Blogue Axel Evigiran

Blogue Axel Evigiran
La dispersion est, dit-on, l'ennemi des choses bien faites. Et quoi ? Dans ce monde de la spécialisation extrême, de l'utilitaire et du mesurable à outrance y aurait-il quelque mal à se perdre dans les labyrinthes de l'esprit dilettante ?


A la vérité, rien n’est plus savoureux que de muser parmi les sables du farniente, sans autre esprit que la propension au butinage, la légèreté sans objet prédéterminé.

Broutilles essentielles. Ratages propices aux heures languides...


24 sept. 2015

Souvenirs d’enfance autour des lettres persanes de Montesquieu

Billet initial du 6 octobre 2012
(Billet initial supprimé de la plateforme overblog, infestée désormais de publicité)
_________________________

Cliquer sur l'image pour billet de Jean Zin
Lorsque j’étais enfant, mes parents avaient l'habitude  de sacrifier avec enthousiasme au rituel hebdomadaire des courses au supermarché. C’était toujours le samedi après-midi, lorsque la foule dégorge des allées surpeuplées, caddies dégoulinants de produits industriels et de breloques inutiles "made in China". Parfois nous enchaînions avec l’Usine de Roubaix, pour faire les ‘loques’, lorsque ma mère parvenait à y traîner bon gré mal gré mon père. Lui, se laissait faire « pour avoir la paix ». Il faut dire que c’était là notre unique sortie culturelle et on s’habillait propre pour l’occasion. Bien sûr, les désœuvrés faisant légion, c’était éternellement la guerre pour trouver une place de parking, une bousculade sans nom au rayon frais ou j'appris la palpation dégoûtante des camemberts sous les criailleries des bonimenteurs vantant  la saveur de leur saucisson bourré de E on ne sait quoi. Mais le pire restait cette bataille farouche aux caisses pour ne pas se faire ‘doubler’... Une guerre des nerfs sur fond de regards noirs et de coups de caddies. C'est que, par effet de cette "servitude volontaire" si commune, chacun était pressé de payer pour s’en aller consommer  chez soi, tranquille, tout ces beaux produits, fruits d'un incontestable progrès.


Dans l’esprit de mes géniteurs il n’était évidemment pas question je rate cette grand-messe. Et malgré mes lancinantes protestations, ils me traînaient invariablement partout dans leur sillage. Sans doute voulaient-ils alors parfaire mon éducation et préparer par l’exemple le futur consommateur sommeillant encore trop profondément chez leur rejeton. Mais bientôt lassés de me voir souffler dans leurs jambes, après avoir chapardés quelques bonbons dans les paquets déjà éventrés, ils finissaient le plus souvent par m’autoriser à aller les attendre au rayon livre. Et je dévorais ainsi, débout sous les néons trop vifs, des bandes dessinées jusqu’à en avoir les yeux hallucinés et le dos en compote. Des Lucky Luke, des Tintin, des Astérix, des Schtroumpfs... Parfois, si je m’étais bien comporté, ils m’autorisaient à en choisir un tome. Un dressage comme un autre aussitôt assimilé. Bien sûr, secrètement je piochais aussi comme un voleur dans les BD qui n’étaient pas de mon âge, et me délectais, le regard inquiet, d’une paire de fesses ou du galbe de seins plus ou moins bien rendus. Les scènes violentes m’attiraient aussi. Les combats, les monstres assoiffés de sang, etc. Toutes ces choses plus ou moins fantastiques qui rompaient avec mon ordinaire tissé d’une morne médiocrité.

