Je ne connaissais pas Arthur Keller. Il est systémologue, en l’occurrence spécialiste des vulnérabilités sociétales, vis-à-vis des risques systémiques, et des stratégies de transformations collectives face à ces risques.
Il est urgent de l’écouter !
Ici j’ai retranscrit la grosse
première partie de son intervention lors de « La Grande tribune » qui
s’est déroulée le 4 juin.
Les illustrations sont tirées de la conférence.
Premier message : Le climat n’est qu’un problème parmi d’autres, et il faut pour résoudre le problème du climat il faut remonter à la cause des causes. Ce qui veut dire réduire les flux d’énergie et de matière, donc réduire la taille de notre économie.
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Notre civilisation est une méga-machine
qui convertit le monde naturel en déchets. Nous prélevons des ressources que
nous transformons avec de l’énergie, puis que nous utilisons sous forme de
biens et services. Et puis en aval, on rejette des déchets et des pollutions
dans le monde naturel. (…) Les déchets sont solides, liquides ou gazeux. Et
parmi les gaz certains sont des gaz à effet de serre qui déséquilibrent le
bilan radiatif de la terre. Le changement climatique est donc l’une des
multiples conséquences du problème (…) La pression exercée par les activités
humaines sur le système terre dépasse désormais la capacité de celui-ci à
encaisser …
Le climat est un grave problème,
parmi d’autres graves problèmes. Le monde a des limites : biologiques,
physiques, écologiques … Les scientifiques du système Terre ont identifié neuf
limites à ne pas dépasser, sous peine de mettre en danger la stabilité de la
planète. Sur ces neuf limites au moins six ont déjà été dépassées. Le climat
donc, les cycles biochimiques, ce sont les grands cycles du vivant notamment
ceux du phosphore et de l’azote, la biodiversité qui est en train de
s’effondrer, également l’usage de l’eau douce, l’usage des sols, gravement
dégradés par les activités humaines et les pollutions qui s’accumulent et
rendent toxiques les écosystèmes. C’est une problématique qui est multifacettes
dont le changement climatique n’est qu’une composante. Et pourtant on embrasse
aujourd’hui l’enjeu climatique comme le grand problème. (…) On confond ici deux
choses : les maux et les symptômes. C’est très grave ! On traite le
climat comme un mal alors qu’il n’est qu’un symptôme.
Je vais vous expliquer avec une
métaphore : pourquoi cette méprise est lourde de conséquences ?
Imaginez que vous ayez des maux de crâne chroniques, des problèmes de peau et
qu’en plus vous ayez un problème de transit. Si vous traitez ces choses
séparément, il y a une super bonne nouvelle, c’est qu’il existe une solution
pour tout. Pour les maux de crâne du paracétamol, pour les problèmes de peau de
la pommade et pour les problèmes de transit, de la tisane par exemple. Toutes
ces choses là sont faciles, ce sont de tout petits aménagements dans un quotidien.
On soulage les symptômes et on peut continuer à mener sa vie habituelle.
Maintenant imaginez que ces symptômes sont les différentes manifestations d’une
même maladie, imaginez que vous ayez un cancer généralisé. Croyez-vous
franchement qu’en avalant du paracétamol, en vous badigeonnant de pommade et en
sirotant des tisanes vous allez guérir le cancer ? Donc il faut bien
retenir que la maladie ne requiert pas simplement la somme des traitements aux
différents symptômes.
Ce n’est que lorsqu’on a compris le cancer que l’on comprend la nécessité d’une thérapie de choc. Ce que lorsqu’on a compris que la survie est en jeu qu’on comprend qu’il faut faire des arbitrages, des choix et des sacrifices difficiles. Ce n’est pas un simple aménagement de la vie ! On le fait parce que c’est ça ou peut-être mourir … Si nous étions logiques aujourd’hui en tant qu’humanité, si nous avions une intelligence collective ce que nous ferions c’est une sorte de temps-mort mondial. On réunirait on déciderait d’une thérapie de choc à l’échelle de la planète. On consentirait de se réorganiser entièrement pour survivre. (…) Qu’est-ce ce qui est un jeu ? Ma survie, la vôtre ? C’est bien plus que ça. C’est l’habitabilité de la planète Terre pour un grand nombre d’espèces. Cela se joue dans les trente prochaines années. Voilà où on en est ! (…)
Sans une approche systémique
cohérente, ce que l’on fait c’est soulager, dans le meilleur des cas, certains
symptômes en en aggravant d’autres. On ne résout pas le problème, on le déplace.
Prenons un exemple : la stratégie qui voudrait qu’on développe des
renouvelables pour gérer le problème climatique. Cela donne quoi ? Dans
nos société (les pays riches) : on développe des nouvelles technologies
(éolien, solaire) qui permettent de réduire les émissions de gaz à effet de
serre, et c’est très bien, mais qui par ailleurs accentuent les flux miniers,
et au passage on détruit les écosystèmes, on fait chuter encore plus la
biodiversité, on pollue, on utilise un maximum d’eau, il y a des problèmes de
santé, d’hygiène, sociaux. On va aggraver certains symptômes pour en soigner un.
