Blogue Axel Evigiran

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La dispersion est, dit-on, l'ennemi des choses bien faites. Et quoi ? Dans ce monde de la spécialisation extrême, de l'utilitaire et du mesurable à outrance y aurait-il quelque mal à se perdre dans les labyrinthes de l'esprit dilettante ?


A la vérité, rien n’est plus savoureux que de muser parmi les sables du farniente, sans autre esprit que la propension au butinage, la légèreté sans objet prédéterminé.

Broutilles essentielles. Ratages propices aux heures languides...


10 juil. 2015

Alan Sokal : Pseudosciences & Postmodernisme (Préface de Jean Bricmont)

Billet initial du 15 janvier 2014
(Billet initial supprimé de la plateforme overblog, infestée désormais de publicité)

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« L’homme croit de préférence ce qu’il désire être vrai »
Francis Bacon (Aphorisme49)

« Loi de la vie académique : il est impossible d’exagérer lorsqu’on flatte ses pairs »
David Lodge

« Si j’étais assez faible que de me laisser surprendre à tes ridicules systèmes sur l’existence fabuleuse de l’être qui rend la religion nécessaire, sous quelle forme me conseillerais-tu de lui offrir un culte ? Voudrais-tu que j’adoptasse les rêveries de Confucius plutôt que les absurdités de Brahmâ ? adorerais-je le grand serpent des nègres, l’astre des péruviens, ou le dieu des armées de Moïse ? à laquelle des sectes de Mahomet voudrais-tu que je me rendisse ? ou quelle hérésie de chrétiens serait selon toi préférable ? »

Marquis de SadeDialogue entre un prêtre et un moribond

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Préface de Jean Bricmont 

Pour planter le décor, et de se mettre au clair sur le vocabulaire, voici tout d’abord les deux aspects caractérisant le discours scientifique :

- « Un aspect affirmatif, à savoir les assertions faites sur le monde réel par les diverses sciences, à un moment donné de l’histoire.
- Un aspect sceptique, qui consiste à douter de toutes les autres assertions faites sur le monde réel, par qui que ce soit, scientifique ou non scientifique. »

Et Jean Bricmont d’ajouter : « si la science se contentait de faire un certain nombre d’assertions sur le monde réel sans, en même temps, disqualifier "les autres savoirs ", elle ne gênerait personne.»


Principe de Hume

Côté scepticisme raisonné, une méthodologie simple, relevant de la salubrité mentale, fut avancé en son temps par le philosophe David Hume pour démontrer l’irrationalité de la croyance aux miracles. On pourrait résumer la chose ainsi  : « quels arguments me donnez-vous pour qu’il soit plus rationnel de croire ce que vous dites plutôt que de supposer que vous vous trompez ou que vous me trompez ? ». Hume considère en effet qu’il faut exiger de l’interlocuteur des preuves de ce qu’il avance, à plus forte raison lorsqu’il s’agit de phénomènes semblant contredire l’expérience immédiate ou les lois de la science. D’autant plus qu’en général il s’agit de propos rapportés.

Au niveau de la méthodologie suivie par Hume, J.Bricmont, propose à titre d’exemples trois propositions.