Lettres persanes  
(ed GF - Illustration par Nicole Gouju)
Arriva enfin le jour où mes parents estimèrent que plutôt qu’une bande dessinée il serait bon pour ma culture de plutôt choisir, les jours fastes où mon comportement le permettait, un 'vrai livre' : un roman, un recueil de poésie, un conte... Enfin n’importe quoi du moment que c’était sans images. A ma grande perplexité je découvris que sur les présentoirs s’entassaient des piles d’ouvrages qui ne me disaient absolument rien. Aussi passai-je d’interminables moments incapable de me décider. Une seule certitude cependant : lassé des Agatha Christie et des Guy de Cars de ma mère (mon père ne lisait qu'une poignée d'OSS117 l’an, et qui m’étaient de toute façon interdits) j’aspirais à me frotter à des œuvres classiques, mais ne savais sans aide que choisir. Aussi finissais-je par tenter ma chance un peu au hasard.
Ma première pioche fut Pascal et ses Pensées. Je me souviens que mes parents approuvèrent chaleureusement ce choix, qui se résumait pourtant chez eux à la fameuse formule connue de tous. Fier comme un pape avec mon livre sous le bras, je déchantais cependant bien vite. C’était rasoir et je n’y comprenait rien, sauf que je voyais partout Dieu, ce qui m’énervait passablement, étant alors déjà rebelle aux soutanes et autres cornettes.
Vint alors un livre bien plus réjouissant, tissé d'une belle écriture et leste par endroits, pour mon plus grand bonheur... Un recueil remplis de la correspondance d’exotiques personnages échoués à Paris, narrant des histoires de harem et de houris pleines de promesses. Ces deux observateurs étrangers comparaient aussi, non sans humour, leurs mœurs à celle de la capitale de France. L'un d'eux, un dénommé Usbek, se raidissait enfin à faire la police chez lui par correspondance épistolaire interposée. Tel fut mon premier contact avec les  Lettres persanes. De l’auteur, un certain Charles-Louis de Secondat, baron de La Brède et de Montesquieu, je savais juste qu’il était un grand personnage de l’histoire de France. J’étais alors en quatrième.

Punition à l'école, au Moyen-Age
Elève d’un naturel paisible et rêveur je fus rarement collé. Cela arriva néanmoins en classe de troisième. J’étais alors chez les curés, et lorsque la saison ne permettait pas les corvées d’intérêt collectif, nous allions dans la salle de permanence pisser des lignes sous la surveillance d’un aumônier bonhomme, bien plus commode que notre terrible directeur, un type avec une tête de garçon boucher sadique qui nous fichait une de ces frousse avec son oeil battant frénétique au rythme de son humeur. Cet abbé et confesseur en chef portait un éternel pull virginal à col roulé d’une matière douteuse, comme il s’en faisait dans les années 70. Y pendouillait une énorme croix en bois accusatrice. Dès qu’un professeur se faisait porter pâle, c'était lui qui assurait la relève, venant prêcher de sa voix mielleuse la bonne parole, nous contant les pieux exploits de Saint François d’Assise ou de Saint Martin. Gare à qui n’était pas attentif ! Mais la permanence, étrangement il la laissait à l’aumônier. Et ce dernier n'aspirait qu'à la tranquillité. Aussi demandait-il aux élèves punis de juste copier des lignes sans faire trop de bruit, et de rendre un nombre minimal de pages pour chaque heure de colle. Peu importait le texte. Peut-être les lisait-il parfois ensuite, peut-être pas.
C’est ainsi que sans trop de risque je commis ce jour fatal de retenue ce qui me parut alors un petit forfait au regard de la pudeur ecclésiastique, bien qu’à mon sens inattaquable : celui de copier un passage plutôt leste de ces fameuses Lettres persanes.

De ce minuscule écart j'ai gardé la trace dans mon livre. Il est tiré de la lettre III (Zachis à Usbek, à Tauris). En voici une partie :

