Blogue Axel Evigiran

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La dispersion est, dit-on, l'ennemi des choses bien faites. Et quoi ? Dans ce monde de la spécialisation extrême, de l'utilitaire et du mesurable à outrance y aurait-il quelque mal à se perdre dans les labyrinthes de l'esprit dilettante ?


A la vérité, rien n’est plus savoureux que de muser parmi les sables du farniente, sans autre esprit que la propension au butinage, la légèreté sans objet prédéterminé.

Broutilles essentielles. Ratages propices aux heures languides...


30 août 2014

Baudelaire : Le monde va finir, lettre à Wagner et tristesse de la lune... André Hirt au pays des anges à l’œil fauve...

(Cliquer ci-dessus à accès au billet d'origine et commentaires associés)
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Portrait de Baudelaire, par Courbet
J’eus une surprise ce mardi là - demi-surprise pour être tout à fait sincère – ; minuscule stupéfaction agrémentée d’un sourire de contentement à la lecture du menu des réjouissances pour cette nouvelle session hebdomadaire des NCC.
Et mon étonnement ne vint pas tant de ce choix si délicieux d’une thématique crépusculaire si chère aux âmes inquiètes, que de l’identité de l’un des invités de la semaine. Baudelaire ! Que rêver de mieux, en effet, que ce prince des nuées pour accompagner les rêveries un peu sombres des voyageurs embarqués sur le trois-mâts de la docte indolence ! 

« Ce soir, la lune rêve avec plus de paresse;
Ainsi qu'une beauté, sur de nombreux coussins,
Qui d'une main distraite et légère caresse
Avant de s'endormir le contour de ses seins,
Sur le dos satiné des molles avalanches,
Mourante, elle se livre aux longues pâmoisons,
Et promène ses yeux sur les visions blanches
Qui montent dans l'azur comme des floraisons.
Quand parfois sur ce globe, en sa langueur oisive,
Elle laisse filer une larme furtive,
Un poète pieux, ennemi du sommeil,
Dans le creux de sa main prend cette larme pâle,
Aux reflets irisés comme un fragment d'opale,
Et la met dans son cœur loin des yeux du soleil » (1).


Rien de moins idéal en cette fin d’hiver un peu morose…

Cette singularité, disais-je donc, prit sa source pour moi ailleurs que dans les vers de ces «anges à l’œil fauve » qui s’en viennent nous susurrer à l’oreille, d’un  air moqueur, que « lemonde va finir »… Dans son livre éponyme, André Hirt, à propos de cette pièce la plus la plus longue des Fusées, avance l’idée d’une « prophétie contre l’histoire ». Et de s’en expliquer : «Ce dit, ce dict de la prophétie, à la lettre, nous dit. Il dit ce que nous sommes, ce que nous sommes devenus et ce que nous allons devenir. Il véhicule un travail de vérité. (…) C’est que les hommes estiment manifestement à tort que l’histoire est ce à quoi ils commandent, qu’elle n’est que l’effet conjugué de leur volonté, de leur intelligence technique et de la soumission du cours des choses à leurs desseins, alors qu’elle, l’histoire, n’est que ce par et dans quoi, en sa ‘décrépitude’ – ce mot si baudelairien -, elle ramène, voire rabat les hommes sur leur inexorable nature » (2). Je suis parfaitement incompétent pour savoir si cette interprétation relève ou non de l’orthodoxie Hégélienne. Tout ce que je puis dire, c’est que si je partage l’évidence de la prophétie baudelairienne, je ne suis pas certain de suivre les linéaments de cette analyse jusqu’à son terme. La nature des hommes je ne sais pas ce que c’est. Mais là n’est pas le propos.


Trêve de digression.
Ce mardi Adèle Van Reeth recevait donc André Hirt pour une belle causerie autour d’une lettre que Baudelaire adressa à Wagner le 17 février 1860 (soit jour pour jour, par rapport à la date de ce billet 152 ans – ou encore très exactement 55.517 jours ; étrange singularité sur laquelle ne manqueront pas de s’appesantir, soyons en assurés, les dévots es numérologues et autres messieurs ou mesdames Soleil ! ).
S’il fut évidemment question, lors cet échange érudit, du rapport que le poète entretenait à la musique, matière qui  enchanta mes tympans au-delà de ce que j’aurai pu croire, je me dois de confesser du bout des lèvres que je ne goûte que fort peu la musique classique (moue consternée parmi les quelques lecteurs échoués ici).
Alors pourquoi telle attention, au point d’en décider d’un petit billet ? Et bien il s’avère tout simplement qu’André Hirt se trouve être cette année le professeur de philosophie de ma fille.
Traducteur de Walter Benjamin et Hégélien dans l’âme – ce qui m’avait dépité en ce début d’année –, outre Baudelaire les préférences du maître le portent vers Musil ou Karl Kraus. Voilà qui est bien plus réjouissant ! Et plus que tout, il semble être un pédagogue hors pair. Pour preuve un soir, c’est stupéfait que je vis ma fille brandir un ABC d’apprentissage de la langue germanique qu’elle venait d’acheter de ses propres deniers. 
Ah le pouvoir qu’exercent ces professeurs de philosophie !

 Enfin, pour l’anecdote, j’ajoute que j’ai, sous la forme d’un clin d’œil, ajouté aux cadeaux de Noël de ma studieuse progéniture, l’ouvrage dont il a été question un peu plus haut, «Baudelaire, le monde va finir ». Je crois que ce présent l’a plus contenté que tout le reste !


Voici enfin cette fameuse lettre :

Vendredi, l7 février 1860
Monsieur,

Je me suis toujours figuré que si accoutumé à la gloire que fut un grand artiste, il n'était pas insensible à un compliment sincère, quand ce compliment était comme un cri de reconnaissance, et enfin que ce cri pouvait avoir une valeur d'un genre singulier, quand il venait d'un français, c'est-à-dire d'un homme peu fait pour l'enthousiasme et né dans un pays où l'on ne s’ entend guère plus à la poésie et à la peinture qu'à la musique. Avant tout, je veux vous dire que je vous dois la plus grande jouissance musicale que j'aie jamais éprouvée. Je suis d'un âge où on ne s'amuse plus guère à écrire aux hommes célèbres, et j'aurais hésité longtemps encore à vous témoigner par lettre mon admiration, si tous les jours mes yeux ne tombaient sur des articles indignes, ridicules, ou on fait tous les efforts possibles pour diffamer votre génie. Vous n'êtes pas le premier homme, Monsieur, à l’occasion duquel j'ai eu à souffrir et à rougir de mon pays. Enfin l'indignation m'a poussé à vous témoigner ma reconnaissance; je me suis dit: Je veux être distingué de tous ces imbéciles.