1) La matière est composée d’atomes.
Dans ce cas, malgré le caractère a priori miraculeux de l’assertion, le sceptique constate que d’une part la technologie permet la reproductibilité de l’expérimentation et que, d’autre part, il y a « adéquation  entre une multitudes d’observations et d’expériences et les prédictions déduites des théories scientifiques ». 
2) Certaines substances gardent un effet thérapeutique même après avoir été hautement diluées.
Ici, explique J.Bricmont, « pour ce qui est de l’homéopathie et en général les pseudosciences, le problème vient de ce qu’il existe ni technologie ‘visible’ ni test empiriques comparables à ceux qui existent en science (précis, reproductibilité, etc.)(…) et il n’existe aucune étude statistique montrant de façon convaincante que l’efficacité de l’homéopathie dépasse l’effet placebo ». D’où, la légitimité à réclamer des preuves tangibles en faveur de l’homéopathie, d’autant plus qu’il y a conflit direct entre les théories atomiques et les assertions de l’homéopathie. 
3) Dieu est amour.
Ici nous sommes confrontés à une assertion de type théologique, « factuelle radicalement non empirique ». Il est à noter que les religions, précise J.Bricmont, « justifient souvent leur assertions par des arguments de type moral » dont on voit mal comment ils pourraient justifier des assertions factuelles. Aussi devant telle affirmation en bon sceptique humien n’est-il pas inutile de se demander : « Pourquoi y croire plutôt que penser que ses adhérents se trompent ou vous trompent ? Quels arguments leurs partisans vous donnent-ils pour répondre à cette objection ? »


Introduction

En liminaire Alan Sokal, physicien et épistémologue américain, pose ce qu’il entend par les principaux vocables qu’il va utiliser, et les limites de leur utilisation :

Science : 
« … une vision du monde qui accorde la première place à la raison et à l’observation, et qui vise à acquérir un savoir précis sur le monde naturel et social. Elle se caractérise avant toute chose par l’esprit critique, à savoir l’engagement à soumettre ses assertions à la discussion publique, à en tester  systématiquement la validité par l’observation ou l’expérience, et à réviser ou abandonner les théories qui ne résistent pas à cet examen ou à ces tests ».  

Postmodernisme :
Terme diffus nous explique l’auteur, recouvrant « une vague constellation d’idées dans des domaines qui s’étendent de l’art et de l’architecture aux sciences sociales et la philosophie », dont on peut définir les points de convergences comme suit :

- Rejet plus ou moins explicite de la tradition rationaliste des Lumières.
- Elaborations théoriques indépendantes de tout test empirique.
- Relativisme cognitif et culturel qui traite les sciences comme des ‘narrations’ ou des constructions sociales parmi d’autres.


Pseudoscience : 
Alan Sokal, souligne le flou des frontières entre science et pseudoscience (voir schéma de la page 45 de l’ouvrage). Il cerne cependant le contour de ce mot ainsi :

- Porte sur des phénomènes ou des relations causales, que la science moderne considère à raison comme invraisemblables…
- Tente d’étayer ses affirmations sur des raisonnements ou des preuves qui sont loin de satisfaire aux critères de la science moderne en matière de logique et de validation. 

Et le physicien d’ajouter que souvent (mais pas toujours) les pseudosciences iront prétendre être scientifiques, voire chercheront à relier leurs assertions aux découvertes scientifiques d’avant-garde.

[Dans cette direction on trouvera, par exemple, les ‘fantaisies’ des frères Bogdnavov, les  élucubrations anti-matérialistes d’un Jean Staune, ou encore les égarements de Trinh Xuan Thuan dans le principe anthropique fort . Dans un autre registre on constatera, par exemple, le rejet en bloc des neurosciences par la psychanalyse, y voyant là un réductionnisme ou un totalitarisme biologisant (1) ] 

Passant, Alan Sokal, remarque avoir été frappé que bon nombre de « systèmes pseudoscientifiques sont fondés philosophiquement sur le vitalisme ». Ce point est intéressant et j’y reviendrais dans un prochain billet autour du « vitalisme préhistorique » de Michel Onfray (2)

Suivent trois études de cas où sévissent des postures pseudoscientifiques associées à des discours postmodernistes. L’auteur en fait l’analyse et en expose les rouages (laissant de côté le vaste sujet de la fascination psychologique qu’exercent les pseudosciences) en examinant « les relations logiques et sociologiques entre les pseudosciences et le postmodernisme ». 

Pseudoscience et postmodernisme dans la formation paramédicale

Ici l’épistémologue étudie un phénomène fort singulier s’il en est, celui du « toucher thérapeutique », ce qui me semble être la version postmoderne du magnétisme personnel et de l’influence à distance.


