Blogue Axel Evigiran

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La dispersion est, dit-on, l'ennemi des choses bien faites. Et quoi ? Dans ce monde de la spécialisation extrême, de l'utilitaire et du mesurable à outrance y aurait-il quelque mal à se perdre dans les labyrinthes de l'esprit dilettante ?


A la vérité, rien n’est plus savoureux que de muser parmi les sables du farniente, sans autre esprit que la propension au butinage, la légèreté sans objet prédéterminé.

Broutilles essentielles. Ratages propices aux heures languides...


26 août 2014

Stéphane Ferret : Deepwater Horizon - Ethique de la nature et philosophie de la crise écologique. De l'humanisme Heideggerien à l'anti-humanisme de Darwin



C’est en écoutant le journal des « Nouveaux chemins de la connaissance » d’Adèle Van Reeth du 02 mars dernier, que m’a pris l’irrépressible envie de lire le dernier essai de Stéphane Ferret intitulé « Deepwater Horizon, Ethique de la nature et philosophie de la crise écologique », sorti au Seuil en février. Et je m’en réjouis !

Didactique et synthétique ce livre a tout d’abord le grand mérite de fixer les esprits sur les enjeux de l’écologie politique et de faire émerger tant les idéologies que les courants philosophiques à l’œuvre derrière les positions de chacun en la matière. Certes, certains spécialistes des questions écologiques, situés dans la mouvance de la ‘deep ecology’, pourront déplorer que « ce livre assez répétitif ne rajoute rien à ce que disent Aldo Leopold, Arne Naess, JB Callicott et bien d’autres qui sont d’ailleurs cités abondamment » ;  et d’y trouver même l’écologie profonde ‘dénaturée’. A l’autre bout du spectre, les Ferry et consorts seront sans aucun doute horrifiés qu’on puisse ne pas considérer l’animal humain comme un « être d’anti-nature doté d’un équipement surnaturel ». Il faut dire que si l’auteur de « Deepwater Horizon », montre clairement des affinités avec l’écologie dite ‘non H’ (voir plus bas), il demeure néanmoins dans une position mesurée et équilibrée, base propice aux échanges constructifs, qui ne peut que déplaire aux extrêmes de toutes obédiences.

Par ailleurs, confessant modestement ne pas avoir encore lu à ce jour une seule ligne d’Arne Naess, ni des autres penseurs de l’écologie profonde cité plus haut, bien que pressentant quelques affinités avec cette vision non anthropocentrique de l’écologie, je sais gré à Stéphane Ferret d’avoir contribué à nourrir la réflexion sur le sujet qui est sans conteste l’un des enjeux majeurs du XXIe siècle - il n’en va pas moins que la survie de l’humanité - et qui, selon la manière dont on l’aborde, pourrait conduire - ou non - à l’émergence d’une société pérenne, et si possible harmonieuse ; ou pour poser le débat dans les termes d’André Lebeau: « Que peut faire l’espèce humaine pour sortir de l’impasse où l’ont engagée le changement technique et les formes sociales qui lui sont associées ? »

D’une manière plus personnelle, l’essai répond aussi à des questions qui me taraudaient depuis quelques temps déjà, comme, par exemple, quelle définition donner de l’humanisme ? Que recouvre ce concept ? Il faut dire que derrière cette manie répandue d’utiliser le terme d’antihumanisme comme un repoussoir destiné à discréditer ceux qui se refusent à adopter, par principe, les attendus de la métaphysique dite H, on devine le sophisme destiné à circonscrire les limites de la bien-pensance. Sur ce sujet, l’éclairage que donne Stéphane Ferret se révèle tout à fait intéressant. « Le terme « humanisme » porte en lui deux concepts qu’il importe de distinguer. Un humanisme est théorique lorsque la question relève du savoir et porte sur l’identité de l’humain. Un humanisme est pratique lorsque la question porte sur les valeurs, les attitudes et les comportements de ces mêmes humains.(…) Les discours sont une chose. Les actes en sont une autre. Le même être humain peut rédiger la Lettre sur l’humanisme et adhérer au parti nazi. Le même homme peut considérer que l’homme est un animal à part entière et être profondément anti-raciste et anti-eugéniste. (…) Dans les faits, les anti-humanistes théoriques se sont souvent montrés de grands humanistes pratiques. Et toujours dans les faits, de nombreux humanistes théoriques se sont parfois avérés être de piteux humanistes pratiques ».
 
