Dans l’excellente introduction on
peut lire : « L’homme d’aujourd’hui s’étonne de trouver dans un
même texte des descriptions très crues de scènes de sexe et de discours
argumentatifs sur la religion, la morale ou la liberté humaine … Pour le lecteur
contemporain, pornographie et philosophie sont des choses bien différentes. (…)
Sous l’Ancien Régime, les récits obscènes et l’expression de pensées
hétérodoxes appartiennent à un même ensemble : celui des textes interdits »
Et d’en arriver au savoureux
passage sur les religions. Le texte n’a certes pas la radicalité d’un fameux prédécesseur
en la personne de Jean Meslier, curé d’Etrépigny (voir ici le billet lui ayantété consacré), mais demeure savoureux. Ce discours de l’Abbé T… s’adresse à sa
maîtresse, Mme C…. Le voici :
« – Quoi ? Madame, répondit l’Abbé, vous ne vous souvenez donc pas
que nous ne sommes point libres, que toutes nos actions sont déterminées
nécessairement ? Et si nous ne sommes pas libres, comment pouvons-nous pécher ?
Mais entrons, puisque vous le voulez, sérieusement en matière sur le chapitre
des religions. Votre discrétion, votre prudence me sont connues ; et je crains
d’autant moins de m’expliquer, que je proteste devant Dieu de la bonne foi avec
laquelle j’ai cherché à démêler la vérité de l’illusion. Voici le résumé de mes
travaux et de mes réflexions sur cette importante matière.
« Dieu est bon, dis-je ; sa bonté m’assure que si je cherche avec
ardeur à connaître s’il est un culte véritable qu’il exige de moi, il ne me trompera
pas, je parviendrai à connaître évidemment ce culte, autrement Dieu serait injuste.
Il m’a donné la raison pour m’en servir, pour me guider : à quoi puis-je mieux l’employer
?
« Si un chrétien de bonne foi ne veut pas examiner sa religion, pourquoi
voudra-t-il (ainsi qu’il l’exige) qu’un mahométan de bonne foi examine la
sienne ? Ils croient l’un et l’autre que leur religion leur a été révélée de la
part de Dieu, l’une par Jésus-Christ, l’autre par Mahomet.
« La foi ne nous vient que parce que des hommes nous ont dit que Dieu a
révélé certaines vérités. Mais d’autres hommes en ont dit de même aux sectaires
des autres religions ; lesquels croire ? Pour le savoir, il faut donc examiner
; car tout ce qui vient des hommes doit être soumis à notre raison.
« Tous les auteurs des diverses religions répandues sur la terre se
sont vantés que Dieu les leur avait révélées ; lesquels croire ? Examinons quelle
est la véritable ; mais comme tout est préjugé de l’enfance et de l’éducation,
pour juger sainement, il faut commencer par faire un sacrifice à Dieu de tout
préjugé, et examiner ensuite avec le flambeau de la raison une chose de
laquelle dépend notre bonheur ou notre malheur, pendant notre vie et pendant
l’éternité.
« J’observe d’abord qu’il y a quatre parties dans le monde ; que la
vingtième partie, au plus, d’une de ces quatre parties est catholique ; que tous
les habitants des autres parties disent que nous adorons un homme, du pain, que
nous multiplions la Divinité ; que presque tous les Pères se sont contredits
dans leurs écrits : ce qui prouve qu’ils n’étaient pas inspirés de Dieu.
« Tous les changements de religions, depuis Adam, faits par Moïse, par
Salomon, par JésusChrist, et ensuite par les Pères, démontrent que toutes ces
religions ne sont que l’ouvrage des hommes. Dieu ne varie jamais, il est
immuable.
« Dieu est partout : cependant, l’Écriture sainte dit que Dieu chercha
Adam dans le paradis terrestre, Adam ubi es ? que Dieu s’y promena, qu’il
s’entretint avec le diable au sujet de Job. La raison me dit que Dieu n’est
sujet à aucune passion : cependant, dans la Genèse, chapitre VI, on y fait dire
à Dieu qu’il se repent d’avoir créé l’homme ; que la colère n’a pas été
inefficace.
Dieu paraît si faible dans la religion chrétienne, qu’il ne peut pas
réduire l’homme au point où il le voudrait : il le punit par l’eau, ensuite par
le feu, l’homme est toujours le même ; il envoie des prophètes, les hommes sont
encore les mêmes ; il n’a qu’un fils unique, il l’envoie, le sacrifie, cependant
les hommes ne changent en rien. Que de ridicules la religion chrétienne donne à
Dieu !
« Chacun convient que Dieu sait ce qui doit arriver pendant l’éternité
; mais Dieu, dit-on, ne connaît ce qui doit résulter de nos actions qu’après
avoir prévu que nous abuserions de ses grâces, et que nous commettrions ces
mêmes actions ; il résulte néanmoins de cette connaissance que Dieu, en nous
faisant naître, savait déjà que nous serions infailliblement damnés et
éternellement malheureux.