Il pourrait paraitre anodin de s’attaquer à de telles supercheries, d’allures inoffensives. Mais il faut savoir, indique Sokal que, « la méthode du toucher thérapeutique est enseignée aux étudiants infirmiers dans plus de 80 écoles et universités d’au moins 70 pays, elle est pratiquée dans au moins 80 hôpitaux américains, et elle est soutenue par d’importantes associations américaines d’infirmières et d’infirmiers. Celle qui l’a mise au point dit avoir formé plus de 47.000 praticiens… ».
On sort donc de l’anecdotique . 

Revenons-en, en quelques mots, sur le toucher thérapeutique, une invention du début des années 70 due à l’infirmière Dolorès Krieger et à la théosophe - guérisseuse intuitive Dora Kunz
En pratique cela consiste pour le thérapeute à concentrer son énergie et à éliminer chez le patient les congestions des champs énergétiques en faisant des passes des mains à quelques centimètres de son corps.
On ne peut être que dubitatif sur la manière dont un tel fatras est reçu et digéré comme vérité scientifique par des gens ayant pourtant un minimum de sens commun. Il n’est qu’à lire :
« Le principe d’hélicie subsume les principes de réciprocité et de synchronie et postule d’autres dimensions explicatives et prédictives pour la théorie des soins infirmiers. Le principe d’hélicie indique que le processus de vie évolue de manière unidirectionnelle en stades séquentiels le long d’une courbe dont la forme demeure globalement la même sur toute sa longueur, mais qui n’est pas située dans un même plan ». Je vous épargne la suite de ce délire qui se termine par une équation - évidemment dénuée du moindre sens mathématique - à mourir de rire (3)

Sokal propose ensuite « d’analyser les textes pseudoscientifiques de soins infirmiers afin d’en extraire les prémisses épistémologiques, implicites la plupart du temps ». Bien que fort intéressant, je n’entrerai pas ici dans le détail de l’étude, ce qui dépasserait largement le cadre de ce modeste billet, me contenant de conclure ce paragraphe par le constat que « finalement, les théoriciens les plus ambitieux de la pseudoscience des soins infirmiers – tels Martha Rogers et ses successeurs – ont érigés des systèmes élaborés sur un brouillard verbal qui rappelle, en moins subtil, celui de Deleuze et Guattari ». 


Pseudoscience nationaliste et postmodernisme en Inde


Dans cette étude Alan Sokal, s’adossant notamment sur les travaux de la philosophe et sociologue des sciences Meera Nanda, montre comment, « depuis le début des années 80, les intellectuels de gauche indiens de tendance postmodernes favorisent sans le vouloir l’accession au pouvoir de la droite nationaliste hindoue » , la notion d’ « hindouité » pouvant se définir comme «  un mouvement ultra nationaliste et chauvin dont l’objectif est de moderniser l’Inde en rétablissant les racines védiques-hindoues, prétendument pures de la culture indienne ». 

Obsédés par les sciences à la manière des créationnistes, les nationalistes hindous, nous explique l’auteur, tentent de conférer à leur bazar idéologique, telle l’astrologie védique, un vernis de scientificité et de profondeur, tout le rattachant à la cosmologie hindoue classique fondée sur le ‘karma’ (justifiant les hiérarchies sociales), prenant bien soin cependant d’écarter et ignorer les aspects de la science moderne qui pourraient venir contredire leur délire – ainsi, par exemple, de la biologie. 
Mais l’Hindutva va plus loin que revendiquer la primeur même de l’invention de la science moderne, et cherche à démontrer que « la science « occidentale » est en réalité une version inférieure de la vraie science védique », discours que rend possible les assertions de type posmodernistes, par exemple : «  la science moderne se figure arbitrairement qu’elle est seule à détenir le savoir et que ses méthodes sont les seules voies praticables de la connaissance… », ou encore que « la science moderne ne prend pas en compte le savoir accessible par l’introspection et les états de conscience supérieurs que cultivent les traditions spirituelles… » ou que « les conclusions des scientifiques ne correspondent pas à l’identique aux états et aux processus de la réalité objective naturelle… », etc. etc.  


