnaires qui, en parlant des miracles de saint Pâris, s'échauffaient par degrés parmi eux: leurs yeux s'enflammaient, tout leur corps tremblait, la fureur défigurait leur visage, et ils auraient tué quiconque les eût contredits. 

Oui, je les ai vus ces convulsionnaires, je les ai vus tendre leurs membres et écumer. Ils criaient: « Il faut du sang ». Ils sont parvenus à faire assassiner leur roi par un laquais, et ils ont fini par ne crier que contre les philosophes. 

Ce sont presque toujours les fripons qui conduisent les fanatiques, et qui mettent le poignard entre leurs mains; ils ressemblent à ce Vieux de la montagne qui faisait, dit-on, goûter les joies du paradis à des imbéciles, et qui leur promettait une éternité de ces plaisirs dont il leur avait donné un avant-goût, à condition qu'ils iraient assassiner tous ceux qu'il leur nommerait. Il n'y a eu qu'une seule religion dans le monde qui n'ait pas été souillée par le fanatisme, c'est celle des lettrés de la Chine. Les sectes des philosophes étaient non seulement exemptes de cette peste, mais elles en étaient le remède; car l'effet de la philosophie est de rendre l'âme tranquille, et le fanatisme est incompatible avec la tranquillité. Si notre sainte religion a été si souvent corrompue par cette fureur infernale, c'est à la folie des hommes qu'il faut s'en prendre. » 

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Ebook, en version longue
(L'article fanatisme débute à la page 1068 du fichier)



4 janv. 2015

La conversation scientifique : Etienne Klein reçoit Philippe Descola





Il y a de cela un peu plus d’un an, j’avais commis un minuscule billet sur mon ancien blogue autour d’une citation de Philippe Descola, tirée de son ouvrage majeur « Par-delà nature et culture », sorti en 2005 (reproduit ci-dessous).

A l’occasion de la sortie d’un très beau livre d’entretien, où l’anthropologue revient sur sa trajectoire et éclaire les enjeux de sa pensée, Etienne Klein le reçoit pour une stimulante conversation.

Voici le chapeau d’introduction du physicien ; histoire de donner l’envie d’écouter l’émission :

« Comment composer avec le non-humain ? Le non-humain n’a ici rien à voir avec l’inhumain, le « monde non-humain » est constitué de tout ce avec quoi les humains sont en interaction constante, c’est à-dire les plantes, les animaux, les virus, le CO2 de l‘atmosphère, l’air que nous respirons, le gibier que nous chassons, les glaciers s’il y en a dans notre environnement, et beaucoup d’autres choses encore.
Les ethnologues ont montré une chose importante, décisive, l’équivalent pour eux sans doute de ce qu’a représenté la découverte de l’atome pour les physiciens. Cette découverte, c’est que mise à part la société occidentale, aucune autre société humaine ne cohabite avec le monde non-humain sur le mode de la séparation : il n’y a pas la nature d’un côté, une nature qui serait close sur elle-même, et de l’autre côté l’humanité qui serait une entité à part, installée avec sa culture à l’intérieur de la nature, le plus souvent dans une position de surplomb.
En d’autres termes, partout ailleurs qu’au sein de l’Occident moderne, « les frontières de l’humanité ne s’arrêtent pas aux portes de l’espèce humaine » S’y trouve également inclus l’ensemble des « corps associés » , ces entités que nous considérons, nous, comme subalternes et que nous reléguons pour cette raison « dans une simple fonction d’entourage ». À rebours de nos propres habitudes de pensée, dans toutes les autres cultures, les entités du monde non-humain sont considérées et traitées comme de véritables partenaires sociaux avec lesquels on peut composer de mille et une manières différentes.
Un décalage de nos façons de penser en direction de ces autres cultures mérite donc le détour, si je puis dire, surtout si l’on prend acte de la réalité suivante : c’est bien la séparation que nous avons, nous, installée entre nature et culture qui a notamment permis à notre science de devenir si efficace. Mais c’est aussi à cause de cette séparation que la nature, finalement traitée comme si elle était à notre seule disposition, s’est peu à peu abîmée. Nous la marquons désormais d’une empreinte irréversible, oubliant qu’elle est poreuse, réactive, fragile, supraconductrice des effets que nous induisons en elle. Alors, en ces temps où elle semble même se retourner contre nos assauts, où nous nous inquiétons du changement climatique, de la raréfaction des ressources fossiles, de la dégradation de la biodiversité, nous devons nous poser cette question : n’est-ce pas notre conceptualisation de la nature, fondée sur l’idée que nous serions autonomes par rapport à elle, qui avait préparé le terrain à la situation que nous connaissons aujourd’hui ? » 

