Blogue Axel Evigiran

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La dispersion est, dit-on, l'ennemi des choses bien faites. Et quoi ? Dans ce monde de la spécialisation extrême, de l'utilitaire et du mesurable à outrance y aurait-il quelque mal à se perdre dans les labyrinthes de l'esprit dilettante ?


A la vérité, rien n’est plus savoureux que de muser parmi les sables du farniente, sans autre esprit que la propension au butinage, la légèreté sans objet prédéterminé.

Broutilles essentielles. Ratages propices aux heures languides...


22 juil. 2015

François Jullien - Autour de "Cette étrange idée du beau". la question du nu

Billet initial du 6 décembre 2010
(Billet initial supprimé de la plateforme overblog, infestée désormais de publicité)

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François Jullien
Autour de son ouvrage " Cette étrange idée du beau " (Grasset, 2010)

(Cité philo 21 novembre 2010)


Paul Delvaux, le canapé bleu
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La question du nu, que ce soit dans la statuaire grecque ou bien dans le dessin…

Vénus de Milo
L’affaire du nu je m’y étais intéressé il y a quelques années dans un petit livre, " De l’essence ou du nu " que j’avais rebaptisé ensuite " Le nu, l’impossible ", parce que comme on dit en politique c’était illisible, donc lorsque on voit qu’un titre ne sonne pas on le retire. Mais c’est bien effectivement cette question, c’est cela qui était en jeu : de l’essence ou du nu. Parce qu’il me semble que le nu, première distinction, le nu ce n’est pas le dénudé. Le nu, je dirai c’est l’inverse. C’est une chose finalement très singulière que le nu en art, et dont je pense que je distingue mieux la singularité si je passe par la Chine où la figuration du nu ne s’est pas développée. Là il y a un écart qui est constatable. 

Peinture chinoise
Il n’y a pas un musée, une place publique en Europe qui n’ait pas une statue de nu, et les églises qui sont (…) figurer les christs nus. Qu’est-ce que c’est que le nu ? Ce n’est pas dénudé. Nu c’est représenter la forme du corps. Et le nu c’est cette chose étrange dans l’art Européen, qui entre le désir de la chair, et la pudeur de la nudité - ces deux opposés -, a quasiment neutralisé et l’un et l’autre en instaurant un plan du beau. Il y a une conjonction forte entre le nu et le beau, et que fait que même encore aujourd’hui, pour s’exercer au beau, on figure du nu. Les écoles des beaux-arts en sont encore là. Avant les grecs déjà, mais les grecs ont produits cette articulation entre le nu et le beau, et on n’en est pas sorti. Le christianisme qui avait une toute vision du corps que les grecs a dû passer par là. Adam et Eve, Pieta, Jugement dernier : le nu. Dürer, qui s’inscrit dans une toute tradition que celle de l’Italie, doit passer par le nu. Et ce n’est pas seulement la sculpture, dans la sculpture de jeunes hommes, les Kouroï des grecs, après sculpture du corps féminin, ce n’est pas seulement la peinture, mais c’est aussi la photographie. Donc quelque chose qui a été vraiment tradition au sens où, d’époque en époque, d’un médium à un autre, le nu n’a cessé de travailler l’histoire de l’art en Europe. Là c’est du constat, tournez-vous en Chine, il n’y a pas de nu dans l’art chinois (…). Je pense que l’absence du nu en Chine nous fait réfléchir sur les conditions de possibilités du nu dans l’art occidental. Alors il y aurait effectivement une conjonction entre le nu et le beau. Donc que c’est à travers le nu que les européen se sont exercés au beau. Pourquoi ? Parce que le nu (…), parce que le nu fait intervenir d’abord la forme, fait intervenir la modélisation, vous savez comment la figure et celle du nu n’a cessée d’être travaillée selon son devoir être, la beauté canon, c’est-à-dire, l’idéal de la beauté, et que le nu répond au fond à une question qui est une question ontologique : qu’est-ce que l’homme ? Il y a un texte qui pour cela est évocateur, c’est la fameuse méditation de Descartes, où Descartes nous raconte que les hommes sont des morceaux de cire : je prend un morceau de cire, si je cogne il rend un son, il a une certaine couleur, une certaine odeur, si je l’approche du feu il devient tout autre chose. Et c’est là que Descartes appréhende la leçon de ce qu’est la chose en soi, res extansa, la chose étendue. Mais d’une grande partie de cette cire, qui d’abord lascive, opaque, devient fluide et qui perd sa forme, il dit " tanquam vestibus detractis nudam considero ", il la considère comme si elle avait enlevée ses vêtements, il dit " Nudam considero " ; il la considère nue. Cela veut dire dans son essence. Et je crois que la figuration du nu en Europe, d’abord chez les Grecs, a répondu à une question : qu’est-ce que l’homme ? Tis o’ Anthropos. Qu’est-ce que l’homme, en tant que tel ? Quand je lui enlève ses qualités secondes pour ne garder que ce qu’il est dans son essence. En soi. Qu’est-ce que l’homme en soi répond à la question qu’on trouve dans le Théétète de Platon. 