Ecologie et histoire postmoderne

Dans cette dernière étude de cas, la plus brève des trois exposées dans l’essai, Sokal étudie la manière dont certains courants écologistes radicaux ont recours, lorsque cela les arrange, à un discours de type postmoderne, ceci pour justifier des présupposés idéologiques que n’étayent pas les données de la science.
Au niveau méthodologique, on à a faire à un relativisme systématique prétendant « que tous les faits prétendus objectifs ne sont rien d’autre que des constructions intellectuelles, et suggère, en somme, qu’il n’y a aucune différence claire entre les faits et la fiction ». 
Je ne développe pas plus ici, renvoyant à l’ouvrage pour plus amples informations.

Le scepticisme sélectif du postmodernisme 

Le titre de cette section, presque conclusive de l’essai, parle de soi-même.

Je n’en reprendrai qu’un bref passage, lorsque A Sokal spécule sur le motif de la sympathie des postmodernes pour les pseudosciences :

« La méthode scientifique, pour ceux qui l’emploient, joue essentiellement le rôle du filtre qui permet de séparer les propositions plausibles de celles qui ne le sont pas et, d’une manière plus générale, d’évaluer les propositions et théories selon le degré de justification rationnelle dont elles jouissent à la lumière des preuves actuellement disponibles. En supprimant ou en affaiblissant ce filtre – par exemple en niant la possibilité même d’une évaluation raisonnablement objective de ce niveau de justification (4) -, non seulement on laisse échapper la science traditionnelle, mais on ouvre aussi la porte à la pseudoscience. De plus, en amoindrissant le rôle des critères cognitifs dans l’évaluation des théories, on permet à des considérations sociales, politiques et psychologiques de prendre la première place ». 

De là, à ce que certains finissent par considérer que « pour des groupes sociaux différents la réalité elle-même est différente », il n’y a qu’un pas – à la vérité  - vite franchi. 
On ne sera donc pas étonné du constat que « les doctrines postmodernes n’incitent leurs partisans à regarder avec bienveillance les théories qui semblent favoriser leurs objectifs politiques tout en les poussant à jeter un œil sceptique sur les théories qu’ils jugent politiquement néfastes ». 



Quelle importance ? 

Oui, me direz-vous, il y a des naïfs et des illuminés et des charlatans. So what ? C’est la question que se pose Alan Sokal dans ce volet conclusif. Après tout, dit-il, que « la victime participe volontairement à se propre exploitation », cela semble aussi vieux que le monde. Seulement, avance l’auteur, croire à des billevesées anodines prédispose assez largement à croire à des idées plus pernicieuses. Et s’il est déconcertant de vivre dans une société (cas des USA) où « 50 % de la population adulte croit à la perception extrasensorielle, 42 % aux maisons hantées, 41 % à la possession par le diable (…) 45 % à l’exactitude du récit de la création dans la Genèse », il est autrement inquiétant de savoir que cette même population croit par exemple à plus de 40% qu’on a les preuves irréfutables de présence d’armes de destruction massive en Irak.

« Les attaques du post modernisme contre l’universalisme et l’objectivité, tout sa défense des ‘savoirs locaux’, s’adaptent particulièrement bien aux idéologies nationalistes de tout genre. » Et Sokal de constater : « la plupart des postmodernes contemporains sont des intellectuels progressistes (… dont malheureusement) les idées ont la fâcheuse manie d’échapper aux intentions initiales de leurs auteurs ». 