« Tu  vis  avec  plaisir  les  miracles de  notre  art ;  tu  admiras  jusqu’où  nous  avait emportées    l’ardeur  de  te  plaire.  Mais  tu  fis bientôt céder ces charmes empruntés à des grâces plus  naturelles ;  tu  détruisis  tout  notre  ouvrage: il  fallut  nous  dépouiller  de  ces  ornements,  qui t’étaient  devenus  incommodes ;  il  fallut  paraître à  ta  vue  dans  la  simplicité  de  la  nature.  Je comptai  pour  rien  la  pudeur :  je  ne  pensai  qu’à ma gloire. Heureux Usbek ! que de charmes furent étalés  à  tes  yeux!  Nous  te  vîmes  longtemps errer  d’enchantements  en  enchantements ;  ton âme  incertaine  demeura  longtemps  sans  se  fixer ; chaque  grâce  nouvelle  te  demandait  un  tribut ; nous  fûmes  en  un  moment  toutes  couvertes  de tes  baisers ;  tu  portas  tes  curieux  regards  dans les  lieux  les  plus  secrets ;  tu  nous  fis  passer, en  un  instant,  dans  mille  situations  différentes ; toujours  de  nouveaux  commandements,  et  une obéissance toujours nouvelle. Je te l’avoue, Usbek, une  passion  encore  plus  vive  que  l’ambition  me fit souhaiter de te plaire. Je me vis insensiblement devenir  la  maîtresse  de  ton  cœur ;  tu  me  pris,  tu me quittas ; tu revins à moi, et je sus te retenir ; le triomphe fut tout pour moi, et le désespoir pour mes rivales : il nous sembla que nous fussions seuls dans le monde ; tout ce qui nous entourait ne fut plus digne de nous occuper. Plût au ciel que mes rivales eussent eu le courage de rester témoins de toutes les marques d’amour que je reçus de toi ! Si elles avaient bien vu mes transports, elles auraient senti la différence qu’il y a de mon amour au leur ; elles auraient  vu  que,  si  elles  pouvaient  disputer  avec moi  de  charmes, elles  ne  pouvaient  pas  disputer de  sensibilité... »


J’espère que ce bon aumônier, s’il lui a pris idée de lire cette prose impie, aura eu cette fois là au moins de charmants rêves.

Théodore Chassériau - Femme maure quittant le bain

Il ne me serait sans doute jamais revenu sérieusement l’idée de relire les Lettres persanes sans une émission des NCC de l’été 2011, avec en invité Céline Spector, passionnante spécialiste du pensionnaire de La Brède, celui-là dont Chamfort disait qu’il « avait un caractère fort au-dessous de son génie ».




Et ce fut une expérience rafraîchissante, teintée d’un zeste de nostalgie, que cette lecture estivale ; aventure solitaire dont je conserve la trace  au travers de certains passages... 

Une question d’âge tout d’abord, expérience saisissante si ce n’est frustrante, une fois le voile tombé, commune à tous et fort bien relatée par Flaubert dans les premières pages de Bouvard et Pécuchet : « ils avaient le même âge : quarante-sept ans ! Cette coïncidence leur fit plaisir ; mais les surprit, chacun ayant cru l’autre beaucoup moins jeune
Montesquieu en donne une version humoristique au travers le portrait de quatre femmes, la première âgée de 20 ans, la seconde de 40 , la troisième de 60 et la plus vielle trônant du haut de ses 80 ans. Il s’agit de la lettre XXXVIII de Rica à Ibben.
Goya - Les vieilles (Musées des Beaux arts de Lille)

