Blogue Axel Evigiran

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La dispersion est, dit-on, l'ennemi des choses bien faites. Et quoi ? Dans ce monde de la spécialisation extrême, de l'utilitaire et du mesurable à outrance y aurait-il quelque mal à se perdre dans les labyrinthes de l'esprit dilettante ?


A la vérité, rien n’est plus savoureux que de muser parmi les sables du farniente, sans autre esprit que la propension au butinage, la légèreté sans objet prédéterminé.

Broutilles essentielles. Ratages propices aux heures languides...


21 août 2014

Ephèse, dame drapée de blanc... Ou sur les pas d'Héraclite.

Lors de notre première visite à Éphèse, le printemps commençait à peine ; le ciel était d’un bleu limpide, le soleil doux et le site juste encombré de quelques petits groupes sporadiques de touristes.

Si nous nous attendions à un choc, et que nous ne fûmes pas déçus, notre périple dans la ville défunte commença néanmoins fort modestement par les quartiers administratifs de l’antique cité plantés autour de l’agora civique, plus précisément sur les marches du Bouleutérion… 

Éphèse est en effet une grande dame, toute drapée de blanc, et qui ne livre pas ses charmes au premier badaud venu ; et malgré la position de surplomb de l’entrée orientale, qu’il faut préférer à celle où jadis les flots venaient caresser les pieds de la muse, la vue d’ensemble de la ville demeure cachée au visiteur, jusqu’à ce qu’il s’engage dans la rue des Courètes ; et que ses yeux se dessillent. Il faut dire que le site, enchaussé dans un relief marqué délimité par trois collines abruptes, se déroule tel un serpent entre les mâchoires de cette faille tellurique qui détruisit la cité Lydienne en 17 de notre ère. Selon le témoignage de Pline l’Ancien, le séisme dépassa en violence tous ceux que l’homme gardait alors en mémoire, au point que l’empereur Tibère fera acheminer de l’aide pour aider à la reconstruction des parties endommagées de la cité. Aussi, est-ce avec circonspection que, passé l’entrée du sanctuaire des âges, nous fixâmes nos regards inquiets sur cette brisure visible sur les reliefs endormis depuis tant de siècles, nous imaginant ce que pouvaient ressentir ces peuples ayant vécus là, à la merci des quintes de toux de la grande Terre-Mère.



Il y aurait tant à dire, et tant a été déjà écrit sur majesté de l’antique cité, que mes mots buttent sur le mur de l’indicible. Si je me refuse à l’énumération d’un fastidieux catalogue de reliques trépassées, c’est pour mieux conserver l’émotion de l’instant ; ce plaisir sourd à laisser vagabonder l’imagination le long de ces squelettes de pierres dont la mémoire berce les fantasmagories les plus douces….
« La mer avait l'habitude de monter jusqu'au temple de Diane », nous raconte encore Pline l’ancien. Ainsi, perché dans les hauts gradins de ce fameux théâtre qui pouvait contenir 24000 personnes, le citoyen d’Ephèse,  tout écoutant d’immortelles tragédies, pouvait à loisir s’en laisser aller à se perdre dans le bleu de la ligne de l’horizon, là ou la mer se mêle au ciel en des noces éternelles. De nos jour, hélas, les sables du Caïstre ont repoussés Ephèse à plusieurs kilomètres de la côte égéenne ; là encore seule l’imagination pour y palier.



Ephèse connut des fortunes diverses ; des périodes fastes succédant à des périodes de larmes. De tout temps, moult poètes y virent déclamer leurs vers, pour le plus grand plaisir de ses habitants ; parmi eux Callinos (1) et Hipponax (2). Cela dura et dure encore, jusqu’à ces derniers avatars de notre modernité venant y semer désormais la ruine. Pour en revenir à l’époque hellénistique, la cité Lydienne accueillit en son sein un grand nombre de sophistes qui occupèrent une place de tout premier plan dans l’activité intellectuelle de la cité.

Héraclite, celui-là même qui déclina l’invitation de Darius, roi des Perses à venir à son chevet, arpenta quant à lui la cité Lydienne de longues années, refusant même d’établir des lois, alors qu’on le lui demandait. C’est que, selon le philosophe « qui pleure », la ville avait depuis longtemps de trop mauvaises mœurs politiques. Sans doute l’amertume face à l’exil de son ami Hermodore guidait sa bouche. Diogène Laërce, rapporte à ce propos dans son livre illustre qu’Héraclite « critiqua âprement les Éphésiens d’avoir exilé son ami Hermodore en disant : « Il est juste que meurent tous les Éphésiens d’âge mûr, et que les enfants soient exilés, puisqu’ils ont exilé le plus utile d’entre eux, Hermodore, en disant : « Qu’il n’y ait personne qui soit meilleur que nous ; s’il y en a un qu’il aille vivre avec d’autres gens. »

Une pensée enfin pour l’hystérie de Paul de Tarse, qui avait naguère sous le nom de Saül ravagé la communauté chrétienne, chargeant de chaînes et jetant en prison hommes et femmes, Paul le prédicateur qui souilla de ses semelles la cité à deux reprises, en 53 et 55 et y vécut trois ans. Il y aurait été jeté en prison en raison d’atteintes qu’il porta à la divinité Artémis. C’est possiblement à l’ombre de sa geôle qu'il a envisagé l'évangélisation des provinces romaines d'Asie et qu'il a écrit aux Galates, aux Philippiens, aux Colossiens, à Philémon et aux Corinthiens. Que le monde eût été différent si le climat lui avait été fatal !

Lorsque nous revînmes à Ephèse quelques années plus tard, c’était en août sous un soleil dardant ses rayons sur une végétation brulée qui contrastait avec la verdure de notre souvenir, et figée sur nos photographies. Rien n’avait changé. La cité se trouvait toujours d’un blanc immaculé. La magie opéra ; avec pour seule déception, cette fois, une foule innombrable partout dans les rues… Pour nous en accommoder, nous les imaginâmes vêtus de toges, massés pour assister, au débarquement d’Antoine et de son armée par un beau jour de 33 avant JC ; Antoine au bras de la belle Cléopâtre et remontants sous les acclamations la rue de marbre… Ephèse avait déjà vu tant passer de héros et de figures politiques perdus dans leurs rêves de gloire. Un siècle auparavant, pratiquement jour pour jour, Alexandre le Grand prenait la ville sans rencontrer de réelle opposition. Cicéron y passa aussi en 51 avant JC, afin de diriger la campagne militaire contre les Parthes dans l'Est de l'Anatolie.

L'occupation de la région d'Éphèse remontait au Ve millénaire av. J.-C ; la ville expira au moyen âge, lorsque la mer s’en fut allée baigner d’autres rivages.




[1]Poète grec de la fin du VIIe siècle av. J.-C., considéré comme le père de la poésie élégiaque.
[2] Poète grec de la deuxième moitié du VIe siècle av. J.-C. 



Quelques photographies d'Ephèse














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