Suivent à cet essai deux appendices :

A)  La religion comme pseudoscience
B) Plaidoyer pour un réalisme scientifique

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(1) Sur la Horde primitive par exemple on pourra lire : 
« N’est-il pas contradictoire dans les termes de proposer un  récit  mythique  comme  une  hypothèse  scientifique ? Sans doute, s’il fallait juger de ce qui est scientifique sur le seul modèle de l’objectivité dans les sciences de la nature. 
Mais  nous  savons  que  le  psychisme  inconscient  ne  distingue pas le fantasme du réel, ou plutôt que le fantasme y est  le  réel  et  que  l’histoire  tragique  d’Œdipe  est,  dès l’origine  de  la  psychanalyse, reconnu  comme  le  principe de  l’intelligibilité  de  la  réalité  psychique ». 
Jean Lefranc, Freud (octobre 2011).
Dans ce passage assez édifiant on trouve un bel exemple de postmodernisme auquel s’ajoute un réflexe pseudoscientifique. 
A la question : « N’est-il pas contradictoire dans les termes de proposer un  récit  mythique  comme  une  hypothèse  scientifique ? » la réponse est évidemment oui ! 
Mais pour sortir de l’ornière l’auteur pose aussitôt le « psychisme inconscient » tel qu’imaginé par Freud comme réalité scientifique (« principe de  l’intelligibilité  de  la  réalité  psychique »). Le tour est joué ! Or, est-il besoin de le rappeler, « De nombreux aspect de la théorie Freudienne ne trouvent pas de soutien, pas d’équivalent, dans les sciences cognitives contemporaines. La notion d’un inconscient qui serait intelligent, qui serait doté en soi d’intentions ou de désirs qui lui sont propres, l’idée que l’infantile est la source de tout l’inconscient, l’idée qu’il y ait un processus actif de refoulement qui renvoie vers le non-conscient des idées qui seraient dangereuses ou qui demanderaient à être censurées, ces questions-là n’ont pas d’équivalent dans la psychologie contemporaine » (Stanislas Dehaene). 
(2) Du moins telle était mon intention jusqu’à ce qu’une défaillance de clé USB me fasse perdre pas mal de données, dont le billet en préparation sur le vitalisme préhistorique de MO. Je verrai donc si je retrouve mes sources, et l’envie de refaire ce texte.  
(3) Voir dans le genre le très drôle espace d’un troll bien connu dans la blogosphère francophone. http://fermaton.over-blog.com/
(4) On peut ici faire le rapprochement avec la levée de bouclier de l’aréopage des psychanalystes provoquée, il y a de cela quelques années, par l’évocation d’une possibilité d’une évaluation de leur discipline.

9 commentaires:

  1. Cher Axel,

    L'extraordinaire bourde épistémologique des anti-freudiens — je n'ose croire qu'il s'agisse de bêtise — est de vouloir juger la "psychanalyse" (je ne parle pas de la thérapie mais de la topique de l'appareil psychique), comme si elle se voulait une science dure. Or, en tant que discipline appartenant à la psychologie, elle n'est qu'une science humaine, c'est-à-dire, au même titre que l'économie, la sociologie, l'histoire, l'ethnologie, que sais-je, dotée d'un coefficient d'exactitude inférieur à celui de l'astrophysique, de la physique, de la biologie, etc. Quand l'humain est à la fois le sujet et l'objet de la connaissance, la connaissance ne peut prétendre à une objectivité telle que celle où l'humain étudie un objet extérieur à lui-même. On ne peut faire d'expérimentation en histoire, en sociologie, en ethnologie, etc., et même en psychologie, en observant des comportements, de la même manière qu'on en fait dans les laboratoires de recherches scientifiques.