« On voit, dans l’Écriture sainte, que Dieu a envoyé des prophètes pour
avertir les hommes et les engager à changer de conduite. Or, Dieu, qui sait
tout, n’ignorait pas que les hommes ne changeraient point de conduite. Donc,
l’Écriture sainte suppose que Dieu est un trompeur. Ces idées peuvent-elles
s’accorder avec la certitude que nous avons de la bonté infinie de Dieu ?
« On suppose à Dieu, qui est tout-puissant, un rival dangereux dans le
diable, qui lui enlève sans cesse malgré lui les trois quarts du petit nombre des
hommes qu’il a choisis, pour lesquels son fils s’est sacrifié, sans
s’embarrasser du reste du genre humain. Quelles pitoyables absurdités !
« Suivant la religion chrétienne, nous ne péchons que par la tentation
: c’est le diable, dit-on, qui nous tente. Dieu n’avait qu’à anéantir le diable,
nous serions tous sauvés. Il y a bien de l’injustice ou de l’impuissance de sa
part.
« Une assez grande partie des ministres de la religion catholique
prétend que Dieu nous donne des commandements, mais soutient qu’on ne saurait
les accomplir sans la grâce que Dieu donne à qui lui plaît ; et que, cependant,
Dieu punit ceux qui ne les observent pas ! Quelle contradiction ! Quelle
impiété monstrueuse ! Y at-il rien de si misérable que de dire que Dieu est vindicatif,
jaloux, coléreux ; de voir que les catholiques adressent leurs prières aux
saints, comme si ces saints étaient partout, ainsi que Dieu ; comme si ces
saints pouvaient lire dans les cœurs des hommes et les entendre ?
« Quelle ridiculité de dire que nous devons tout faire pour la plus
grande gloire de Dieu ! Est-ce que la gloire de Dieu peut être augmentée par l’imagination,
par les actions des hommes ? Peuvent-ils augmenter quelque chose en lui ? Ne se
suffit-il pas à lui-même ? « Comment des hommes ont-ils pu s’imaginer que la
Divinité se trouvait plus honorée, plus satisfaite de leur voir manger un
hareng qu’une mauviette, une soupe à l’oignon qu’une soupe au lard, une sole
qu’une perdrix, et que cette même divinité les damnerait éternellement si, dans
certains jours, ils donnaient la préférence à la soupe au lard ?
« Faibles mortels ! Vous croyez pouvoir offenser Dieu ! Pourriez-vous
seulement offenser un roi, un prince, qui seraient raisonnables ? Ils mépriseraient
votre faiblesse et votre impuissance. On vous annonce un Dieu vengeur, et on
vous dit que la vengeance est un crime.
Quelle contradiction ! On vous assure que pardonner une offense est une
vertu, et on ose vous dire que Dieu se venge d’une offense involontaire par une
éternité de supplices
« S’il y a un Dieu, dit-on, il y a un culte. Cependant, avant la
création du monde, il faut convenir qu’il y avait un Dieu et point de culte. D’ailleurs,
depuis la création, il y a des bêtes qui ne rendent aucun culte à Dieu. S’il
n’y avait point d’hommes, il y aurait toujours un Dieu, des créatures et point
de culte. La manie des hommes est de juger des actions de Dieu par celles qui leur
sont propres.
« La religion chrétienne donne une fausse idée de Dieu ; car la justice
humaine, selon elle, est une émanation de la justice divine. Or, nous ne pourrions,
suivant la justice humaine, que blâmer les actions de Dieu envers son fils,
envers Adam, envers les peuples à qui on n’a jamais prêché, envers les enfants
qui meurent avant le baptême.
« Suivant la religion chrétienne, il faut tendre à la plus grande
perfection. L’état de virginité, suivant elle, est plus parfait que celui du mariage
: or, il est évident que la perfection de la religion chrétienne tend à la
destruction du genre humain. Si les efforts des discours des prêtres réussissaient,
dans soixante ou quatre-vingts ans, le genre humain serait détruit. Cette
religion peut-elle être de Dieu ?
« Est-il rien de si absurde que de faire prier Dieu pour soi par des
prêtres, par des moines, par d’autres personnes ? On juge de Dieu comme on juge
des rois.
« Quels excès de folie de croire que Dieu nous a fait naître pour que
nous ne fassions que ce qui est contre nature, que ce qui peut nous rendre malheureux
dans ce monde, en exigeant que nous nous refusions tout ce qui satisfait les
sens, les appétits qu’il nous a donnés ! Que pourrait faire de plus un tyran
acharné à nous persécuter depuis l’instant de notre naissance jusqu’à celui de
notre mort ?