Sur les notions de métaphysique, de nature et d’écologie de type H ou de type non H, dès le premier chapitre de son essai, Stéphane Ferret clarifie les choses, avec la mise en lumière des deux visions du monde gouvernant l’histoire de la pensée occidentale : « les métaphysiques anthropocentriques (christianisme, cartésianisme, humanisme) », d’une part et « les métaphysiques acentriques ou polycentriques (animisme, spinozisme, darwinisme)" d’autre part. « La première vision du monde, dite ici métaphysique H, accorde un primat inaliénable à l’être humain. Dans cette perspective, l’être humain est un être qui s’arrache par sa liberté à la glaise de la nature pour se façonner lui-même. L’homme n’est pas d’abord corps mais esprit. Pas d’abord nature mais culture, etc. La seconde vision du monde (métaphysique non H) considère l’être humain comme fragment du monde. Dans cette perspective, l’être humain est un objet biologique pas plus doué de libre arbitre qu’une avalanche ou une tulipe. L’homme n’est pas d’abord un esprit mais un corps, pas d’abord culture mais une nature, etc. ».
Ainsi, selon que l’on se place dans le cadre d’une métaphysique de type H ou non-H, la vision de la nature diverge : « Pour la métaphysique H, la nature est à la fois l’environnement de l’être humain et une ressource à sa libre disposition. La logique à l’œuvre est celle de la fin et des moyens. (…)Pour la métaphysique non-H, la nature est un sanctuaire extra-humain qu’il s’agit non pas de conquérir et de domestiquer mais de préserver et de protéger ».


D’une manière plus générale, l’ouvrage se déroule à la manière d’un manuel, suivant une architecture fort bien construite, avec une logique argumentative claire, une progression des chapitres et des paragraphes bien circonscrits, qui rendent la lecture enrichissante et agréable. Il y a certes quelques redites, mais qui ne nuisent en rien à la fluidité de l’écrit. L’essentiel de ce qui concerne les préoccupations d’éthique environnementale et des enjeux politiques, moraux ou juridiques de l’écologie s’y trouvent. Pour exemple, parmi les nombreux thèmes développés dans l’essai, est abordé le concept de sujet de droit, associé à celui d’objet de droit. Ici, comme pour chaque question soulevée, une fois le problème posé et les notions clarifiées, se trouvent interrogées les évidences et croyances les mieux établies chez le plus grand nombre. Extrait : « La métaphysique dualiste qui sépare d’un coup d’épée les existants en deux catégories, les sujets (de droit) et les choses (hors la loi), est profondément ancrée dans nos esprits. (…) Le raisonnement, typiquement cartésien et Kantien, est toujours le même ; les êtres humains sont les seuls sujets authentiques, les autres existants ne sont que des objets. L’être humain est une fin en soi. Les êtres non humains ne sont que des moyens. (…) L’argument du sujet ou de l’anti-objet est fort peu convaincant. Si un sujet est un être doué de conscience et si le sujet de droit est un être en mesure de se représenter lui-même dans le cadre d’une procédure juridique, il est très difficile de considérer comme sujet de droit, pour ne pas dire comme un sujet tout court, un patient en état de coma profond. L’exemple des cas dits « marginaux » montre que l’égalité n’est pas un concept descriptif mais normatif. Le principe d’égalité ne signifie pas que tous les humains sont semblables mais qu’ils ont des droits égaux. A partir de là, la porte s’ouvre, et il devient envisageable d’accorder des droits à des existants non-humains ».

Sera questionnée ensuite la théorie des valeurs et des niveaux de droits. Ainsi, la métaphysique H aura-t-elle naturellement tendance à prôner une éthique de type déontologique lorsque la métaphysique non-H penchera plutôt  pour une éthique de type utilitariste : « Ethique déontologique : suppose  l’existence de valeurs auxquelles l’être humain puisse se référer pour évaluer ses actes, bons ou mauvais en eux-mêmes. Exemple : Il est inadmissible de tuer un nouveau-né. Fondée sur une règle morale. Ethique utilitariste : fondée sur un constat empirique unanime : le plaisir est supérieur à la peine. Exemple (conséquentialisme), le meurtre d’Hitler à la naissance, aurait été une excellente chose. Fondée sur un calcul des plaisirs et des peines ». Pour les utilitaristes donc, les choses mériteraient d’être discutées dans un certain nombre de cas limites. Et à l’auteur de prendre l’exemple suivant : « quel acte est-il le moins moralement inacceptable : tuer un million de chimpanzés ou un seul être humain ? Pour le déontologiste, la question n’a pas lieu d’être. Le rigorisme Kantien est à l’œuvre et la loi morale s’impose en toute circonstance, sans tergiversation possible. Il est exclus de mentir, y compris dans le cas où la gestapo frappe à la porte d’un domicile pour savoir si des résistants sont cachés dans la cave ou le grenier ». A l’évocation de ce cas fameux mettant en cause le maître de Königsberg, sentant déjà les séides du fondateur de ‘l’idéalisme transcendantal’ aiguiser leurs couteaux, je m’empresse en de reproduire bonne part de l’extrait incriminé, tiré ‘D’un prétendu droit de mentir par humanité’ : « La véracité dans les déclarations que l’on ne peut éviter est le devoir formel de l’homme envers chacun, quelque grave inconvénient qu’il en puisse résulter pour lui ou pour un autre (…) Le mensonge généreux, dont il est ici question, peut d’ailleurs, par un effet du hasard (casus), devenir punissable aux yeux des lois civiles. Or ce qui n’échappe à la pénalité que par l’effet du hasard peut aussi être jugé une injustice d’après des lois extérieures. (..) C’est donc un ordre sacré de la raison, un ordre qui n’admet pas de condition, et qu’aucun inconvénient ne saurait restreindre, que celui qui nous prescrit d’être véridiques (loyaux) dans toutes nos déclarations ». C’est imparable. Et aucun des sophismes usuellement sortis du chapeau par les apôtres du Kantisme ne pourra édulcorer l’énormité d’une telle déclaration.