    Cela étant dit, de tous les objets d'observation, le psychisme humain est sans doute l'un des plus difficiles à comprendre. Car, justement, et c'est là, l'un des points fondamentaux que rappelle Freud, il n'y a pas UN psychisme mais DES psychismes, c'est-à-dire, simplement, des individus chez qui certains mécanismes affectifs, comme le désir, le refoulement, le transfert, la sublimation, le deuil, la mélancolie, etc., épousent des formes singulières qu'il est impossible de figer en schémas parce que ce sont des sujets qui les vivent .

    La phrase de Dehaene que vous citez me paraît sur ce plan épistémologique soit naïve, soit malhonnête. Si je la lis bien, elle ne signifie rien d'autre que les sujets n'ont pas de vécu individuel durant lequel s'est tramée leur vie psychique mais un cerveau sans histoire dans lequel peut se produire des dysfonctionnements dus à des causes chimico-électriques. On comprend pourquoi les maîtres de la société du négoce accordent tant d'importance aux neurosciences et, hors les thérapies de redressement, pardon, les thérapies comportementalistes, frappent de discrédit les approches psychologiques — telle la psychanalyse — axées sur la parole et l'entretien. Le négoce exige des sujets sans histoire — dans tous les sens du terme. Sous la prétendue critique scientifique dirigée contre Freud se cache, mais de moins en moins, le processus de chosification des esprits. Pareille guerre contre Freud fut menée par deux totalitarismes. Le nazisme. Et, bien sûr, le communisme, qui, avec Pavlov, chercha à déplacer les techniques de conditionnement des bêtes à l'humain. Aujourd'hui, c'est le libéralisme qui veut en finir avec le chaos du désir et des affects.

    Mais le soleil s'affirme et je ne vais pas tarder à aller jouir de ses bienfaits matinaux.

    À vous,

    Frédéric



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    1. Cher Frédéric,

      C’est de ma faute, à exhumer de vieux billets de mon ancien blogue j’ai malencontreusement ramené en surface quelques restes de psychanalyse… J’avoue avoir été bien embarrassé, ne sachant sur le coup trop que répondre (ayant perdu un peu le fil et l’acuité de mon argumentaire). Mais cette piqûre de rappel est vivifiante et je suis retourné écouter ce que Stanislas Dehaene disait dans sa conférence de 2009 :

      http://www.college-de-france.fr/site/stanislas-dehaene/course-2009-01-06-09h30.htm

      La partie qui nous occupe commence vers la trente-et-unième minute (je n’ai pas eu l’impression à la réécoute qu’il ait dit des horreurs ; je n’ai pas l’impression par exemple qu’il disait que le cerveau était une tabula rasa juste activé par des causes physico-chimiques).

      Sinon, sur l’aspect sciences humaines / sciences dures, on peut effectivement tirer la psychanalyse plutôt vers les sciences humaines, et c’est ce qui semble le plus naturel au vu de la dite doctrine ; le plus raisonnable ou le plus logique. Sauf que Freud cherchait aussi une légitimité dans la cour des sciences de la nature, et a pu être rangé en son temps par certains dans le camps scientiste. M’adossant à l’essai de J Bouveresse « Wittgenstein lecteur de Freud » ; je lis notamment que Wittgenstein soupçonnait « ouvertement Freud de faire, sous le nom de ‘science’ et au nom de la science, de la (mauvaise) philosophie, c’est-à-dire d’ériger en vertus scientifiques les vices les plus caractéristiques du comportement philosophique ordinaire ». Ajoutant que : « Freud prétend constamment être scientifique. Mais ce qu’il fournit est de la spéculation ». Bon c’est ici l’opinion de Wittgenstein. Mais Bouveresse relève par exemple que dans L’abrégé de Pyschanlyse (1933), « Freud justifie sa conviction que les méthodes de la psychanalyse sont finalement tout à fait comparables à celles qui sont utilisées couramment par n’importe quelle science de la nature ». Suit la citation en question :
      « Notre hypothèse (…) nous a mis en position d’ériger la psychanalyse sur un fondement semblable à celui de n’importe quelle science de la nature, comme par exemple la physique. (…) Nous avons trouvé les moyens techniques qui permettent de combler les lacunes de nos phénomènes conscients, dont nous nous servons par conséquent comme les physiciens expérimentaux ».
      Et j’ai effectivement l’impression avec la psychanalyse d’énoncés péremptoires, de certitudes in amovibles, figées dans le marbre. Un manque de modestie aussi qui a pu conduire parfois au pire (je pense ici au cas des enfants autistes). Je partage votre avis : « de tous les objets d'observation, le psychisme humain est sans doute l'un des plus difficiles à comprendre ». Il y a d’ailleurs une émission assez récente de Continent Science qui aborde ce sujet, « Peut-on être neurosceptique face aux neurosciences ? ». Le propos nuancé de l’invité aide me semble-t-il à une réflexion apaisée sur un sujet aussi ardu que chargé émotionnellement.