La première fois que je suis allé aux Italiens, pour entendre vos ouvrages, j'étais assez mal disposé, et même, je l'avouerai, plein de mauvais préjugés; mais je suis excusable; j'ai été si souvent dupe; j'ai entendu tant de musique de charlatans à grandes prétentions. Par vous j'ai été vaincu tout de suite. Ce que j'ai éprouvé est indescriptible, et si vous daignez ne pas rire, j'essaierai de vous le traduire. D'abord il m'a semblé que je connaissais cette musique, et plus tard en y réfléchissant, j'ai compris d'où venait ce mirage; il me semblait que cette musique était la mienne, et je la reconnaissais comme tout homme reconnaît les choses qu'il est destiné à aimer. Pour tout autre que pour un homme d'esprit, cette phrase serait immensément ridicule, surtout écrite par quelqu'un qui, comme moi, ne sait pas la musique, et dont toute l'éducation se borne à avoir entendu (avec grand plaisir, il est vrai) quelques beaux morceaux de Weber et de Beethoven.

Ensuite le caractère qui m'a principalement frappé, ç'a été la grandeur. Cela représente le grand, et cela pousse au grand. J'ai retrouvé partout dans vos ouvrages la solennité des grands bruits, des grands aspects de la Nature, et la solennité des grandes passions de l'homme. On se sent tout de suite enlevé et subjugué. L'un des morceaux les plus étranges et qui m'ont apporté une sensation musicale nouvelle est celui qui est destiné à peindre une extase religieuse. L'effet produit par l'Introduction des invités et par la Fête nuptiale est immense J'ai senti toute la majesté d'une vie plus large que la nôtre. Autre chose encore : j'ai éprouvé souvent un sentiment d'une nature assez bizarre, c'est l'orgueil et la jouissance de comprendre, de me laisser pénétrer, envahir, volupté vraiment sensuelle, et qui ressemble à celle de monter dans l'air ou de rouler sur la mer. Et la musique en même temps respirait quelquefois l'orgueil de la vie. Généralement ces profondes harmonies me paraissaient ressembler à ces excitants qui accélèrent le pouls de l'imagina­tion. Enfin, j'ai éprouvé aussi, et je vous supplie de ne pas rire, des sensations qui dérivent probablement de la tournure de mon esprit et de mes préoccupations fréquentes. Il y a partout quelque chose d'enlevé et d'enlevant, quelque chose aspirant à monter plus haut, quelque chose d'excessif et de superlatif. Par exemple, pour me servir de comparaisons empruntées à la peinture, je suppose devant mes yeux une vaste étendue d'un rouge sombre. Si ce rouge représente la passion, je le vois arriver graduellement, par toutes les transitions de rouge et de rose, à l'incandescence de la fournaise. Il semblerait difficile, impossible même d'arriver à quelque chose de plus ardent; et cependant une dernière fusée vient tracer un sillon plus blanc sur le blanc qui lui sert de fond. Ce sera, si vous voulez, le cri suprême de l'âme montée à son paroxysme.

J'avais commencé à écrire quelques méditations sur les morceaux de Tannhäuser et de Lohengrin que nous avons entendus; mais j'ai reconnu l'impossibilité de tout dire.

Ainsi je pourrais continuer cette lettre interminablement Si vous avez pu me lire, je vous en remercie. Il ne me reste plus qu'à ajouter que quelques mots. Depuis le jour où j'ai entendu votre musique, je me dis sans cesse, surtout dans les mauvaises heures: Si, au moins, je pouvais entendre ce soir un peu de Wagner! Il y a sans doute d'autres hommes faits comme moi. En somme vous avez dû être satisfait du public dont l'instinct a été bien supérieur à la mauvaise science des journalistes. Pourquoi ne donneriez-vous pas quelques concerts encore en y ajoutant des morceaux nouveaux? Vous nous avez fait connaître un avant-goût de jouissances nouvelles; avez-vous le droit de nous priver du reste? Une fois encore, Monsieur, je vous remercie; vous m'avez rappelé à moi-même et au grand, dans de mauvaises heures.

CH. BAUDELAIRE.


Je n 'ajoute pas mon adresse, parce que vous croiriez peut-être que j'ai quelque chose à vous demander




(1) Baudelaire, Tristesse de la lune – Les fleurs du mal.

Trois philosophes à Vigur (Hubert Reeves et....) La science et les sternes...

Vigur (photo par Axel)
Cailloux d’herbes rases perdu entre les lèvres d’un des plus vastes fjords d’Islande, Vigur est connu pour être un havre de paix pour les oiseaux. Cette réputation n’est pas usurpée. Là-bas pas la moindre route, et pour tout résident permanent qu’une seule famille, descendants probables de ceux s’étant établis là il y a de cela bientôt deux siècles. Pour s’y rendre il n’est d’autre choix qu’une navette maritime et une bonne demi-heure de patience, assis dans le vent à essuyer la piqûre des embruns ; mais le trajet, par temps clément - et pour peu qu’on soit de bonne constitution - fait partie du plaisir de cette ballade nordique.

C’est ainsi que trois philosophes se rendirent, par un après-midi tranquille d’été, sur l’îlot minuscule (400 m de large en son maximum pour 2,5 km de long) servant de villégiature aux eiders nonchalants, aux labbes à l’affût de la moindre rapine, aux macareux cloués sur l’eau par manque de vent, aux guillemots, aux pétrels et autres pugnaces sternes arctiques. Lorsque je dis trois philosophes, il me faut nuancer le propos.

Le premier d’entre eux est un astrophysicien bien connu d’un large public. Poète dans l’âme, ses beaux livres nous content l’histoire de l’univers avec la profondeur de vue de celui qui se refuse à tout dogmatisme ; avec l’acuité, la légèreté encore de ceux qui se méfient « de la cohérence des pensées globalisantes et la logique des ‘systèmes du monde’ ». Dans ses livres, ce sage qui s’en défend n’hésite pas à mêler aux discours de l’homme de science, les considérations du promeneur amoureux de la nature, celui déambulant sous « un grand ciel bleu vif (qui) met en relief les pastels et les fauves du feuillage d’automne ». A ces pérégrinations à travers le temps et l’espace, répondent les propos des philosophes, ceux des poètes et des littérateurs, et je serai incomplet si je faisais l’impasse sur la musique, si chère à son cœur, mélodie s’écoulant de ses pages tel le souffle au travers les grands séquoias plantés de ses mains. Sa manière de dévoiler les mystères de l’univers sont celles d’un espiègle lutin. Ses métaphores limpides sont un régal aussi bien au profane qu’au docte. Si je l’osais, je dirai qu’il y a sans conteste du Démocrite chez cet homme ; mais un Démocrite qui aurait croisé le vol inquiet d’une libellule héraclitéenne. Enfin, je tenais à rappeler d’un mot son engagement à la défense de la biodiversité.

Mais, emporté par mon élan, je m’aperçois avec ce portrait en forme d’hommage, que j’ai dépassé mon intention initiale. Aussi vais-je présenter plus succinctement les deux autres protagonistes de cette histoire.