(…)
Pourquoi produire de l’énergie
décarbonée ? Que pensez-vous ce qui arriverait si jamais nous y
parvenions ? Imaginez si nous décarbonions la production d’énergie … cela
serait bien pour le climat, cela soulagerait en partie le symptôme dérèglement
climatique. Mais ce serait de l’énergie au service de quoi ? Au service
d’une machine extractiviste, productiviste, pollutioniste qui convertit le
monde naturel en déchets. (…)
Nous avons face à nous des défis vertigineux, en termes de criticité, en termes de difficulté de la tâche, inédite, en termes de nature, d’urgence des efforts requis, en matière de prise de conscience des décideurs et des peuples, et de capacité à la mobilisation et à la remise en question… Ce que nous avons entrepris jusqu’à ce jour c’est dérisoire. On est dans une forme de déni. On fanfaronne en brandissant un cachet de paracétamol et on n’est même pas fichus de l’avaler correctement ! Le problème fondamental n’est pas climatique il concerne le dépassement des limites du système Terre. (…)
Si on s’attaquait à la cause, si
on le faisait ? On ferait quoi ? On ferait l’unique chose dont on
peut démontrer que cela fonctionne. On ralentirait fortement. On organiserait
une descente énergétique et matérielle. Une diminution importante des flux
d’énergie et des flux de ressources. En parallèle de cela on investirait
massivement dans la régénération des milieux naturels et on s’organiserait
enfin pour ficher la paix à la nature sauvage. Seulement pour en arriver là il
faudrait changer fondamentalement notre rapport à la nature. (…) C’est un
formidable défi. Défi technique ? Certainement pas ! C’est surtout un
défi de changement culturel, même anthropologique, philosophique, éthique aussi.
Vous y croyez à ce sursaut ? (…) Si nous faisons vraiment ce qu’il faut
faire nous remettrions en question toute l’économie mondiale, tous les modèles micro et macro-économiques qui ne prennent pas en compte les limitations des
ressources, nous remettrions aussi sur la table tous nos modèles sociaux et
sociétaux, nous réinventerions nos modèles culturels dans cette première moitié
de siècle. Vous vous doutez bien que cela ne va pas se produire, du moins pas
complétement. Car la plupart des gens ne veulent pas changer – la plupart
pensent d’ailleurs souvent à tort qu’ils ne peuvent pas changer. (…)
Beaucoup de gens diront : « on peut continuer de croitre économiquement, tout en allégeant la pression exercée sur l’environnement. On peut découpler ! » … Le mot est lâché, le découplage ! C’est là un vœu pieux mais hélas tout à fait candide, une croyance qui s’ancre à l’antipode de la littérature scientifique sur le sujet … Un taux de croissance de quoi que ce soit mène à une augmentation exponentielle de ce quelque chose. Prétendre qu’on va pouvoir (croitre économiquement) c’est nier les données existantes et c’est entretenir des fantasmes hors-sols sur l’avenir. La personne qui vous affirme avec aplomb qu’un découplage absolu et durable est possible entre les activités économiques et les impacts écologiques, en général il ne vous parle que des gaz à effet de serre, et même que du CO2, et la plupart du temps il va s’appuyer sur certains exemples bien précis. « Regardez tel pays, ils ont réussi à découpler ! » (…) Si certains pays peuvent le faire, et encore il faut voir s’ils peuvent le faire durablement, comme par hasard se sont toujours des pays riches et désindustrialisés. Et s’ils peuvent le faire c’est parce que d’autres pays moins riches se chargent de la production massive de matière première et aux produits manufacturés de base (…) Les expériences nationales exceptionnelles de quelques pays ne peuvent être en aucun cas être extrapolés à l’ensemble de la planète. C’est impossible ! Je rappelle que nous n’avons qu’une seule atmosphère … Or on mise tout sur le découplage, et on présente cela comme une solution ! On est dans une forme de déni. Donc présenter la soi-disant croissance verte comme la solution à tous nos problèmes, sur fond de découplage : non. Clairement non ! (…)
Et encore là on ne parle que
des gaz à effet de serre. Et si vous avez bien compris, ce n’est là qu’une
dimension de l’affaire. Car pour tout le reste il faudrait aussi un découplage.
Sur la destruction des écosystèmes, est-ce qu’il y a un découplage entre le
développement de l’économie et la destruction des écosystèmes ? Pas du
tout ! C’est toujours pire là. Est-ce qu’il y a un découplage entre
l’économie et les pollutions ? Non il y en a toujours plus. (…) Pour
produire un point de PIB aujourd’hui on utilise plus de matières premières que
pour produire le même point de PIB il y a 20 ans. On ne se rapproche pas d’un
découplage on s’en éloigne. Cette croissance verte est une vaste supercherie
intellectuelle. Il s’agit d’un concept en vogue, car séduisant pour tous les
privilégiés du système et qui refusent d’en changer. (…) De toute manière la
grande descente énergétique et matérielle dont je vous parle si nous échouons à
l’organiser nous la subiront. Il y a plein de raisons pour cela. L’une des raisons
c’est que notre économie mondiale n’est rien d’autre qu’une pyramide de Ponzi.
Pour cela continue de fonctionner, il faut qu’il y ait toujours plus d’énergie
et de matière première, sinon cela s’effondre. Et bien mauvaise nouvelle :
on va avoir de moins en moins d’énergie et de matière première. Alors soit on organise cette descente pour se
donner une chance de pouvoir la piloter dans les meilleures conditions
possibles ou on continue à chasser des chimères tout en refusant d’accepter nos
vulnérabilités et on se met en position de subir des chocs systémiques dans le
chaos et la tragédie ...