      (à suivre)

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    2. (Suite)


      Sur l’aspect « negocium », il est vrai que le marché est protéiforme et s’empare de tout. Le neuro-marketing en est un avatar déplorable. C’est comme l’histoire rapportée par Jonathan Crary dans son essai « Le capitalisme à l’assaut du sommeil » : « Aux États-Unis, la recherche militaire s’intéresse de très près à un certain oiseau migrateur, le bruant à gorge blanche. Sa particularité : pouvoir voler plusieurs jours d’affilée sans dormir. Les scientifiques qui l’étudient rêvent de façonner, demain, des soldats insomniaques, mais aussi, après-demain, des travailleurs et des consommateurs sans sommeil.) » Je pense aussi à Guillaume Paoli qui, dans son « Eloge de la démotivation » moquait à juste titre certains écolos fiers de porter des baskets « no Logo ». Bref un marché omniprésent, partout infiltré. Pareillement je trouve le marché de la psychanalyse plutôt florissant dans l’hexagone…

      Mais aujourd’hui, prenant un coup de vieux, j’éprouve une sorte de phénomène dans « Éternel retour » (du presque même), tandis que le soleil tarde à percer les nuages

      Amitiés
      Axel

      Lien vers l’émission de Continent Sciences :

      http://www.franceculture.fr/emission-continent-sciences-les-neurosciences-et-la-vie-du-cerveau-2015-05-18

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    3. Bonjour
      pouvez-vous me donner un seul énoncé en "sciences humaines" que je pourrai valider par l'expérience ?
      Bien à vous

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  2. Réenchantement du monde (1)

    Bonjour,

    Une compréhension plus claire de ces diverses récupérations et falsifications du discours scientifique se révèle en les relisant dans le cadre idéologico-politique du projet de "réenchantement du monde" (en réponse pseudo-rationnelle à Max Weber) porté par un microcosme médiatique de para-culture, celui de l'UIP de J.Staune et des multiples auteurs (TXT, Mario Beauregard ...) soutenus par la Templeton Fondation ou les éditions Trédaniel … jusqu'à un inquiétant organe de prosélytisme scolaire anti-laïque, la Fondation SEVE (succursale française du centre Californien d'Esalen), créé par des gourous de la mindfullness et du new age comme Frédéric Lenoir, Christophe André ou Matthieu Ricard.

    Ce "réenchantement" religieux informel (ou multiforme) se réfère étymologiquement à l'acception de "pouvoir magique".
    Les exigences de rationalité, d'examen critique, de cohérence logique, surtout de passage au "crible de contre-induction" (recherche de contre-exemples éventuels avant d'associer une assertion au quantificateur universel) et d’autres impératifs scientifiques n'inspirent en rien ces auteurs, au propos plus apparenté à une néo-bigoterie voire à une résurgence historique de l'obscurantisme prémoderne.

    Leur projet idéologique et sociétal relève lisiblement de la démarche religieuse, avec l'originalité marketing (post-moderne) de s'astreindre à ne pas associer leur discours aux notions de "dieu" ou de "religion", passées de mode depuis leur balayage par la modernité.