« C’est une grande question, parmi les hommes, de savoir s’il est plus avantageux d’ôter aux femmes la  liberté,  que  de  la  leur  laisser.  Il  me  semble qu’il  y  a  bien  des  raisons  pour  et  contre.  Si  les Européens  disent  qu’il  n’y  a  pas  de  générosité à  rendre  malheureuses  les  personnes  que  l’on aime,  nos  Asiatiques  répondent  qu’il  y  a  de  la bassesse  aux  hommes  de  renoncer  à  l’empire  que la nature leur a donné sur les femmes. Si on leur dit  que  le  grand  nombre  des  femmes  enfermées est  embarrassant ;  ils  répondent  que  dix  femmes, qui  obéissent,  embarrassent  moins  qu’une  qui n’obéit  pas.  Que  s’ils  objectent,  à  leur  tour,  que les  Européens  ne  sauraient  être  heureux  avec  des femmes qui ne leur sont pas fidèles ; on leur répond que  cette  fidélité,  qu’ils  vantent  tant,  n’empêche point  le  dégoût,  qui  suit  toujours  les  passions satisfaites ;  que  nos  femmes  sont  trop  à  nous ; qu’une possession si tranquille ne nous laisse rien à désirer, ni à craindre ; qu’un peu de coquetterie est  un  sel  qui  pique  et  prévient  la  corruption. Peut-être qu’un homme, plus sage que moi, serait embarrassé  de  décider :  car,  si  les  Asiatiques  font fort bien de chercher des moyens propres à calmer leurs  inquiétudes,  les  Européens  font  fort  bien aussi de n’en point avoir.
Après  tout,  disent-ils,  quand  nous  serions malheureux en qualité de maris, nous trouverions toujours  moyen  de  nous  dédommager  en  qualité d’amants. Pour qu’un homme pût se plaindre avec raison de l’infidélité de sa femme, il faudrait qu’il n’y  eût  que  trois  personnes  dans  le  monde ;  ils seront toujours à but, quand il y en aura quatre.
C’est  une  autre  question  de  savoir  si  la  loi naturelle  soumet  les  femmes  aux  hommes.  Non, me  disait  l’autre  jour  un  philosophe  très-galant : la  nature  n’a  jamais  dicté  une  telle  loi.  L’empire que nous avons sur elles est une véritable tyrannie ; elles ne nous l’ont laissé prendre que parce qu’elles ont plus de douceur que nous, et, par conséquent, plus  d’humanité  et  de  raison.  Ces  avantages  qui devaient  sans  doute  leur  donner  la  supériorité, si  nous  avions  été  raisonnables,  la  leur  ont  fait perdre, parce que nous ne le sommes point. Or, s’il est vrai que nous n’avons sur les femmes qu’un  pouvoir  tyrannique,  il  ne  l’est  pas  moins qu’elles ont sur nous un empire naturel : celui de la beauté, à qui rien ne résiste. Le nôtre n’est pas de tous les pays ; mais celui de la beauté est universel. Pourquoi aurions-nous donc un privilège ? Est-ce parce que nous sommes les plus forts ? Mais c’est une  véritable  injustice.  Nous  employons  toutes sortes de moyens pour leur abattre le courage. Les forces  seraient  égales,  si  l’éducation  l’était  aussi.  Éprouvons-les dans les talents que l’éducation n’a point affaiblis, et nous verrons si nous sommes si forts.
Il  faut  l’avouer,  quoique  cela  choque  nos mœurs : chez les peuples les plus polis, les femmes ont  toujours  eu  de  l’autorité  sur  leurs  maris ; elle  fut  établie  par  une  loi  chez  les  Égyptiens, en  l’honneur  d’Isis ;  et  chez  les  Babyloniens,  en l’honneur  de  Sémiramis.  On  disait  des  Romains, qu’ils  commandaient  à  toutes  les  nations,  mais qu’ils obéissaient à leurs femmes. Je ne parle point des Sauromates,1 qui étaient véritablement dans la servitude de ce sexe ;a ils étaient trop barbares pour que leur exemple puisse être cité.
Tu vois, mon cher Ibben, bien que j’ai pris le goût de ce pays-ci, où l’on aime à soutenir des opinions extraordinaires,  et  à  réduire  tout  en  paradoxe. Le  prophète  a  décidé  la  question,  et  a  réglé  les droits  de  l’un  et  de  l’autre  sexe.  Les  femmes,  dit-il,  doivent  honorer  leurs  maris :  leurs  maris  les doivent honorer ; mais ils ont l’avantage d’un degré sur elles.».
___________________

Sur l’éternel thème du c’était mieux avant, comme en témoigne ces propos, attribués à Socrate : « Les jeunes d'aujourd'hui aiment le luxe, ils sont mal élevés, méprisent l'autorité, n'ont aucun respect pour leurs aînés et bavardent au lieu de travailler, ils ne se lèvent plus lorsqu'un adulte pénètre dans la pièce où ils se trouvent, ils contredisent leurs parents, plastronnent en société, se hâtent à table d'engloutir les desserts, croisent les jambes et tyrannisent leurs maîtres. ».
Il s’agit ici de la première partie de la lettre LIX, de Rica à ***