Shaman et chef spirituel du peuple Achuar

« ... la manière dont l’Occident moderne se représente la nature est la chose du monde la moins bien partagée. Dns de nombreuses régions de la planète, humains et non-humains ne sont pas conçus comme se développant dans des mondes incommunicables et selon des principes bien séparés ; l’environnement n’est pas objectivé comme une sphère autonome ; les plantes et les animaux, les rivières et les rochers, les météores et les saisons n’existent pas dans une même niche ontologique définie par son défaut d’humanité. Et cela semble vrai quels que soient par ailleurs les caractéristiques écologiques locales, les régimes politiques et les systèmes économiques, les ressources accessibles et les techniques mises en œuvre pour les exploiter. »   






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« .... je montrais (dans la thèse de Ph.Descola) que contrairement aux thèses des matérialistes américains,  les Achuars avaient occupé différents types d’environnements depuis longtemps et qu’en dépit des potentialités de ces environnements cela n’avait pas eu d’effet particulier sur leur capacité d’adaptation à cet environnement. Il n’avait donc pas de déterminisme technique primaire.... 
J’ai montré aussi, ce qui avait déjà été démontré dans d’autres régions du monde, que ces gens  arrivaient à obtenir une subsistance facilement en travaillant entre 3 et 4 heures par jour, et avec des niveaux d’alimentation qui étaient considérablement supérieurs à ceux qui étaient préconisés par la FAO à l’époque, et que donc c’était, pour reprendre l’expression de Marshall Sahlins, grand anthropologue américain qui avait écrit un article en 1968 dans « Les temps modernes », qui s’appelait « Les premières sociétés d’abondance »,qui avait fait beaucoup de bruit à l’époque, c’était aussi une société d’abondance en ce sens que, avec très peu de travail on obtenait des ressources en abondance, très variées... »

(Extrait d'une vidéo d'un entretien avec Ph.Descola, aujourd'hui supprimée sur la toile.
Ci_dessous deux autres vidéos)

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Sur le même sujet voir également ce billet :

Marshall Sahlins - La Nature humaine: une illusion occidentale. Hobbes, le moi et les autres mondes humains.



3 janv. 2015

Les demoiselles de Sigiriya ; Kassapa, entre les pattes du lion

Demoiselles de Sigiriya (Photo par Axel)

An 478 de notre ère, sur cette île qui deviendra bien des siècles plus tard le Sri Lanka, Kassapa cherche à forcer son père, le roi Dhatuseva, à lui révéler l’emplacement du trésor royal. Refus de ce dernier. Il le menace alors d’assassinat. La légende rapporte que le roi céda finalement, à la condition de pouvoir prendre un bain dans les eaux d’un grand réservoir à Anuradhapura, sa capitale, dont la création avait couronné son règne. Une fois dans le bassin, debout le roi aurait ouvert large les bras, déclarant que là se trouvait le trésor tant convoité. Le fils, peu versé dans cette symbolique lustrale, pour toute réponse précipita enragé le fauteur de ses jours dans une minuscule geôle, l’abandonnant emmuré à son sort funeste.

