« Et cette opinion la voici ; les pierres
de Carnac sont de grosses pierres »[1]. On doit cette phrase lapidaire à Flaubert qui, en mai 1847, en compagnie de son ami Maxime Du Camp, entreprit
de visiter à pieds la Bretagne et passa évidement voir les « pierres
noires »… Il avait alors 25 ans. De prime abord abrupte, c’est là peut-être
la phrase la plus sensée qu’on ait pu dire à propos de ces alignements
mégalithiques plantés dans des landes venues se perdre dans l’océan ; une
phrase à mille lieues des délires druidiques ou celtomaniaques teintés
d’ésotérisme, voire d’ufologie. Car l’archéologie, si elle sait aujourd’hui dessiner un contour assez
net du comment ou du quand, elle n’a rien à dire sur le pourquoi, sauf à se
muer en diseuse d’aventures – plus souvent noires ou tragiques. Cette dernière
interrogation d’ailleurs enflamme toujours les esprits, et participe largement à
la légende des lieux.
Carnac - Alignement de Kermario (photo par Axel) |
« Bientôt,
enfin, nous aperçûmes dans la campagne des rangées de pierres noires, alignées
à intervalles égaux, sur onzes files parallèles qui vont diminuant de grandeur
à mesure qu’elles s’éloignent de la mer; les plus hautes ont vingt pieds
environ et les plus petites ne sont que de simples blocs couchés sur le sol.
Beaucoup d’entre elles ont la pointe en bas, de sorte que leur base est plus
mince que leur sommet. Cambry dit qu’il y en avait quatre mille et Fréminville
en a compté douze cents; ce qu’il y a de certain, c’est qu’il y en a beaucoup.
Voilà donc ce
fameux champ de Carnac qui a fait écrire plus de sottises qu’il n’a de
cailloux; il est vrai qu’on ne rencontre pas tous les jours, des promenades
aussi rocailleuses. Mais, malgré notre penchant naturel à tout admirer, nous ne
vîmes qu’une facétie robuste, laissée là par un âge inconnu pour exerciter
l’esprit des antiquaires et stupéfier les voyageurs. On ouvre, devant, des yeux
naïfs et, tout en trouvant que c’est peu commun, on s’avoue cependant que ce
n’est pas beau. »
Tout à
rebours de Maupassant qui, dans sa chronique « Le pays des Korrigans », publié en 1880, s’extasie :
« Enfin, suivant toujours la côte
entre la lande et l'Océan, vers le soir, du sommet d'un tumulus, j'aperçus
devant moi les champs de pierres de Carnac.
Elles semblent vivantes, ces pierres !
Alignées interminablement, géantes ou toutes petites, carrées, longues, plates,
avec des figures, de grands corps minces ou de gros ventres ; quand on les
regarde longtemps on les voit remuer, se pencher, vivre !
Et le cœur vous bat ; l'esprit malgré vous s'exalte, remonte
|
Et, frappant du pied :
- Ceci est une terre de religion ; il ne faut jamais plaisanter avec les
croyances éteintes, car rien ne meurt : nous sommes, monsieur, chez les
druides, respectons leur foi !»