Mais revenons, à l’essai de Stéphane Ferret. Il se compose de neuf chapitres. Outre les questions relatives à la métaphysique et l’écologie de type H et non-H (chap. I et V) et la théorie des valeurs et des niveaux de droits (chap. II), et dont j’ai esquissé ici les contours, on trouvera un chapitre intitulé ‘le mythe de l’insularité’ où seront abordés les relations à la nature du christianisme (monothéisme théocentré / anthropocentré) et du cartésianisme, avec sa théorisation de la condition humaine et son statut exceptionnel « opérant une distinction radicale entre deux champs clos, celui de l’esprit ou res cogitans (la chose qui pense) et celui de la matière ou res extansa (la chose étendue) ». Suivra, avec le Spinozisme et le Darwinisme, un chapitre consacré à l’autre versant de la relation de l’homme à la nature : « Il ne peut pas se faire que l’homme ne soit pas partie de la Nature… » ; « je pense que les hommes comme les autres choses, sont seulement une partie de la nature », dira Spinoza, respectivement dans l’Ethique et dans l’une de ses correspondances. Les autres chapitres abordent des thèmes tels les droits de l’animal, la philosophie de la nature, les droits de l’homme, ou encore les risques de l’écofascisme. Enfin, le livre se referme sur la tentative d’adoption d’une position de juste milieu entre « les deux pensées du malheur, celle de l’ultra-anthropocentrisme qui soutient qu’il n’y a plus de nature, et celle de l’ultra-écocentrisme, qui affirme que la seule nature extra-humaine appréhendée comme un tout a droit de cité », avec l’esquisse de pistes possibles. Et cet avec profit qu’on lira également, sur ce sujet, ‘Les horizons terrestres – Réflexions sur la survie de l’humanité’ d’André Lebeau. Nous sommes indéniablement entrés dans l’ère de l’anthropocène, et peut être même dans le  ‘crépuscule de la civilisation’. Quant à la pérennité de l’animal humain, pris comme espèce, il dépend largement de nos choix d’aujourd’hui et de notre capacité à surmonter cet espèce « d’autisme métaphysique », qui nous piège dans « l’abattoir cynique de type H ou dans l’abattoir angélique de type non-H ».

Si, pour conclure, en ces quelques lignes, l’intention n’est pas de développer ni de résumer l’ensemble des thèmes repris dans cette consistante « Ethique de la nature et philosophie de la crise écologique », j’espère néanmoins, avec cette modeste contribution, avoir suscité l’envie d’aller y piocher matière à réflexion. Car on l’aura compris, cet essai est une synthèse qui fait référence.




Interview de Stéphane Ferret
LE MONDE DES LIVRES | 03.02.11
Propos recueillis par Jean Birnbaum

Dans "Deepwater Horizon. Ethique de la nature et philosophie de la crise écologique" (Seuil, "L'Ordre philosophique", 336 p., 21 €), vous rappelez qu'Emmanuel Kant définissait l'homme comme le "seigneur de la nature" et que, pour lui, les êtres dénués de raison n'avaient aucune valeur. Selon vous, cette tradition de pensée est responsable de tous nos malheurs écologiques. Pourquoi ?