Rocher de Sigiriya (Photo par Axel)
La réalité est sans doute plus prosaïque. Kassapa, fruit d’une union morganatique, ne pouvait en effet prétendre au trône, son jeune demi-frère, Mogallana, fils quant à lui d’une princesse, ayant été proclamé par le roi héritier légitime du royaume Cinghalais. L’assassinat s’imposait donc à ses yeux. Il faut dire que tel procédé était plutôt monnaie courante à l’époque. En effet, parmi les premiers rois d’Anuradhapura « 15 vont régner moins de 1 an, 22 seront assassinés par leurs successeurs, 6 par d’autres personnes, 4 se suicideront, 13 mourront au combat et 11 abdiqueront »[1]. C’est en quelque sort ce qu’on pourrait appeler la paix bouddhique… 
Notons pour l’anecdote que les bouddhistes « s’ils  répugnent à utiliser le poignard ou l’épée, l’île met à leur disposition plus de 50 plantes toxiques. Ainsi, la reine Anula empoisonne son mari pour s’emparer du trône, puis utilise encore ses fioles quand elle se lasse de ses cinq amants successifs ; (…) Ne trouvant plus de volontaires prêts à partager sa couche elle règne seule 4 mois encore avant d’être assassinée par son beau-fils »[2].  
Le jeune demi-frère du parricide, Mogallana, réfugié en Inde, mettra 18 ans avant de pouvoir lever une armée pour venir reprendre le trône.
Entretemps, Kassapa ayant abandonné Anuradhapura par peur des représailles, a fondé une nouvelle cité à Sigiriya, un lieu sacré qui attire les pèlerins depuis le troisième siècle av JC et a abrité au fil des siècles de nombreuses communautés de moines ermites. Il s’y fait construire une forteresse inexpugnable sur le sommet du roc dominant la plaine, un bloc qui culmine à 200 m d’altitude ; le rocher du lion « Simha-giri ».
Mais ne voyant point signe de son demi-frère, Kassapa transforme peu à peu la forteresse perchée sur ce nid d’aigle en véritable palais royal, et donne au rocher la forme d’un gigantesque lion couché ; l’entrée se faisant par un escalier abrupt qui mène au sommet passant au travers la gueule d’un lion géant dont il ne reste aujourd’hui que les pattes. L’effet devait être saisissant. Quelques poèmes retrouvés sur le mur dit du miroir en attestent. Un mur où les visiteurs de site, depuis 1500 ans ont inscrit d’innombrables graffitis ; messages anciens et modernes entremêlés. Parmi eux un poème se réfère à la « face du grand lion » et permet de déduire qu’il fut relativement bien préservé au moins jusqu’au 9ieme siècle. Cet autre encore l’évoque :

We saw at Sihigiri
The king of lion
Whose fame and splendour
Remain spread
In the whole world.

Entre les pattes du lion (Photo par Axel)

Patte du lion de Sigiriya (photo par Axel)

Kassapa ajoute au complexe mille agréments : de vastes jardin d’eau, et 550 fresques mettant en scène des femmes à demi-dénudées, les Demoiselles de Sigiriya – nous y reviendrons.

Lorsque Mogallana se manifeste enfin en 495, Kassapa, poussé par une pulsion incompréhensible, descend de son rocher et se lance dans la plaine à dos d’éléphant à la rencontre de son destin. Défait sur une fausse manœuvre il se retrouve isolé, avec son armée en déroute. Il se plonge alors une dague dans la gorge, tombant mort aux pieds de sa monture. Mogallana, victorieux, fera occire un bon millier de courtisans et de proches de Kassapa avant de s’en retourner à Anuradhapura à laquelle il rendra le statut de capitale.

Sigiriya redeviendra un centre monastique, avant de disparaitre de l’histoire du Sri Lanka aux environs de la fin du XIIIe ou du XIVe siècle. Le site deviendra enfin au milieu du XVIe siècle un avant-poste militaire.

Sur le sommet, bassin (photo par Axel)

Vue du sommet de Sigiriya (photo par Axel)

Déambulations à Sigiriya
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Les demoiselles de Sigiriya [3]

Rocher de Sigiriya - zone des peintures
Les demoiselles sont une commande du roi Kassapa ; ce décor mural couvre la surface à pic de la paroi (à plus de 100 m du sol) à laquelle on accède désormais via un escalier en colimaçon posé à flanc de colline. Aujourd’hui il ne reste que 21 représentations de femmes aux seins nus, des bustes portant des corbeilles de fruits et de fleurs. Ces fresques ne représentent qu’une toute petite fraction de l’œuvre originelle ; il y en aurait eu environ 500 déployées sur 150 m de falaise et dans sa partie la plus large 40 m de haut. Un des premiers récits note que « la totalité de la face de la colline semble avoir été une gigantesque galerie de peintures ». 

Ces œuvres, empreintes de naturalisme et sensualité, ne rassemblent à aucune autre connues ; elles ne sont pas dans le style de l’époque où l’on rencontrait des représentations stylisées de thèmes bouddhiques.

Demoiselles de Sigiriya (photo par Axel)
Les peintures de Sigiriya ont été le point de focale d’un considérable intérêt à la fois dans les temps anciens et modernes. Les poèmes sur les graffitis du mur aux miroirs (allant du 6ieme au 13ieme siècle) sont principalement adressés aux demoiselles des peintures ; peintures qui semblent aussi avoir été étudiées et reproduites au XVIIIe siècle par les artistes de Kandy. Des références d’antiquaires se rapportant aux figures des fresques remontent aux années 1830. Et les premières descriptions détaillées au 19ieme sont basée sur une observation faite au télescope depuis les jardins situés en contrebas.

La nature fragmentaire de ces œuvres et leur location inhabituelle ont conduits à de multiples interprétations. Leur signification est resté cependant longtemps assez mystérieuse, même si aujourd’hui l’une d’entre-elles semble devoir s’imposer nettement aux yeux des spécialistes.


Demoiselles de Sigiriya (photo par Christophe)

Parmi donc les interprétations méritant attention, trois dominent. Celle de HCP Bell (1897), ainsi que celles de deux autres chercheurs sri lankais, Paranavitana et  Coomaraswamy.

L’idée de Bell était que ces bustes représentaient les demoiselles de la cour de Kassapa, beautés célèbres  peintes lors d’une procession votive au sanctuaire de Pidurangala. Néanmoins cette interprétation relève d’une construction purement imaginative et n’a pas de précédent dans la tradition sociale et artistique de la région ou de la période. Et pour rester dans cette lignée interprétative, il semblerait plus probable que les demoiselles de la cour et leurs costumes et ornements aient fournis des modèles aux artistes de Sigiriya.

Demoiselles de Sigiriya (photo par Axel)
La suggestion de Paranavitana est que les peintures représentent des princesses de la foudre (vijjukumari) et les demoiselles des nuages Damsels (meghalata). C’est une interprétation à la fois plus littéraire et sociologique, faisant partie de son hypothèse tentant, de manière plus globale, d’expliquer Sigiria comme l’expression du culte de la divinité royale, avec le palais vu comme une reconstruction symbolique du dieu de la richesse. Cependant cette identification apparait aujourd’hui comme une surinterprétation, trop spécifique pour être acceptée en sa totalité.

L’interprétation enfin de Coomaraswamy voit dans les demoiselles de Sigiriya des Apsaras, nymphes et danseuses célestes. Cette interprétation est  en lien avec une tradition bien établie du sud asiatique, et n’est pas seulement la plus simple mais aussi la plus logique interprétation. Des études récentes ont renforcées cette idée : les Apsaras sont souvent représentées dans l’art et la littérature comme des êtres célestes portant des fleurs et les dispersant parmi les rois et héros lors de célébrations de victoire ou d’héroïsme.

Nous pouvons donc dire avec presque certitude que les demoiselles de Sigiriya sont des nymphes célestes, très similaires dans leur essence à celles qui vont leur succéder 13 siècles plus tard : le panneau « les filles de Mara » à Dambulla. Il est aussi probable que ces fresques ont plus d’un sens et d’une fonction ; comme être l’expression de la grandeur royale, mais aussi une évocation artistique de la vie à la cour, sans oublier la dimension esthétique tant qu’érotique de ces œuvres
Le style des peintures fut aussi longtemps une question controversée. Certains les ayant vues comme une extension de l’école d’Inde centrale d’Ajanta, d’autres les interprétant comme issues d’autres traditions, ainsi celle de Sittanvasal dans le sud de l’Inde.
Cependant, l’historien américain Benjamin Rowland, qui fut parmi les premiers à observer avec attention la technique picturale des demoiselles, nota qu’elles différaient de la tradition Ajanta aussi bien que celles des autres traditions du sous-continent indien :

« The Sigiriya paintings outside of thier exciting and intrinsic beauty are perhaps most notable for the very freedom they show at a period when the arts were tending to become more and more frozen in the mould of rigid canons of beauty… The Apsaras have a rich, healthy flavour that, in contrast, almost makes the masterpieces of Indian art seem sallow and effete in over-refinement… »
(B. Rowland, The Wall-paintings of India, Central Asia and Ceylon)

Son avis est aujourd’hui largement partagé, et on voit dans les demoiselles un style unique, propre à l’art régional.
« Ainsi ces peintures représentent l'exemple le plus ancien conservé de l'école réaliste classique sri-lankaise, un style déjà pleinement évolué lorsque nous rencontrons d'abord dans le courant de 5ème siècle à Sigiriya »
Demoiselle de Sigiriya (photo par Axel)

Demoiselles de Sigiriya (photo par Axel)

Pour donner une idée de la taille des peinture

La fille de votre serviteur sous une des peintures




[1] Sri Lanka, Bibliothèque du voyageur Gallimard
[2] Op cité.
[3] L’essentiel des informations de cette partie consacrée aux demoiselles de Sigiriya  provient d’un livret de Senake Bandaranayake, « Sigiriya : City, palace, gardens, monasteries, paintings ».