« J’étais l’autre jour dans une maison où il y avait un  cercle  de  gens  de  toute  espèce.  Je  trouvai  la conversation  occupée  par  deux  vieilles  femmes, qui  avaient  en  vain  travaillé  tout  le  matin  à se  rajeunir.  Il  faut  avouer,  disait  une  d’entre elles,  que  les  hommes  d’aujourd’hui  sont  bien différents  de  ceux  que  nous  voyions  dans  notre jeunesse : ils étaient polis, gracieux, complaisants ; mais,  à  présent,  je  les  trouve  d’une  brutalité insupportable.  Tout  est  changé,  dit  pour  lors  un homme qui paraissait accablé de goutte ; le temps n’est plus comme il était, il y a quarante ans ; tout le monde se portait bien, on marchait, on était gai, on ne demandait qu’à rire et à danser : à présent, tout  le  monde  est  d’une  tristesse  insupportable. Un moment après, la conversation tourna du côté de  la  politique.  Morbleu !  dit  un  vieux  seigneur, l’État n’est plus gouverné : trouvez-moi à présent un  ministre  comme  monsieur  Colbert ;  je  le connaissais  beaucoup,  ce  monsieur  Colbert ;  il était de mes amis ; il me faisait toujours payer de mes pensions avant qui que ce fût : le bel ordre qu’il y avait dans les finances ! tout le monde était à son aise ; mais, aujourd’hui, je suis  ruiné. Monsieur, dit pour lors un ecclésiastique, vous parlez là du temps
le plus miraculeux de notre invincible monarque : y  a-t-il  rien  de  si  grand  que  ce  qu’il  faisait  alors pour  détruire  l’hérésie ?   Et  comptez-vous  pour rien  l’abolition  des  duels,   dit,  d’un  air  content, un  autre  homme  qui  n’avait  point  encore  parlé ? La  remarque  est  judicieuse,  me  dit  quelqu’un  à l’oreille :  cet  homme  est  charmé  de  l’édit ;  et  il l’observe si bien, qu’il y a six mois qu’il reçut cent coups de bâton, pour ne le pas violer».
___________________

Dans la lignée des stoïciens, pour une défense du suicide :
Lettre LXXXVI d’Usbek à son ami Ibben

La mort de Sénèque, ou "la mort sur ordonnance" - Luca Giordano 
« Les  lois  sont  furieuses  en  Europe  contre  ceux qui  se  tuent  eux-mêmes.  On  les  fait  mourir, pour ainsi dire, une seconde fois ; ils sont traînés indignement par les rues ; on les note d’infamie, on confisque leurs biens.
Il  me  paraît,  Ibben,  que  ces  lois  sont  bien injustes.  Quand  je  suis  accablé  de  douleur,  de misère, de mépris, pourquoi veut-on m’empêcher de  mettre  fin  à  mes  peines,  et  me  priver cruellement d’un remède qui est en mes mains ?
Pourquoi  veut-on  que  je  travaille  pour  une société  dont  je  consens  de  n’être  plus ?  que  je tienne, malgré moi, une convention qui s’est faite sans  moi ?  La  société  est  fondée  sur  un  avantage mutuel ;  mais,  lorsqu’elle  me  devient  onéreuse, qui  m’empêche  d’y  renoncer ?  La  vie  m’a  été donnée comme une faveur, je puis donc la rendre lorsqu’elle ne l’est plus ; la cause cesse, l’effet doit donc cesser aussi.
Le  prince  veut-il  que  je  sois  son  sujet,  quand je  ne  retire  point  les  avantages  de  la  sujétion ? Mes concitoyens peuvent-ils demander ce partage inique de leur utilité et de mon désespoir ? Dieu, différent  de  tous  les  bienfaiteurs,  veut-il  me condamner à recevoir des grâces qui m’accablent ?
Je suis obligé de suivre les lois quand je vis sous les lois ; mais quand je n’y vis plus, peuvent-elles me lier encore ?
Mais,  dira-t-on,  vous  troublez  l’ordre  de  la Providence. Dieu a uni votre âme avec votre corps, vous  l’en  séparez;  vous  vous  opposez  donc  à  ses desseins et vous lui résistez.
Que  veut  dire  cela ?  Troublé-je  l’ordre  de  la Providence, lorsque je change les modifications de la matière, et que je rends carrée une boule que les premières lois du mouvement, c’est-à-dire les lois de  la  création  et  de  la  conservation,  avaient  faite ronde ? Non, sans doute ; je ne fais qu’user du droit qui m’a été donné ; et, en ce sens, je puis troubler à ma fantaisie toute la nature, sans que l’on puisse dire que je m’oppose à la Providence.
Lorsque  mon  âme  sera  séparée  de  mon corps, y aura-t-il moins d’ordre et d’arrangement
dans  l’univers ?  Croyez-vous  que  cette  nouvelle combinaison  soit  moins  parfaite  et  moins dépendante  des  lois  générales ?  que  le  monde  y ait  perdu  quelque  chose,  et  que  les  ouvrages  de Dieu  en  soient  moins  grands,  ou  plutôt  moins immenses ?
Pensez-vous que mon corps, devenu un épi de blé,  un  ver,  un  gazon,  soit  changé  en  un  ouvrage de la nature moins digne d’elle ? et que mon âme, dégagée  de  tout  ce  qu’elle  avait  de  terrestre,  soit devenue moins sublime ?
Toutes ces idées, mon cher Ibben, n’ont d’autre source  que  notre  orgueil.  Nous  ne  sentons  point notre  petitesse ;  et,  malgré  qu’on  en  ait,  nous voulons être comptés dans l’univers, y figurer, et y être un objet important. Nous nous imaginons que l’anéantissement d’un être aussi parfait que nous, dégraderait toute la nature : et nous ne concevons pas  qu’un  homme  de  plus  ou  de  moins  dans  le monde,  que  dis-je ?  tous  les  hommes  ensemble,
cent  millions  de  têtes  comme  la  nôtre,  ne  sont qu’un  atome  subtil  et  délié,  que  Dieu  n’aperçoit qu’à cause de l’immensité de ses connaissances...»
___________________