« Pour être parfait chrétien, il faut être ignorant, croire
aveuglément, renoncer à tous les plaisirs, aux honneurs, aux richesses,
abandonner ses parents, ses amis, garder sa virginité, en un mot, faire tout ce
qui est contraire à la nature. Cependant, cette nature n’opère sûrement que par
la volonté de Dieu. Quelle contrariété la religion suppose dans un Être
infiniment juste et bon !
« Puisque Dieu est le créateur et le maître de toutes choses, nous
devons les employer toutes à l’usage pour lequel il les a faites, et nous en servir
suivant la fin qu’il s’est proposée en les créant ; autant que par la raison,
par les sentiments intérieurs qu’il nous a donnés, nous pouvons connaître son
dessein et son but, et les concilier avec l’intérêt de la société établie parmi
les hommes, dans le pays que nous habitons.
« L’homme n’est pas fait pour être oisif : il faut qu’il s’occupe à
quelque chose qui ait pour but son avantage particulier concilié avec le bien général.
Dieu n’a pas voulu seulement le bonheur de quelques particuliers ; il veut le
bonheur de tous. Nous devons donc nous rendre mutuellement tous les services
possibles, pourvu que ces services ne détruisent pas quelques branches de la
société établie : c’est ce dernier point qui doit diriger nos actions. En
conservant, dans ce que nous faisons, notre état, nous remplissons tous nos
devoirs ; le reste n’est que chimère, qu’illusion, que préjugé.
« Toutes les religions, sans en excepter aucune, sont les ouvrages des
hommes ; il n’y en a point qui n’ait eu ses martyrs, ses prétendus miracles.
Que prouvent de plus les nôtres que ceux des autres religions ?
« Les religions ont d’abord été établies par la crainte. Le tonnerre,
les orages, les vents, la grêle détruisaient les fruits, les grains qui
nourrissaient les premiers hommes répandus sur la surface de la terre. Leur
impuissance à parer ces événements les obligea à avoir recours aux prières
envers ce qu’ils reconnaissaient être plus puissant qu’eux, et qu’ils croyaient
disposé à les tourmenter. Par la suite, des hommes ambitieux, de vastes génies,
de grands politiques, nés dans différents siècles, dans diverses régions, ont
tiré parti de la crédulité des peuples, ont annoncé des dieux souvent bizarres,
fantasques, tyrans, ont établi des cultes, ont entrepris de former des sociétés
dont ils pussent devenir les chefs, les législateurs. Ils ont reconnu que, pour
maintenir ces sociétés, il était nécessaire que chacun de leurs membres
sacrifiât souvent ses passions, ses plaisirs particuliers au bonheur des autres.
De là, la nécessité de faire envisager un équivalent de récompenses à espérer et
de peines à craindre, qui déterminassent à faire ces sacrifices. Ces politiques
imaginèrent donc les religions. Toutes promettent des récompenses et annoncent
des peines qui engagent une grande partie des hommes à résister au penchant
naturel qu’ils ont de s’approprier le bien, la femme, la fille d’autrui, de se
venger, de médire, de noircir la réputation de son prochain, afin de rendre la sienne
plus saillante. L’honneur fut associé par la suite aux religions. Cet être
aussi chimérique qu’elles, aussi utile au bonheur des sociétés et à celui de
chaque particulier, fut imaginé pour contenir dans les mêmes bornes, et par les
mêmes principes, un certain nombre d’autres hommes.
« Il y a un Dieu, créateur et moteur de tout ce qui existe, n’en
doutons point ; nous faisons partie de tout et nous n’agissons qu’en conséquence
des premiers principes du mouvement que Dieu lui a donné. Tout est combiné et
nécessaire, rien n’est produit par le hasard. Trois dés poussés par un joueur
doivent infailliblement donner tel ou tel point, eu égard à l’arrangement des
dés dans son cornet, à la force et au mouvement donné. Le coup de dés est le tableau
de toutes les actions de notre vie. Un dé en pousse un autre, auquel il imprime
un mouvement nécessaire ; et de mouvement en mouvement, il résulte physiquement
un tel point.
De même l’homme, par son premier mouvement, par sa première action, est
déterminé invinciblement à une seconde, à une troisième, etc. Car dire que
l’homme veut une chose parce qu’il la veut, c’est ne rien dire, c’est supposer
que le néant produit un effet. Il est évident que c’est un motif, une raison
qui le détermine à vouloir cette chose : et de raisons en raisons, qui sont déterminées
les unes par les autres, la volonté de l’homme est invinciblement nécessitée de
faire telles et telles actions pendant tout le cours de sa vie, dont la fin est
celle du coup de dés.
« Aimons Dieu, non pas qu’il l’exige de nous, mais parce qu’il est
souverainement bon, et ne craignons que les hommes et leurs lois.Respectons ces
lois, parce qu’elles sont nécessaires au bien public, dont chacun de nous fait
partie.
« Voilà, Madame, ajouta l’Abbé T..., ce que mon amitié pour vous m’a
arraché sur le chapitre des religions.