Flaubert
évoque lui aussi les druides, mais pas tout à fait dans le même esprit :
Carnac - Alignement du Ménec (photo par Axel) |
« Nous comprîmes donc parfaitement l’ironie de
ces granits qui, depuis les Druides, rient dans leurs barbes de lichens verts à
voir tous les imbéciles qui viennent les visiter. Il y a des gens qui ont passé
leur vie à chercher à quoi elles servaient et n’admirez-vous pas d’ailleurs
cette éternelle préoccupation du bipède sans plumes de vouloir trouver à chaque
chose une utilité quelconque? »
Plus sérieusement, pour qui veut avoir
une vision plus véridique des druides, dont le mot apparaît pour la première
fois dans la littérature grecque vers la fin du IIIe siècle av JC, on ne
saurait trop conseiller la lecture du livre éponyme de l’archéologue Jean-LouisBrunaux. A propos du mythe français du druide, du Moyen-Age au XVIIIe siècle on
apprendra qu’en « 1136, dans une
contrée jadis occupée par les plus occidentaux des celtes, le pays de Galles,
l'évêque Geoffroi Monmouth écrivit une historia
regum Britanniae. Elle allait être la base de tout un courant de la
celtomanie et notamment de la vision du druide en magicien. C'est d'elle que
furent tirés ensuite les cycles de romans celtiques (Arthur, Perceval,
Lancelot, Tristan). Dans ceux-ci apparaît la figure de Myrddhinn, un poète
guerrier qui se bat auprès d'Arthur contre les Saxons. Le trouvère normand,
Robert de Boron, en fera Merlin, le célèbre enchanteur dont la physionomie et
la sagesse le rapprochent incontestablement des druides gaulois. (…)
A la
Renaissance on pense pouvoir rapporter les dolmens, menhirs et autres cromlechs
aux peuples conquis par les Romains, les Gaulois. Cette conclusion, on le sait,
est erronée : trois mille ans, au moins, séparent les constructeurs des
mégalithes des premiers Gaulois et il n'est pas sûr, contrairement à ce que se
plaisent à imaginer beaucoup de celtisants, que les premiers soient les
ancêtres des seconds. (…)
C'est
à l'irlandais John Toland que vient l'idée, dès 1716, de ressusciter les
druides et de restaurer la prétendue fonction primitive des monuments
mégalithiques, être le lieu d'assemblée de ces hommes hors du commun (…) L'utilisation
ésotérique des druides par William Blake prendra des formes plus exacerbées
encore dans les décennies suivantes. Ainsi le spiritisme, cette pseudo-science
qui se développe sur la fascination qu'exercent sur des esprits simples les
phénomènes paranormaux, s'emparera également de la figure malléable des
druides. Son plus célèbre représentant, Léon Hippolyte Denisart Rivail, prétend
que le nom sous lequel il est plus connu, Allan Kardec, n'est autre que celui
d'un ancien druide qui lui a été révélé par un médium. »
Le père de Salammbô encore une fois ici
nous dessille le regard, relevant que « Tout cependant n’était pas encore dit et ce fait acquis à la science
n’eût pas été complet si l’on n’eût démontré à quoi servaient, dans
l’alignement, les espaces vides où il ne se trouve pas de pierre. «
Cherchons-en la raison, ce que personne ne s’est encore avisé de faire » s’est
dit M. Mahé, et s’appuyant sur cette phrase de Pomp. Mêla : « Les Druides
enseignent beaucoup de choses à la noblesse qu’ils instruisent secrètement en
des cavernes et en des forêts écartées», il établit, en conséquence, que les
Druides non seulement desservaient les sanctuaires, mais y faisaient leur
demeure et y tenaient des collèges ».
Mais de Carnac
à Karnac il n’y a qu’un pas, enfin une lettre. D’où certaine spéculations
hilarantes de ces bipèdes sans plumes platoniciens, voulant faire des Egyptiens
les auteurs des mégalithes bretons. Selon cette version les envoyés du pharaon
seraient venus en Bretagne s’essayer à
la fabrication des pierres levées, puis, sans qu’on sache trop pourquoi, auraient
laissé sur place leurs esquisses et, revenus chez eux, auraient érigés les
obélisques et sphinx que l’on connait, nommant leur ville Karnac en souvenir de
leurs balbutiements. Une autre variante, tout aussi farfelue, notant qu’« on trouve des palmiers en Bretagne, tout
pareils à ceux d’Egypte », en déduit que « Si Karnak était la première et la plus vaste université sacrée
d’Egypte, Carnac fut la première et la plus vaste université druidique de
Bretagne ». Voilà, il ne reste plus alors qu’à renverser les
perspectives et se convaincre qu’à « l’époque
pré-celtique, des druides et des savants de l’actuelle Bretagne sont allés
ouvrir une succursale en Egypte actuelle, et cette succursale, au fil du temps,
est devenue la plus célèbre université antique, Karnak, qui a conservé le nom
de l’université fondatrice : Carnac ».
Flaubert le notait déjà en ses carnets : «A quoi donc cela était-il bon?
sont-ce des tombeaux? était-ce un temple? Saint Corneille un jour, poursuivi par des soldats qui le
voulaient tuer, était à bout d’haleine et allait tomber dans la mer, quand il
lui vint l’idée, pour les empêcher de l’attraper, de les changer tous en autant
de pierres. Aussitôt, les soldats furent pétrifiés, ce qui sauva le saint. Mais
cette explication n’était bonne tout au plus que pour les niais, les petits
enfants et pour les poètes, on en chercha d’autres. »
Et d’en revenir, non sans humour ni sarcasmes, à nos chers
Egyptiens : « On a été ensuite
chercher les Grecs, les Egyptiens et les Cochinchinois. Il y a un Karnak en
Egypte, s’est-on dit, il y en a un en Basse-Bretagne, nous n’entendons ni le
cophte, ni le breton; or, il est probable que le Carnac d’ici descend du Karnak
de là-bas, cela est sûr, car là-bas, ce sont des sphinx alignés, ici ce sont
des blocs, des deux côtés de la pierre. D’où il résulte que les Égyptiens
(peuple qui ne voyageait pas) seront venus sur ces côtes (dont ils ignoraient
l’existence), y auront fondé une colonie ( car ils n’en fondaient nulle part)
et qu’ils y auront pas laissé ces statues brutes (eux qui en faisaient de si
belles), témoignage positif de leur passage (dont personne ne parle). »
Quant au visiteur contemporain, sauf à être animé
d’extases flamboyantes, ni versé dans les études fuligineuses des délires
celtiques, il aura tout intérêt à souscrire à une visite guidée des lieux… Cela
présente un double avantage. Celui tout d’abord de se soustraire à la foule et
de pouvoir converser en privé avec les pierres millénaires (les alignements ne
sont heureusement pas accessibles en haute saison, excepté avec un guide conférencier
dûment habilité – et les champs mégalithiques sont assez vastes pour presque faire
oublier la présence des badauds relégués chagrins, au loin derrière les
grilles). Ensuite, pour peu qu’il soit en compagnie d’une hôtesse délicieuse
d’érudition, férue de sa matière et briseuse
des mythologies abracadabrantesques sus évoquées, le voyageur immobile
éprouvera les délices du ciel bleu limpide tendu au-dessus des vieux dormeurs.
Et là miracle opère ; les pierres reprennent
vie et dans les bruyères se tisse une admiration sans nécessité du pourquoi. A
effleurer les lichens accrochés aux flancs burinés des rochers, à imaginer ces
gens d’il y a plus de 4000 ans aller et venir sans le souci de leur postérité… La
mer était alors bien plus basse….
En
fin de déambulation, louvoyant parmi les plus hautes pierres de l’alignement du
Ménec, coupant court à la soif forcenée d’explications de certains, avec une
pointe d’ironie qui fait plaisir, la conférencière vous parlera alors des
colonnes d’Hercule ou du serpent, puisant sans doute là encore chez Flaubert :
« Ceux qui aiment la
mythologie ont vu là les colonnes d’Hercule; ceux qui aiment l’histoire
naturelle y ont vu une représentation du serpent Python, parce qu’au rapport de
Pausanias, une réunion de pierres semblables placées sur la route de Thèbes à
Elissonte s’appelait la tête du serpent, « et d’autant plus que les
alignements de Carnac offrent des sinuosités comme un serpent». Ceux qui aiment
la cosmographie y ont vu un zodiaque, comme M. de Cambry entre autres, qui a
reconnu, dans ces onze rangées de pierres, les douze signes du zodiaque «car il
faut dire, ajoute-t-il, que les anciens Gaulois n’avaient que onze signes au
zodiaque».
Un monsieur qui
était membre de l’Institut a estimé que c’était le cimetière des Vénètes, qui
habitaient Vannes, à six lieues de là, et lesquels fondèrent Venise comme
chacun sait. »
Il y aurait tant encore à dire. Mais pour ceux qui
désirent en apprendre davantage sur ces plantations antédiluviennes, on ne
saurait que trop conseiller la lecture de « Carnac et environs. Architectures mégalithiques » (guides
archéologiques de la France aux Editions du Patrimoine).
Carnac - Alignement du Manio (photo par Axel) |
Quant à votre serviteur, habité un peu par l’esprit
de Flaubert, un peu par celui de Maupassant, il s’en ira poursuivre, en fin d’après-midi,
sa promenade du côté de l’alignement de Kermario. Puis, tandis que les foules s’évaporent,
rebroussera le temps, jusqu’aux sombreurs de la chambre du cairn de Kercado.
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