A propos du plaisant épisode ou une femme échappe aux flammes par crainte de retrouver son méchant époux dans l’au-delà. CXXV. Rica à ***

Xanthippe vide le pot de chambre sur la tête de Socrate
«Une femme, qui venait de perdre son mari, vint en  cérémonie  chez  le  gouverneur  de  la  ville  lui demander la permission de se brûler ; mais comme, dans les pays soumis aux mahométans, on abolit, tant qu’on peut, cette cruelle coutume, il la refusa absolument.
Lorsqu’elle  vit  ses  prières  impuissantes,  elle  se jeta dans un furieux emportement. Voyez, disait-elle, comme on est gêné ! Il ne sera seulement pas permis à une pauvre femme de se brûler quand elle en  a  envie!  A-t-on  jamais  rien  vu  de  pareil ?  Ma mère,  ma  tante,  mes  sœurs,  se  sont  bien  brûlées ! Et, quand je vais demander permission à ce maudit gouverneur, il se fâche et se met à crier comme un enragé.
Il  se  trouva  là  par  hasard  un  jeune  bonze: Homme  infidèle,  lui  dit  le  gouverneur,  est-ce toi  qui  as  mis  cette  fureur  dans  l’esprit  de  cette femme ? Non, dit-il, je ne lui ai jamais parlé ; mais si  elle  m’en  croit,  elle  consommera  son  sacrifice; elle fera une action agréable au dieu Brama : aussi en sera-t-elle bien récompensée ; car elle retrouvera dans l’autre monde son mari, et elle recommencera avec lui un second mariage. Que dites-vous ? dit la femme surprise. Je retrouverai mon mari ? Ah ! je ne me brûle pas. Il était jaloux, chagrin et d’ailleurs si  vieux,  que,  si  le  dieu  Brama  n’a  point  fait  sur lui quelque réforme, sûrement il n’a pas besoin de moi. Me brûler pour lui !... pas seulement le bout du doigt pour le retirer du fond ».


Il se trouve tant d’autres passages de les Lettres persanes que j’aimerai citer ici, que si je n’y prend pas garde, bientôt je recopierai tout l’ouvrage.
Aussi, sans autre forme de procès retiendrai-je mon élan, suspendant cette promenade délicieuse aux abords du guet conduisant aux terres parfumées de Montesquieu, celui qui n’osa lors de la publication de son roman épistolaire, en 1721, révéler qu’il en était l’auteur.
Puisse cette mise en bouche susciter l’envie de se replonger dans ces inégalables correspondances de sérails et de voyages.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire