Alessandro Manzoni (1785-1873), fils
de Giulia Beccaria, elle-même fille du
philosophe des Lumières Cesare Beccaria, auteur du célèbre Traité des délits et des peines, appartient au panthéon des écrivains
italiens.
Son roman, Les Fiancés (en italien I
promessi sposi), est considéré comme l’un des écrits majeurs de la
littérature italienne. Ceci dit, on a encore rien dit. Et quoi de mieux de que de
plonger dans cette épopée matrimoniale pour s’en faire une idée - car il y a de
l’épique sur les chemins de traverses de la Lombardie au XVIIe siècle ;
de la guerre intestine aux sombreurs de la peste…
Certes le livre en impose. Huit cent
pages d’une écriture serrée. Et l’inquiétude gagne lorsque l’on se confronte à la ténuité de l’intrigue qui ne tient
qu’en une poignée de lignes. En bref : Un jeune homme, Renzo (Lorenzo
Tramaglino) désire épouser Lucia (Lucia Mondella). La mère de cette dernière,
Agnès, approuve l’union. La date des épousailles a été fixée pour le 8 novembre
de l’année 1628. La veille, dans la soirée, don Abbondio, le curée du village
ou habitent les jeunes gens, rentre tranquillement chez lui, lisant son
bréviaire… Mais le lendemain, lorsque
Renzo s’en va le quérir pour célébrer les noces l’accueil est mitigé. Don Abbondio
élude, tournicote, avant de finir par déclarer qu’il ne peut pas remplir l’office
sacré le jour même. Et acculé par son interlocuteur d’ajouter : « Et puis il y a des complications… ».
C’est qu’entre temps il a reçu la visite de braves
à la solde de don Rodrigue, hobereau local. Et ce dernier, de mariage entre
Renzo et Lucia il ne veut point entendre parler !
En découleront mille péripéties, un
feu d’artifices de destinées entremêlées pour le pire et le moins pire. Ainsi
la solitude honteuse d’une mère abbesse, Gertrude à la conscience tourmentée ;
l’expiation encore du Père Christophe, capucin de son état, protecteur des
jeunes gens. Des seconds couteaux il y’en a aussi à foison : tel Griso,
chef des braves et bras armé de don Rodrigue, ou Perpetua, la servante et conseillère de don
Abbondio. Sans oublier la figure quasi mythique de l’Innomé, dont le château « était au-dessus d’une vallée étroite et
morne, sur le sommet d’un puy qui fait saillie d’une âpre chaine de montagne…. »,
ni ce personnage historique, Frédéric Borromée, archevêque de Milan, figure
exemplaire de charité.
En cette vaste fresque, ou le
baroque se le dispute au tragique, de la révolte milanaise des pains à la
grande peste qui fera pas loin de 300.000 victimes dans la contrée, l’histoire s’éparpille
ainsi en un chapelet de trajectoires
plus ou moins retorses. Autant de poupées russes dont on savoure avec
délectation les fruits… Bien sûr il y a, chez Manzoni, catholicisme oblige, cette
propension aux conversions miraculeuses et à la victoire finale du bien sur le
mal. Mais qu’importe ! L’auteur
peint avec une acuité si stupéfiante, tant sa trame que ses personnage, sans
jamais se départir d’une touche d’ironie poudrée d’humour, que nous ne bouderons
pas notre plaisir.
Les Fiancés est un maître livre du romantisme. Et là où mes trop
hexagonales inclinations me faisaient sonner à l’oreille les noms de Hugo ou de
Nerval, que mes rares excursions au-delà du Rhin évoquaient Novalis et Hoffmann,
je découvre un grand nom de la littérature italienne – il serait d’ailleurs
plus juste de dire que l’on me le fit connaitre .
A ce genre de chef-d’œuvre on
aime d’ordinaire associer d’autres monuments de la littérature. Ainsi lis-je en
quatrième de couverture de ma version de poche que « Manzoni s’insère dans le grand courant du roman moderne, de Stendhal à
Dostoïevski et à Kafka… ». Je dois dire n’y avoir point songé, voyant
plutôt une résonance avec Montaigne pour la manière de digresser à l’infini, avec
Gionio aussi, pour sa description de la peste, avec les 100 ans de solitude de García Márquez, ou encore, pour prendre un auteur
contemporain, Jean-Marie Blas de Roblès, pour les touches d’érudition de Là où
les tigres sont chez eux.
Et de finir par extrait des Fiancés que je trouve savoureux :
« Don Ferrante passait de longues heures dans son cabinet, où il avait
rassemblé un nombre considérable de livres ; un peu moins de trois cent
volumes, tous bien choisis, œuvres les plus réputées, sur diverses matières, en
chacune desquelles il était plus ou moins versé. (…) De la philosophie
ancienne, il avait appris tout ce qui pouvait être nécessaire, et il continuait
d’en apprendre encore, par la lecture de Diogène Laërce. Mais comme les
systèmes, si beaux qu’ils soient, ne peuvent être adoptés tous ; et comme
pour être philosophe, il faut se choisir un auteur, don Ferrante avait choisi
Aristote, lequel, comme il le disait, n’est ni ancien, ni moderne, parce ce que
c’est « Le philosophe ». Il avait aussi diverses œuvres de ses
adeptes les plus savants et les plus subtils, parmi les modernes ; quant à
celles de ses adversaires, il n’avait jamais voulu les lire, pour ne pas
gaspiller son temps, disait-il ; ni les acheter, pour ne pas gaspiller ses
deniers. Par exception, cependant, il avait fait place, dans sa librairie, au
célèbre De subtilitate en 22 volumes, et à quelques autres ouvrages
anti-péripatéticiens de Cardano, à cause de son grand mérite comme
astrologue ; (…) Quant à la philosophie naturelle, ce lui était davantage
un passe-temps qu’une étude ; l’œuvre même d’Aristote sur ces matière, et
celles de Pline l’Ancien, il les avait plutôt lues qu’étudiées. Ce néanmoins,
grâce à cette lecture, et grâce aux notions qu’il avait recueillies incidemment
dans les traités de philosophie générale, avec quelques incursions dans la Magie
naturelle de Porta, (…) dans le Traité des herbes, des plantes et des animaux,
d’Albert le Grand… »