Sterne arctique (photo par Axel)
Le second de mes philosophes, donc, n’est ainsi pas plus un philosophe au sens entier du terme. Scientifique titulaire d’un diplôme en physique théorique, on lui doit de savoureux ouvrages et parmi eux une belle histoire du temps, un « Discours sur l’origine de l’univers », ainsi qu’une saisissante galerie de portraits de quelques-uns des scientifiques ayant contribués à l’épopée de la physique au XXe siècle. Lecteur de Beckett et adepte invétéré d’anagrammes il a complété sa formation initiale d’un diplôme en philosophie des sciences.

Quant au dernier de mes philosophes, s’il se déclare bien comme tel, sa réflexion s’adosse pour belle part sur un cursus scientifique. Ingénieur polytechnicien de formation, le grand public le connaît surtout pour l’expression de ‘catastrophisme éclairé’ qui fit florès et dont il tira un livre donnant belle matière à penser. Homme charmant à la pensée en ébullition, et dont les ouvrages « ont pu donner l'impression [...] d'une certaine dispersion », il fut disciple de René Girard. Le film d’Hitchcock Vertigo occupe une place centrale de son œuvre.

Voici donc nos trois philosophes débarqués à Vigur et l’anecdote que je voulais rapporter en quelques mots – je me fais ici le témoin de ces aventures :

Il faut dire ici en liminaire que la sterne arctique étant toujours nicheuse en la période de l’année ou nous foulâmes le sol de Vigur, consigne avait été donné de ne pas s’écarter, en certains endroits bien définis, des sentiers taillés dans l’herbe. Le but était, évidemment, de ne point déranger les oiseaux, mais aussi d’éviter un vol en piqué au-dessus des crânes de quelques infortunés promeneurs.
On ne le croirait que difficilement, mais ce genre d’attaque de la part d’un volatil si gracile est assez impressionnante, et non sans rappeler quelques épisodes célèbres du film Les oiseauxd’Hitchcock.
C’est ainsi que deux de nos philosophes eurent affaire à la vindicte de ces gaillardes hirondelles de mer. Mais les circonstances diffèrent. Voici :

Sterne arctique (photo par Axel)

Le premier de ces doctes esprits, bien qu’ayant scrupuleusement respecté toutes les règles de sécurité, eut sans doute le tort de déplaire à l’une de ces sternes postées non loin des habitations. Et dans un passage plutôt étroit se trouva contraint, malgré nos encouragements, à battre en retraite. Et à la tentative suivante la bête, toutes plumes hérissées, s’acharna de plus belle à l’accomplissement de son œuvre répressive, piquant le cuir chevelu de notre penseur sans moindre esprit de courtoisie. Il lui fallut plusieurs tentatives et le secours d’un livre posé en guise de couvre-chef sur son crâne pour que notre philosophe parvienne à enfin forcer passage sous nos applaudissements.

Le second bel esprit dont il est ici question, ayant probablement oublié les plus élémentaires consignes de prudence, s’en alla droit hors des sentiers avec sa progéniture en direction d’une petite falaise ou les oiseaux s’étaient regroupés nombreux. Plus intrépide que notre premier philosophe, et bien qu’aussitôt cerné d’une nuée d’emplumés fort mécontents de l’intrusion, il fallut plusieurs vigoureuses interpellations du guide local pour faire rebrousser l’impénitent moraliste.

Quant au dernier de nos philosophes, équipé fort à propos d’une solide protection vissée sur le crâne, s’il n’eut pas à souffrir de l’agressivité des sternes, l’anecdote qui le concerne et dont je veux me faire l’écho s’est déroulée lors du chemin de retour en bateau. La fin d’après-midi survenue, le temps s’était rafraîchi. Il n’y avait, aux côtés du pilote, que quelques places en cabine. Presque tous étions donc placés à l’extérieur, sous le vent et dans les embruns, avec juste une couverture pour se protéger les jambes. Chacun s’étant embarqué au fur et à mesure des retours, les derniers arrivés étaient forcément les plus mal logés, tout à l’arrière de la vedette, en plein dans les remous et les projections d’eaux (la mer était au alentours de 10 degrés). Parmi ces deux ou trois malchanceux se trouvait notre troisième philosophe. Il lui fut évidemment proposé une place au chaud, mais il la refusa. Cependant, une fois la vedette lancée à pleine allure dans le fjord, il fut manifeste que son âge l’exposait à souffrir, plus que d’autres, à l’inconfort de sa place (en outre, une fois revenu de cette ballade, il devait donner une conférence – à laquelle d’ailleurs nous arrivâmes tous en retard). Croyez-moi si vous le voulez, mais il fallut un bon quart d’heure et l’esprit de persuasion de plusieurs passagers pour que ce grand homme, ne voulant bénéficier d’aucune sorte de privilège, accepte enfin d’aller se placer à l’abri des intempéries.

Voilà pour ces courtes histoires.
Je laisse à chacun le soin d’associer tel nom à telle péripétie.


Disputatio : Du Socrate platonisé…(Frédéric Schiffter & jean-François Mattéi) - Controverse philosophique...


La mode, semble-t-il, est aux joutes oratoires. Cela ne date pas d’hier et c’est là même un exercice fort prisé en ce sens qu’il permet aisément à l’auditoire, sans trop de difficulté, de se positionner. Sa version contemporaine la plus vulgaire en est le débat médiatisé. Jetée au centre de l’arène une question, d’ordinaire clivante, et deux champions (voire deux équipes). Celui qui défendra le pour et celui prêt à croiser le fer pour défendre le parti opposé. Bref, le Vrai contre le Faux, ou plutôt deux versions du probable jetées à grand fracas l’une contre l’autre. La dispute étant placée sous le contrôle impérieux du chronomètre, il est évidemment impossible, sous peine de disqualification, de développer une pensée tant soit peu élaborée. Aussi chacun affûte la lame de sa langue, prêt à toujours asséner l’uppercut de quelques opinions bien senties, parfois brillantes, souvent creuses, rarement innocentes… L’essentiel ici n’est pas de prendre plaisir au penser ensemble, au partage d’idées. Non, plus prosaïquement l’objectif est de gagner. En ce genre d’exercice le vainqueur est infailliblement le plus habile rhéteur, celui qui saura fusiller son adversaire d’une formule lapidaire, celui encore capable, d’un geste ou d’un mot, de mettre les rieurs de son côté et qui, à l’aide de simplifications douteuses, voire de mensonges manifestes, emportera la mise, ceci bien sûr tout à fait indépendamment de la légitimité de la thèse défendue ou de la profondeur du propos. Ainsi ai-je entendu, il y a peu lors d’un débat radiophonique sur FC, un banquier d’affaire, trader à ses heures, affirmer sans sourciller que les marchés financiers avaient sauvé le monde – ou peu s’en faut. Le propos, pourtant si énorme, fut asséné avec une arrogance si assurée qu’il laissa pantois ses contradicteurs, deux philosophes trop honnêtes et à coup sûr trop pointilleux quant à l’exercice de la pensée – bref, point assez démagogues.
Dans son excellent Essai Deleuze pédagogue, Sébastien Charbonnier évoque ce biais lorsqu’il souligne que d’ordinaire « la virtuosité de l’homme d’opinion s’oppose à la maladresse de l’homme de la pensée » .(1)
Passons.

La mort de Socrate

Inspiré du même modèle, mais plus subtil  - plus raffiné aussi - est le duel proposé chaque mois dans les colonnes de Philosophie magazine. Deux penseurs s’en viennent y frotter leur cervelle, proposant chacun un texte ayant trait à une question controversée de la philosophie. Exercice plus fertile, disais-je, car l’écrit offre cet avantage incomparable, par rapport à l’instantané de l’oralité, de permettre à l’auditoire d’aller à son propre rythme au fond des argumentaires développés, de les méditer, les peser et les analyser. De les lire et les relire ; d’en vérifier le bien-fondé intellectuel tant que les assises matérielles. Autre intérêt à mon sens, le fait que chacun des auteurs en lice développe sa thèse tout à fait indépendamment de ce qu’aura pu proposer son contradicteur. Les textes publiés ne sont donc pas une réaction au parti opposé, et ne cherchent pas la surenchère dans la contradiction. Tout au contraire, et c’est ce qui rend l’exercice intéressant, il faut viser juste, du premier coup.
Ainsi dans le numéro de février, sorti avec un peu d’avance, sous le titre provocateur de «Platon m’a tuer », se trouve débattue de l’épineuse question de savoir si oui ou non Platon a trahit ou dévoyé l’enseignement de son maître, l’incontournable Socrate.

 En lice deux tempéraments. Deux approches antagonistes de la philosophie.

A ma droite (2) le Sieur Jean-François Mattéi, ancien conseiller personnel auprès d’un ministre de l’Éducation nationale aujourd’hui devenu le chancre des équilibres budgétaires ; équilibriste devant l’éternel. Champion des légions platoniciennes, Jean-François Mattéi est aussi professeur émérite à l’université de Nice Sophia-Antipolis ; titre ronflant aux accents Orwelliensignifiant plus prosaïquement qu’il a pu faire valoir ses droits à la retraite tout conservant le privilège de quelques activités universitaires à la marge.
A ma gauche, le dilettante, le champion de l’Otium, nihiliste balnéaire et pourfendeur des trafiquants de sagesses, professeur de philosophie dans un lycée technique, ami deMontaigne et de Lucien de Samosate, je veux nommer Frédéric Schiffter.

D’entrée de jeu, et il faut en convenir, si quant au style et à la concision, quiconque d’un peu d’esprit et doté d’une once d’honnêteté reconnaîtra sans ambages que le philosophe des‘Délectations moroses’ l’emporte haut la main sur son adversaire, reste néanmoins à examiner le fond des choses, et aller jeter un œil attentif du côté des arguments avancés par chacun de nos chevaliers bannerets.

« Selon la tradition universitaire, Platon passe pour le gardien scrupuleux de la pensée de Socrate » (3). Telle est la thèse que Frédéric Schiffter va se faire fort de mettre en pièces.

Face à lui, l’athlète de l’Idéal choisit quant à lui d’ouvrir les hostilités en se débarrassant illicod’une encombrante affirmation de Nietzsche qui pensait, avec quelques motifs semble-t-il, «que Platon avait trahi Socrate en donnant de lui une image idéalisée ».
Sans qu’on en sache davantage sur les raisons qu’avait le philosophe au marteau de se méfier du Socrate platonisé, la thèse nietzschéenne sera balayée d’un revers de plume : « …. C’est à son étrangeté que l’on reconnaît la vérité du Socrate platonicien », clame Jean-François Mattéi. Bien étrange raisonnement à la vérité. En clair, moins c’est crédible, plus ça l’est, car si « l’homme que présente Xénophon peut paraître plus vraisemblable », bien entendu il ne faut rien en croire. 

En effet, le Socrate proposé par son ami Xénophon en ses Mémorables et dont l’exergue se traduit en ces termes : « C’est à tort que l’on a accusé Socrate de ne pas reconnaître les dieux de la cité et d’en introduire de nouveau »  (4) ; ce Socrate là, cet homme qui «n'introduisait pas plus de nouveautés que tous ceux qui pratiquent la divination légale au moyen des augures, des voix, des rencontres et des sacrifices »  (5) et qui ne tenait pas davantage « à passer pour un imbécile ou un imposteur dans l'esprit de ses disciples » (6), est humain, bien trop humain. Xénophon se serait ainsi rendu coupable d’un portrait de Socrate fadasse, sans véritables traits spécifiques. Vraisemblable donc. A contrario, Platon, selon Jean-François Mattéi, a peint quant à lui comme il fallait le caractère du père de la maïeutique, saisissant si idéalement de sa plume aux arabesques filigranée d’or « cette inquiétante étrangeté qui le distingue de tous les athéniens ». Belle profession de foi Idéaliste. Mais, sans doute conscient de l’aspect désespérément boiteux de sa démonstration, le professeur Mattéi, histoire de tâcher de conclure à son avantage le premier paragraphe de son hagiographie platonicienne, se compromet alors dans un exercice déshonnête, si ce n’est fielleux, glissant hors contexte que Nietzsche, s’est trouvé à ferrailler en ses écrits avec « ce juif de Socrate ». On en décrédibiliserait d’office quiconque à moins.

Aristophane
Côté adverse, Frédéric Schiffter rappelle en liminaire de son exposé que Socrate (né en -470) a eu d’autres disciples que Platon (né en -428), et, parmi eux, le sophiste Aristippe de Cyrène (né en -435) (7), celui qui « fut le premier des Socratiques qui se fit payer et envoya de l’argent à son maître » (8). Et rien n’empêche, en effet, de penser que c’est Aristippe, et non Platon, que Socrate « considérait comme son ami le plus proche, partageant avec lui scepticisme viscéral et goût pour l’ironie vacharde », même si, à lire Diogène Laërce, Socrate n’aimait guère voir son disciple se faire payer. En témoigne, entre autre, cette anecdote : un jour alors qu’Aristippe lui avait envoyé «vingt mines, Socrate les lui retourna aussitôt, en disant que son démon ne lui permettait pas de les recevoir. C’était en effet une chose qui lui déplaisait » (9). Mais le fondateur de l’école Cyrénaïque avait ses raisons. Et lorsque « on lui reprochait encore de se faire payer, lui, un disciple de Socrate. ‘Oui, je le fais, disait-il, et j’ai bien raison. A Socrate, on envoyait du pain et du vin ; s’il en prenait peu pour lui, c’est qu’il avait pour intendants les grands d’Athènes’ » (10).
Pour aller un peu plus dans le sens de la thèse défendue par F. Schiffter, et mettre à jour sous l’habile rhétorique socratique des traces de scepticisme - voire même de sophistique - il n’est pas inutile de rapporter cette autre anecdote des Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres où, un logographe ayant plaidé pour Aristippe et gagné son procès lui demanda alors : «‘En quoi vous a servi Socrate ?’ » Et ce dernier de répondre : ‘A rendre véridiques les paroles que vous avez dites pour ma défense’. ». D’ailleurs, lors d’une belle émission des NCC consacrée aux SophistesGilbert Romeyer Dherbey rappelle une saine évidence pourtant trop souvent (à dessein ?) oubliée : « il ne faut pas confondre le Socrate historique et le Socrate de Platon. Et sans doute le Socrate historique a été beaucoup moins ennemi des sophistes que Platon ne le prétend. D’autre part, pour beaucoup de contemporains, Aristophane notamment, Socrate était un sophiste. Par conséquent il faut peut-être se débarrasser de la trop petite idée que nous avons de la sophistique. Le gros ennui c’est que nous n’avons plus d’eux que des fragments, peut-être Platon en est-il partiellement le responsable, mais si nous avions l’œuvre entière, et bien nous nous départirions, sans doute, de cette petite idée que nous avons d’eux, car Protagoras, entre autres, est un penseur de première grandeur » . (11)
Ce qui nous amène à Aristophane, ennemi notoire de Socrate. Le poète satirique (né vers – 450), attaché au parti aristocratique, dans Les Nuées met en scène un vieil athénien, Strepsiade, qui a à se plaindre de son fils Phidippide, « ce bien peigné, fort dispendieux, qui ne rêve que de chevaux » (12). Le père, au bord de la ruine, se rend alors auprès de Socrate pour apprendre à parler : « Les prêteurs à intérêts, race intraitable, me poursuivent, me harcèlent, se nantissent de mon bien.(...) C'est l'hippomanie qui m'a ruiné, maladie dévorante. Mais enseigne-moi l'un de tes deux raisonnements, celui qui sert à ne pas payer, et, quel que soit le salaire, je jure par les dieux de te le payer » (13). Il en deviendra l’élève zélé, mais si calamiteux, et pour ce motif renvoyé, qu’il finira par adresser son fils au maître de la maïeutique, ceci afin de l’initier à sa place à l’art de la défense des mauvaises causes. Leçon de « souveraine Fourberie! » que le jeune homme, plus doué que son géniteur, assimilera au-delà de toutes espérances. Ce qui n’ira pas sans causer quelques déboires. Mais là n’est pas le lieu de conter dans le détail cette histoire. Ce qu’on peut retenir néanmoins de cette affaire, c’est que corroborant les propos de Gilbert Romeyer Dherbey, Aristophane tenait bel et bien Socrate pour un pur sophiste. En outre, il n’est pas loin à penser que si Aristophane s’acharne à ce point sur Socrate, c’est aussi parce que, contrairement à certains lieux communs, ce dernier n’était peut-être pas, à son goût, aussi hostile que cela à la démocratie. « Ferme de caractère, il avait l’esprit démocratique, on le vit dans l’affaire de Léon de Salamine : Critias et ses amis voulaient faire périr cet homme riche, Socrate s’y opposa ; une autre fois, il osa seul voter l’acquittement des dix généraux » (14).
Ce point plaide également pour une récupération de Socrate par Platon.

Déjà fissuré, l’argumentaire de J-F. Mattéi prend définitivement l’eau lorsqu’après avoir évacué Nietzsche aussi élégamment que nous avons vu, il se perd, faute de mieux, dans des conjectures dignes des plus mauvaises numérologies en battant la breloque sur le nom du père de Socrate, Sophronisque (associé à la modération), celui de sa mère, Phénarète (associé à la vertu et à la ‘mise en lumière) et, évidemment, la profession de cette dernière (accoucheuse).
S’en suit un paragraphe où l’auteur d’une thèse d’Etat intitulée très simplement L’Étranger et le Simulacre. Essai sur la fondation de l’ontologie platonicienne, poursuit sa plaidoirie pro-platonicienne (lui seul a compris Socrate) en cultivant son rachitique - et maladif – argument, à savoir : l’étrangeté de Socrate. Sa bizarrerie dans Le Banquet qui le rend si Vrai. « En écho, assène le professeur émérite, Phèdre qualifie Socrate d’‘être le plus déroutant qui soit’, après que son ami lui a avoué qu’il préfère être un homme ‘extravagant’ (atopos) qu’un incrédule à la manière des sophistes ». Comment, en effet, trouver plus brillante démonstration ? Rien que des textes de Platon ; fausses preuves donc versées au dossier.

Socrate

Plus consistante est la pièce apportée par F. Schiffter lorsqu’il fait remarquer que « le jour où l’on apporta  la ciguë à Socrate dans sa cellule, tous ses amis étaient là, sauf un : Platon ». Et d’ajouter aussitôt dans la foulée : « Le Phédon, dialogue qui retrace l’agonie du vieil homme, n’est donc qu’une affabulation ». Imparable !
Voyons ce que du côté de la biographie, et de ce fameux Phédon ce qu’a à en dire J-F Mattéi. Et bien rien ! Rien si ce n’est pure invention ; larmoyante et interminable ode sur les considérations fictives d’un juste placé face à la mort. « A chaque reprise, le silence démonique intervient au seuil de l’amour comme au seuil de la mort (…) Cette fois, le philosophe accepte de s’étendre pour laisser faire le poison faire son œuvre. Philosopher, c’est affronter la vie, debout, et accepter la mort, couché comme dans un linceul…» Du bla bla comme diraient certains…  D’ailleurs, F. Schiffter ne s’y trompe pas lorsqu’il note, non sans humour : « Voilà une image qui offense la vision professorale d’après laquelle Athènes livra un combat à mort contre un Juste. Plaçant le Vrai, le Beau et le Bien au-dessus de sa vie, Socrate défia un régime corrompu. (…) Jolie fable pour lycéens ».

Si, pour conclure brièvement, nous sommes désormais avec F. Schiffter résolument convaincus que « Platon confisqua pour son propre compte la figure de cet Inclassable et, dans ses dialogues, tel un ventriloque, lui fit tenir des propos de métaphysicien résolument hostile à l’enseignement sophistique », je laisserai le mot de la fin à Gilbert Romeyer Dherbey, savoureux historien de la philosophie antique déjà cité : « Je crois que peut-être la grande erreur a été, chez les modernes, de prendre Platon pour un historien de la philosophie, ce qu’il n’est pas du tout. Il est polémique vis à vis de ses adversaires, et c’est son droit de philosophe. Mais ne le prenons pas pour un historien de la philosophie » (15).

A méditer.

(1) Sébastien Charbonnier, Deleuze pédagogue, P 123
(2) Bien loin de moi, évidemment, l’idée de vouloir placer le centre à droite ni d’instiller sournoisement ma préférence en plaçant nos deux champions selon mon goût. Je ne fais ici que reprendre la mise en page de Philosophie magazine. Toute autre interprétation ne pourra qu’être jugée fallacieuse.
(3) Les textes de ce billet en italique et entre parenthèses,  seront ceux repris de philosophie magazine. On devinera aisément s’ils appartiennent à Frédéric Schiffter ou à Jean-François Mattéi.
(4) Xénophon, Mémorables.
(5) Op cité. Chap. 1
(6) Op cité. Chap. 1
(7) Aristippe est plus âgé de 7 ans que Platon. Il se serait rendu en Grèce à l’âge de 19 ans pour assister aux jeux olympiques, et de là, ayant entendu parler de Socrate, serait allé à Athènes pour devenir son disciple. Quant à Platon, qui rêvait de devenir tragédien,  il deviendra disciple de Socrate en -408,  à l’âge de 20 ans.
(8) Diogène Laërce, Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres.
(9) Op cité. Aristippe de Cyrène.
(10) Op cité.
(12) Aristophane, Les Nuées.
(13 Op cité.
(14) Diogène Laërce, Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres. Socrate
(15) cf note 11.



Huxley, Les diables de Loudun ou Urbain Grandier et la furor uterinus. Sexe & foi ou délires de la glossolalie...



La plupart ne connaissent Aldous Huxley qu’au travers du Meilleur des mondes (Brave new world), roman d’anticipation célébrissime, qu’au final assez peu de personnes ont véritablement lu. La réédition cette année chez Tallendier des ‘Diables de Loudun’, sorti originalement en 1952, sera sans doute pour certains l’occasion de redécouvrir – si ce n’est découvrir - un des auteurs incontournables du XXe siècle.

Les diables de Loudun’ est un roman historique magistralement documenté et écrit ou, avec finesse, Huxley met en lumière aussi bien les processus ayant pu conduire au jaillissement de tels cas de possessions au sein d’une paisible communauté d’Ursulines, que la manière dont le malheureux Urbain Grandier, curé de Loudun, principal protagoniste et victime expiatoire toute désignée, parvint à s’aliéner une bonne partie des personnalités influentes de la cité. Et si les exorcistes, entretenant avec feu l’hystérie des pauvres Sœurs, poussèrent au crime, les ennemis jurés de Grandier n’en conjurèrent pas moins avec la plus virulente énergie jusqu’à obtenir la chute de cet homme dont le principal tort, et c’est montré de façon fort convaincante dans le roman, fut son amour des femmes, ceci doublé d’un orgueil et d’une confiance en soi démesurés. Avec la politique s’y mêlant, il était fatal que son sort s’en trouvât scellé.

Mais entrons plutôt dans le vif du sujet.

Urbain Grandier
C’est en juillet 1617, juste après deux années de noviciat, que fut nommé Urbain Grandier curé de Loudun. Il avait 27 ans. La cité n’était alors qu’« une petite ville sur une colline, dominée par deux tours – la flèche de Saint-Pierre, et le donjon médiéval de l’imposant château ». Et Huxley de compléter sa peinture par une pittoresque scène, qui ne doit pas être si éloignée de la vérité : « Aux portes de la ville étaient pendus, au gibet municipal, un ou deux cadavres, en décomposition. Dans l’enceinte des murs, il y avait les habituelles rues sales, la gamme courante d’odeurs, depuis la fumée de bois jusqu’aux excréments, depuis les oies jusqu’à l’encens, depuis le pain en cours de cuisson jusqu’aux chevaux, aux porcs et à l’humanité mal lavée ».
Bel homme que cet Urbain Grandier, « dans la fleur de la jeunesse, grand, athlétique, empreint d’un air de grave autorité, et même de majesté. Il avait de grands yeux sombres et, sous sa barrette, une abondance de cheveux noirs et crêpelés. Son front était haut, son nez aquilin, ses lèvres rouges, charnues et mobiles. Son menton s’ornait d’une élégante barbe à la Van Dyck, et il portait à la lèvre supérieure une moustache étroite assidûment cultivée et pommadée (…) » Egalement beau parleur, « à cet aspect séducteur, Grandier ajoutait les vertus mondaines de bonnes manières et d’une conversation pleine de vivacité ».    
Tel était celui qui, en ces jours de juillet, fit son entrée à la cité Loudun. « Dès l’abord, le sentiment public à l’égard du nouveau curé fut nettement partagé. Le sexe faible, plus dévot, lui accorda, pour la plus grande partie, son approbation ».

Sur ses relations aux femmes, rien n’illustre mieux les sentiments de Grandier que ces stances de Ronsard qui, ce n’est pas pour rien, était son poète préféré :

Quand au temple nous serons
Agenouillés, nous ferons
Les dévots selon la guise
De ceux qui pour louer Dieu
Humbles se courbent au lieu
Le plus secret de l'église.
Mais quand au lit nous serons
Entrelacés, nous ferons
Les lascifs selon les guises
Des amants qui librement
Pratiquent folâtrement
Dans les draps cent mignardises .

A cette époque, d’ailleurs, « si des concubines étaient entretenues, elles l’étaient ‘sous le couvert de sœurs et de nièces’ ». Plus radicalement contre le célibat des prêtres, Grandier, entre autres arguments, avait en tête et à sa disposition la maxime alors assez généralement acceptée : « ‘Le prestre n’embrasse pas le célibat pour l’amour du célibat, mais seulement pour être admis aux ordres sacrés…’ Son vœu ‘ne procède pas de sa volonté’, mais il lui est imposé par l’Eglise, qui l’oblige, bon gré mal gré, à cette dure condition sans laquelle il ne peut exercer le sacerdoce. Conséquence de tout cela, c’est que Grandier se considérait parfaitement libre (…) de mener la vie bien complète avec toute jolie femme disposée à coopérer avec lui ». Et c’est de la sorte que, tout accomplissant ses devoirs ecclésiastiques, il ne tarda pas à mettre en pratique ses préceptes et se mit à fréquenter discrètement les veuves les plus jolies de sa paroisse.
Mais à Loudun, au-delà des quelques ennemis anodins que son comportement avait pu cristalliser autour de sa personne, par ses sarcasmes le curé s’aliéna bientôt l’apothicaire et le chirurgien. Puis bientôt le procureur du roi, un veuf (alors l’un de ses amis les plus manifestes) à la fille aînée trop prude et trop séduisante ; une dénommée Philippe qu’il pris plaisir à séduire et engrossa bientôt, avant de la délaisser sans autre forme de procès. Grandier, mû par son orgueil s’attira pareillement d’autres inimitiés au-delà de l’enceinte de la cité ; celle notamment d’un certain Richelieu, alors Prieur de Coussay.