    La propagande new age de la Fondation SEVE s'applique même à agiter un label usurpé de "laïcité" ... alors que F. Lenoir, auteur pro-new age notoire ("âme du monde", préface à un livre de Lilou Macé ...) en est membre fondateur (la lecture de ses ouvrages étant vivement conseillée aux postulants à la formation !), que le lieutenant zélé du dalaï lama, Matthieu Ricard ou des admirateurs de Jon Kabat-Zinn (gourou new age du centre d'Esalen et promoteur mondial de la mindfullness) comme Ch. André y participent au conseil d'administration. Le fantaisiste gourou new age (biodanza, joya ...) Bruno Giulianni y est même formateur en "philosophie".

    La conception particulièrement réductrice, simpliste et peu crédible (sévèrement critiquée d’ailleurs par le philosophe Roger-Pol Droit) de la "philosophie" chez les adeptes de cette mouvance de "réenchantement du monde" la présente d’ailleurs explicitement comme "accessible aux enfants" !
    Ceci témoigne tant du peu d'exigence intellectuelle relative à cette dérive idéologique que du cynisme du projet sociétal qu’elle fonde : contourner les garde-fous institutionnels de la laïcité et de l'académisme scientifique pour mieux cibler les plus faibles, les citoyens crédules ... voire les enfants.
    Le grand retour du prosélytisme religieux et de l’obscurantisme … sous sa version post-moderne.

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    1. Merci pour ce longs commentaire éclairé et éclairant...
      Je ne connaissais pas cette fondation SEVE. je laisse à chacun de ce faire une idée
      https://fondation.seve.org/qui-sommes-nous/

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  3. Réenchantement du monde (2)

    Outre le soutien financier de Templeton ou Trédaniel, J. Staune peut aussi compter pour sa part sur l’aide de personnages proches du pouvoir, comme son préfacier Jacques Attali.
    L’UIP (la pseudo-université de J. Staune) a aussi compté parmi ses collaborateurs René Lenoir, ex-directeur de l’ENA et père du gourou Frédéric Lenoir.
    L’écrivain Jean-François Ricard (Revel), père de Matthieu Ricard, fut un proche collaborateur du gourou sectaire Georges Gurdjieff, promoteur de l’arnaque pseudo-ésotérique de l’ennéagramme … arnaque idéologique actuellement développée par le centre californien d’Esalen.

    Cette mouvance sournoise de "réenchantement du monde" puise ses racines dans les coulisses de la culture parallèle (pseudo-ésotérisme et spiritualisme naïf, notamment) franco-américaine du siècle dernier et côtoie depuis des personnalités proches du pouvoir politique français.
    Il ne s’agit pas seulement d’une bande de joyeux originaux, auteurs fantaisistes pour crédules bobos : leur projet sociétal est au moins aussi inquiétant que les dérives religieuses de la pré-modernité.

    Le très intéressant blog des chercheurs universitaires de TibetDoc étudie et critique plus particulièrement certaines des compromissions de cette mouvance inquiétante avec les sournoises intrigues politico-religieuses du lamaïsme tibétain, depuis la théosophie de HP Blavatsky voici un siècle jusqu’à celles actuelles des ex-dignitaires en exil (Esalen, mindfullness, rituels chamaniques du kalachakra …). A explorer.

    pascal gillardin

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    1. Je me souviens à ce propos d'un cycle d'émissions proposées par Jacques Attali sur France Culture : "le sens des choses" en 2017.
      Et d'avoir été surpris de l'invitation de personnages plutôt controversés (Pierre Rahbi, Idriss Aberkane...)

      https://www.franceculture.fr/emissions/le-sens-des-choses/saison-03-07-2017-27-08-2017

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    2. Merci pour vos références, que je vais approfondir.

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