Jean-Jacques Henner, La femme au divan noir
Et bien c’est une question que je n’ai jamais vue posée par un penseur chinois. Je ne serai pas allé en Chine j’aurai cru que qu’est-ce que l’homme ? est une question universelle, qu’on ne pouvait pas ne pas se poser. Je parle du thème du Théétète pour la raison suivante : il dit " je ne te demande pas quel est mon ami, ce n’est pas mon père, mon ami, la question c’est qu’est-ce que l’homme en tant que tel ? ". Or justement dans la pensée chinoise c’est toujours l’homme dans telle ou telle situation. Ce n’est pas l’homme en tant quel tel, c’est toujours mon père, mon fils, mon épouse, mon prince ; c’est toujours dans une relation. Or je crois que le nu dans l’art a consisté à retirer ce qui était détermination seconde pour isoler ce qui est détermination essentielle. Si je me tourne vers la peinture chinoise on figure toujours l’homme vêtu. Et non seulement la figure est vêtue, mais vêtue en fonction de la classe à laquelle elle appartient, l’époque qui est la sienne. Bref, on ne peut pas l’isoler de son contexte, au contraire on figure l’homme dans ses relations ; relations sociales, relations d’époque. Alors que le nu dans l’art, au contraire abstrait. Ce qui importe c’est que le nu est une figuration qui abstrait l’homme en n’en gardant que ce qui serait l’essence, et en le dépouillant de tout ce qui en serait qualité seconde. En plus il y a ce fait qu’on peut croire le nu naturaliste. Je crois que c’est le contraire. Puisque seul l’homme peut être nu. Donc vous peignez un nu dans un paysage, comme un paysage de Poussin, vous isolez l’homme : au lieu de l’intégrer dans le paysage vous l’isolez, alors que tout ce que nous dit la peinture chinoise, je parle des traités de peinture, on vous dit figurez – on ne dit pas l’homme - les êtres vivants en corrélation avec le paysage, tournés vers le paysage, en dialogue avec le paysage ; figurez la personne en dialogue avec la montagne : la montagne le regarde et lui regarde la montagne, dans une sorte de correspondance entre eux. Donc je crois qu’il y a quelque chose de très abstrait, qui va donc de pair avec la philosophie grecque qui est d’isoler l’être humain, couper tous les rapports, l’abstraire pour répondre à la question, qu’est-ce l’homme ? (…). 


Peindre le nu c’est peindre une essence : Rodin hésitant pour savoir s’il figurait Balzac nu ou vêtu, ou Canova pour Napoléon. Figurer Napoléon nu ça signifie délaisser le Napoléon contingent, historique, pour figurer Napoléon comme étant incarnant le courage, l’héroïsme, etc. Une essence. C’est pourquoi la mythologie a tant favorisée le nu. Parce que la mythologie voulant figurer des essences, elle a figurée la vérité nue pour reprendre le tableau bien connu. Donc je crois qu’il y a quelque chose d’essentiel qui est que le nu est au fond une opération très singulière dans l’art. D’abstraction : entre le désir et la pudeur. Neutraliser et l’un et l’autre. Presque… Presque neutraliser et l’un et l’autre, de façon à instaurer un plan de la forme pure, modalisée, idéale dont on approche par la géométrie. Vous savez à quel point était l’acharnement des peintres, des sculpteurs, avec le rapporteur et le compas, pour trouver la juste proportion, par exemple l’écartement entre les seins, ou le rapport entre la tête et le tronc. Tout ce qui a été donc de calcul mathématique pour trouver la forme la plus juste, la plus pure. Tout cela relève donc de la modélisation, de l’abstraction. Et puis le nu immobilise. Vous n’avez jamais de nu au cinéma. Vous avez des corps dénudés. Pour qu’il y ait nu il faut qu’il ait arrêt sur image. Qu’il y ait donc immobilisation pour faire apparaître l’essence de la chose. Il n’y a pas de nu au cinéma parce que le cinéma c’est justement la transformation. Alors à partir de là l’affaire du nu est ( ?) de toutes les façons ; les stoïciens ont pensé le nu dans le rapport des parties du tout. C’était le choix du penser à coté. Et c’est vrai qu’il y a tout une ( ?) en Europe sur le nu comme façon de saisir la totalité. Parce que le corps humain, c’est les parties. Et en même temps chaque partie est dépendante des autres. Ce qui fait qu’un nu est beau, c’est quand toutes les parties sont intégrées dans une forme unique. (…). La question importante porte donc sur ce rapport, parties – tout, et fait que la beauté se saisit dans la mesure où les parties sont totalement intégrées dans un tout. C’est la grande difficulté de ceux qui s’exercent à peindre des nus, de faire qu’entre les parties et le tout ce ne soit plus distinguable. C’est-à-dire que l’intégration soit telle que tout s’insère dans l’unité de la figuration dans son ensemble. Par rapport à ça, si on se tourne en Chine, on comprend pourquoi cette absence de nu. Les peintres chinois n’avaient aucun intérêt à figurer des nus. Pourquoi cela ne leur est pas venu à l’esprit de figurer des nus, c’est parce que suppose la figuration du nu, à savoir l’idée de modélisation, l’idée d’arrêt, l’immobilisation, la question de l’essence, de l’être même de la chose, pour eux ne se posant pas – et puis en plus l’idée du corps. Parce que nous avons conçu le corps sur un mode perceptif physique : on sait que le corps pour les chinois c’est un sac d’énergies – donc ils avaient tout autre chose à figurer que la forme même.

GODWARD John William  - Girl in a Yellow Drape (1901)

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