SOEUR JEANNE DES ANGES par Félix Labisse (1971-1977)


Il me faut désormais introduire, le second personnage d’importance de cette histoire, Sœur Jeanne, dite Des Anges, de son état civil Jeanne de Béciel, fille du baron de Coze, et de Charlotte Gourmart d’Eschillais. Née en 1602, elle avait été nommée Prieure du couvent des Ursulines de Loudun en 1627. Voici partie du portrait qu’en donne Huxley : « elle avait le visage assez joli, mais le corps menu, presque au point d’être une naine, et légèrement difforme (…). Elle possédait une intelligence native considérable, jointe, toutefois, à un tempérament et à un caractère qui avaient fait d’elle un fléau pour autrui, et pour elle-même sa pire ennemie. En raison de sa difformité, l’enfant était physiquement peu séduisante ; et la conscience d’être contrefaite, la douloureuse connaissance qu’elle avait, d’être un objet de répugnance ou de pitié, suscita chez elle un ressentiment chronique… ».

Il va sans dire que l’attention de Sœur Jeanne se porta aussitôt sur le nouveau curé de Loudun, au point même de lui proposer, sitôt ce dernier décédé, le poste de son ancien confesseur : «Le premier de ces événements fut la mort du directeur des Ursulines, le chanoine Moussaut (…). La Prieure fit tous ses efforts pour avoir l’air triste ; mais intérieurement elle fut emplie dune joie effervescente. Enfin, enfin ! Aussitôt que le vieillard eut été enterré sans crainte de retour, elle envoya une lettre à Grandier. » Sœur Jeanne des Anges ne proposait au séducteur pas moins que de chausser les souliers du chanoine. « Mais la réponse de Grandier, lorsqu’elle arriva, fut un refus courtois ».  Ainsi naissent les haines irréconciliables. «Dans l’esprit de la Prieure, cependant, la haine nouvelle à l’encontre de Grandier n’avait pas aboli, ni même mitigé, les anciens désirs obsédants. Le héros imaginé de ses rêves éveillés ou nocturnes resta le même ; mais il n’était plus, à présent, le Prince Charmant (…)
Glossolalie

mais incube importun, qui se délectait à infliger à sa victime l’outrage d’un plaisir mal venu mais incorcible ». Et tandis que par ses prières elle implorait le vieux chanoine trépassé de la délivrer du mal, au lieu de son confesseur, se présentait  à elle le visage du prêtre honni « qui changeant de propos aussy bien que de figure, lui parloit d’amourettes, la sollicitoit par des caresses aussi insolentes qu’impudiques, et la pressoit de lui accorder ce qui n’estoit plus à sa liberté et que par ses vœux elle avait consacréà son sainct époux ».  En peu de temps, par contagion, « au centre d’une troupe de femmes hystériques, toutes dans un état d’excitation sexuelle chronique » Urbain Grandier, sans les avoir jamais rencontrées, devint « le Mâle privilégié, impérieux et tyrannique ». Mais il n’y avait point là encore motif à inculpation du flamboyant prêtre, les médecins ayant visités les religieuses sur ordre du Parlement de Bourgogne, ne décelant aucune preuve de possession, mais plus prosaïquement une maladie bien nommée par nos anciens furor uterinus.
  
Mais les choses n’allaient pas en rester là et les ennemis jurés de Grandier parvirent à le faire accuser de sorcellerie. Quant aux Ursulines, elles furent déclarées possédées par des diables. A cette époque, le maître livre en la matière, véritable vade-mecum de tous les chasseurs de sorcières, était le Malleus Maleficorum, rédigé par deux doctes Dominicains. Il y était écrit, en autres joyeusetés, que « la sorcellerie est de la haute trahison à l’encontre de la Majesté de Dieu. C’est pourquoi ils (les accusés) doivent être mis à la torture pour les faire avouer ». Cela pourrait aujourd’hui prêter à rire. Cependant, ajoute lucide Huxley peu après à l’attention des ricaneurs de nos époques modernes,  « nous voyons à présent que tous les maux de la religion peuvent être florissants, sans aucune croyance au surnaturel, que des matérialistes convaincus sont prêts à adorer leurs propres créations de pacotille comme si elles étaient l’Absolu, et que des humanistes (ainsi dénommés par eux-mêmes) persécutent volontiers leurs adversaires avec tout le zèle d’Inquisiteurs exterminant les dévots d’un Satan personnel et transcendantal ».

Pour les malheurs de Grandier, la politique se mêla à son affaire, et son Eminence en personne, le Cardinal de Richelieu « décida que l’affaire était assez grave pour être examinée lors de la prochaine réunion du Conseil d’Etat (30 novembre 1633) ». Il en ressortit que son Commissaire, le Sieur Laubardemont, irait droit à Loudun avec pour mission « d’enquêter sur les faits de la possession, d’examiner les accusations portées par les diables contre Grandier, et, si elles paraissaient bien fondées, de déférer le magicien en jugement ».
Mais pourquoi un intérêt en si haut lieu d’une affaire a priori aussi mineure ? A défaut de certitudes Huxley nous livre une série d’hypothèses tout à fait crédibles. « Que le désir de vengeance personnelle fût un motif important, cela semble certain. En 1618, alors que Richelieu n’était qu’évêque de Luçon et abbé de Coussay, ce freluquet de curé avait été grossier envers lui. Et voici qu’il y avait de bonnes raisons de croire que ce même Grandier était l’auteur des diffamations et insultes outrageantes contenues dans la Cordonnière (….). Et ce n’était pas tout. Le curé coupable était le prêtre d’une paroisse coupable. Loudun était toujours une forteresse du protestantisme. (…) L’Edit de Nantes était toujours en vigueur, et, tout intolérables qu’ils fussent, les calvinistes devaient être tolérés. ». Sur le reste des conjectures d’Huxley je demeure plus circonspect, Grandier n’ayant point eu d’accointances avec les réformés. Mais voici : « Mais supposons maintenant qu’il pût être prouvé, par la bouche des bonnes sœurs, que ces messieurs de la religion dite réformée avaient été secrètement en ligue avec un ennemi encore pire que les Anglais – avec le diable lui-même ? Il y aurait là une ample justification pour exécuter ce qu’il avait depuis longtemps projeté de faire : savoir, priver Loudun de tous ses droits et privilèges, et les transférer à sa propre ville toute neuve de Richelieu ».


« … toujours écoutées avec respect, les dépositions diaboliques affluaient, juste aussi vite que Laubardemont en avait besoin. (…) Certaines sorcières, la chose est bien connue, ont des mamelons en surnombre ; d’autres acquièrent (…) une ou plusieurs petites aires d’insensibilité, où la piqûre d’une aiguille ne produit aucune douleur (…) Grandier n’avait pas de tétons supplémentaires ; ergo il devait avoir quelque part sur sa personne ces endroits indolores dont le Malin marque les siens. Où étaient, au juste, ces endroits ? (…) La Prieure avait donné la réponse. Il y avait en tout 5 endroits – l’un sur l’épaule, à l’endroit où l’on marque au fer rouge les criminels, deux autres sur les fesses, tout près du fondement, et un sur chaque testicule ». Ne restait qu’à le vérifier. Tâche dont se chargera le chirurgien Mannoury devant témoins. Pour se faire, « Grandier fut entièrement dévêtu, rasé par tout le corps, et, lui ayant bandé les yeux, on le piqua systématiquement jusqu’à l’os au moyen d’une longue sonde effilée ». Avec de tels procédés, on peut s’interroger, à juste titre, sur la manière dont on parvenait à découvrir lesdites insensibles zones. C’est là sans compter sur l’ingéniosité du bourreau. En effet, Mannoury, « après une vingtaine de piqûres atrocement douloureuses, retournait la sonde et appuyait l’extrémité mousse sur la chair du curé. Miraculeusement, il n’y avait pas de douleur ». Cependant, l’un des témoins, plus probe que les autres, pour la plupart rassemblés par le commissaire de Richelieu, pinça le chirurgien en flagrant délit de triche et protesta. « En vain. Son rapport minoritaire fut simplement tenu pour nul et non avenu ».