J'affirme que Kant se trompe. Pour cela, je m'appuie sur un argument classique de la philosophie analytique, qu'on appelle l'argument du dernier homme. Imaginons : l'espèce humaine est décimée, il ne reste plus qu'un homme, et celui-ci se met en tête de détruire tous les êtres de nature qui se trouvent à sa portée. Si on suit Kant à la lettre, on ne peut pas dire que cet homme commet un acte immoral, puisqu'il n'y a plus personne pour le blâmer. Il me semble pourtant qu'un tel comportement est immoral, car les êtres de nature sont porteurs d'une certaine valeur. Cette expérience de pensée permet de distinguer deux visions du monde, que j'appelle vision H (humaniste) et vision non-H. La première, dans laquelle Kant s'inscrit, fait sienne la sentence de Protagoras, selon laquelle l'homme est la mesure de toute chose. Dans cette optique, il n'y a que deux types d'êtres : des sujets de droit et des objets de non-droit, les humains d'un côté et la totalité des non-humains de l'autre.
La seconde conception, qui est celle de Spinoza ou de Darwin, considère que l'homme est un fragment du monde, et qu'il est un être foncièrement naturel, y compris quand il accomplit un geste réputé "culturel", comme se laver les dents. De la même manière, l'écologisme, c'est-à-dire la philosophie de l'écologie, peut être déclinée en H et non-H. L'écologisme H est un environnementalisme, qui envisage la nature comme un moyen qu'il s'agit de préserver au nom de la survie de l'humanité. L'écologisme non-H considère pour sa part que les êtres de nature doivent être préservés pour eux-mêmes.


Vous défendez l'idée que les "existants non-humains" ont une valeur morale, et qu'il faut leur conférer des droits. Mais dans le même temps, vous refusez les thèses de l'écologie dite "profonde", qui va jusqu'à réclamer une -égalité de droits entre tous les vivants et bascule dans ce que vous nommez la "religion du Grand Tout"...


Ma thèse est que certains êtres de nature ont des droits, mais qu'ils n'ont pas tous les mêmes droits. L'écologisme non-H extrême défend le principe d'un égalitarisme biosphérique, où une panthère aurait les mêmes droits qu'un enfant. Je considère que cette thèse est à la fois toxique et contradictoire : un monde où tous les êtres ont la même valeur et un monde sans valeurs sont un seul et même monde. Il existe bien une hiérarchisation des êtres de nature. L'idée est la suivante : un être est susceptible d'avoir des droits s'il a une certaine valeur et il a une certaine valeur s'il a des intérêts. Cet intérêt n'est pas forcément conscient. Quelqu'un qui est dans le coma a des intérêts mais il n'en est pas conscient. Prenons l'exemple d'un arbre. Ce n'est pas un être conscient, mais il a intérêt à être, à déployer son être en fonction de son espèce, de sa nature. Maintenant, cela ne veut pas dire qu'il ne faut pas couper de bois...
Il y a deux raisons qui me font rejeter la métaphysique H. La première est philosophique : je ne crois pas à un "équipement surnaturel" (âme, volonté libre...) qui ferait de l'homme un être hors du commun. [Commentaire : voici le point de divergence fondamental entre ma vision et celle de Stéphane Ferret. Pour lui, les êtres humains n'ont rien d'exceptionnel. Pour moi, chaque être humain est exceptionnel et sacré] La deuxième est empirique et historique : au regard de l'état de la planète, force est de reconnaître que cette métaphysique est à l'origine de notre crise écologique. [Commentaire : voici une affirmation gratuite, sans aucune démonstration. Comme si les religions du Livre étaient responsables de la destruction de la mer d'Aral, alors qu'elle a été pompée par des communistes athés ! La métaphysique H a permis l'émancipation des hommes et des femmes, la sortie de leur minorité, c'est à dire l'émergence de l'individualité. La métahysique H est le socle doctrinal qui a permis à la démocratie d'émerger.]

Parmi les êtres non-humains, il n'y a pas que des êtres de "nature". Que faites-vous du monde des choses et des objets ? Dans votre livre, vous évoquez le destin du grille-pain. Mais quelle place donnez-vous à une oeuvre d'art, à une brebis clonée ?

Ces deux cas sont différents. Une oeuvre d'art, d'abord. La Joconde n'a aucun intérêt à être. C'est bien sûr un objet précieux, d'une valeur incommensurable, mais cette valeur est seulement instrumentale. Autrement dit, c'est nous, êtres humains, qui avons intérêt à sa conservation. Nous avons un devoir par rapport à un objet de ce type, mais eux n'ont aucun droit au sens strict. En revanche, nous pouvons imaginer un être à la fois vivant et synthétique, pas seulement une bactérie artificielle mais, par exemple, un androïde très perfectionné, doté de facultés cognitives, qui aurait un intérêt à être et en aurait conscience. Dans un tel cas de figure, il ne serait certainement pas absurde de dire de cet être qu'il puisse faire l'objet de considération morale et de droits. Une croyance se 

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