En cette affaire, il faut également bien voir que du côté des Ursuline, ces possessions sont vécues comme une manne financière, aussi bien pour le couvent lui-même que pour la ville de Loudun. C’est que les foules, populace, notables et seigneurs affluent de toutes part pour assister aux représentations des Sœurs. Spectacles gratuits, distrayants et grivois s’il en est : « Lorsque sœur Claire fut requise par l’exorciste d’obéir à un ordre qui avait été chuchoté secrètement par les des spectateurs à l’oreille d’un autre, elle fut prise de convulsions et se roula par terre, ‘relevant jupes et chemises, montrant ses parties les plus secrètes, sans honte, et se servant de mots lascifs. Ses gestes devinrent si grossiers que les témoins se cachaient la figure. Elle répétait, en s’… des mains : venez donc, f …ez moi’. Une autre fois, cette même Claire de Sazilly ‘se trouva si fort tentée de coucher avec son grand ami, qu’elle disait être Grandier, qu’un jour s’étant approchée pour recevoir la Sainte Communion, elle se leva soudain et monta dans sa chambre, où, ayant été suivie par quelqu’une des Sœurs, elle fut vue avec un crucifix dans la main, dont elle se préparait…’ L’honnêteté (ajoute Aubin) ‘ne permet pas d’écrire les ordures de cet endroit’ ». Il est remarquable, d’ailleurs, comme le note Huxley avec malice, que c’est « toujours en présence de la noblesse que les diables se livraient à leurs exploits les plus marquants ».

Parmi les épisodes dont on pourrait rire, s’ils n’avaient contribués à conduire au bûcher celui qui ne fut, au final, qu’un libertin, se trouve celui-ci : « Afin d’éprouver la connaissance paranormale du latin chez Marthe, l’évêque d’Orléans ouvrit son Pétrone et entonna solennellement le récit assez peu édifiant de la Matrone d’Ephèse. L’effet fut magique. Avant qu’eût été achevée la première phrase sonore, Marthe se roulait par terre, maudissant l’évêque en raison des souffrances qu’il lui infligeait par sa lecture de la parole sacrée ». Loin de désarmer, les exorcistes en déduisirent que « toutes les religieuses qui ne savaient pas le latin étaient possédées par des diables qui, eux non plus, ne savaient point le latin ». Quant à la sœur Marthe, loin de voir sa carrière de démoniaque ruinée par cet incident, au contraire il « lui servit bel et bien à marcher vers de nouveaux triomphes. Fuyant l’évêque, elle se mit sous la protection des Capucins, qui proclamèrent qu’elle avait été injustement persécutée, et se servirent d’elle pour attirer à leurs exorcismes des foules énormes ».
Ici un autre, parmi la multitude : « Des épreuves de force surnaturelle furent effectuées par le Dr mark Duncan, le médecin écossais qui était le principal du collège protestant de Saumur. Saisissant les poignets de l’une des démoniaques, il n’eut aucune difficulté à l’empêcher de le frapper ou de s’échapper de son étreinte. Après cette humiliante exhibition de faiblesse diabolique, les exorcistes se bornèrent à inviter les incrédules à enfoncer les doits dans la bouche des bonnes sœurs, pour voir si le diable les mordrait ».



Voici pour la trame principale de l’histoire.
Je ne m’étendrait pas sur le supplice de Grandier, au demeurant fort bien décrit par Huxley, mais me contenterai simplement de confirmer que la plupart des représentations ou on le montre sur son bûcher sont fautives. Grandier avait été totalement rasé, sourcils compris avant de subir son ultime châtiment.

En marge du roman, j’ai extrait deux petites citations qu’il m’apparaissait profitable de partager. La première concerne l’art oratoire. Quant à la seconde elle évoque cette éternelle fâcherie du catholicisme (du moins dans ses principes) d’avec le corps  :

« Ceux qui utilisent les procédés de l’art oratoire (…) en exerçant leur désastreux don de parole, approfondissent l’extase quasi hypnotique dans laquelle vivent la plupart des êtres humains, et dont toute philosophie véritable  (…) a pour fin de délivrer. En outre, il ne saurait y avoir d’art oratoire efficace sans excès de simplification. Or on ne peut simplifier à l’excès sans déformer les faits. »

« ‘Les consolations et les plaisirs de la prière’, écrit Surin dans une de ses lettres, ‘vont la main dans la main avec la mortification corporelle’. On lit par ailleurs que les corps impunis ‘ne sont guère capables, de recevoir la visite des anges. Pour être aimé et caressé par Dieu, il faut, soit beaucoup souffrir intérieurement, soit maltraiter son corps’ ».

Enfin, et ce sera le seul bémol à cet ouvrage, on ne peut manquer de relever le paradoxe faisant qu’Huxley, après un démontage si convaincant de ces cas de possessions, tombe dans un travers semblable avec ses histoires de télépathies, d’expériences extra-sensorielles et autres fadaises du même acabit, auxquelles, il va sans dire, il croit dur comme fer.
Cela ne gâche pas véritablement l’ouvrage (il suffit, au pire de passer ces extraits, qui représentent au total une cinquantaine de pages – dispensables - sur les 400 que compte le livre) mais l’éclaire d’un jour tout à fait singulier.

Sagitta… interdum resiliens percutit dirigentem  
(La flèche parfois rebondit en arrière et frappe qui l’a décochée)


Extraits pris au fil du récit :
« Si l’on accepte les témoignages en faveur de la voyance, de la télépathie et de la prévision (et il devient de plus en plus difficile de les rejeter), il nous faut admettre qu’il y a des processus mentaux largement indépendants de l’espace, du temps et de la matière. Et s’il en est ainsi, il semble qu’il n’y ait aucune raison de nier, a priori, qu’il puisse y avoir des intelligences non humaines, soit complément désincarnées, soit associées à l’énergie cosmique, de quelque façon que nous ignorons encore ».
« L’idée suivant laquelle l’E.S.P (perceptions extra-sensorielles) pouvait être une faculté naturelle, latente chez tous les esprits et manifeste chez quelques-uns, ne semble pas l’avoir (le père Surin, dernier exorciste de sœur Jeanne)effleuré  un instant ni, au surplus, avoir effleuré aucun de ses contemporains ou prédécesseurs ».