Il y a peu, Denis Grozdanovitch, invité de l’émission Répliques, nous entretenait de son dernier livre, Le génie de la bêtise…
De quoi me rappeler, il y a
quelques années de cela, avoir mis dans mon escarcelle, un autre essai de l’invétéré
dilettante, cet art au fond difficile de ne presque rien faire. Je m’y
étais plongé avec délectation, au jardin avec
paresse, savourant les dernières stries d’un soleil déjà bien ras sur
l’horizon, me promenant parmi les phrases sans intention particulière.
Dès l’avant-propos, je me souviens
avoir été transporté par ces minuscules grains de sables venus gripper la machine
trop bien huilée de nos routines ordinaires – cet affairement dénué de recul,
mouvant les corps dans le labeur ou le divertissement ; l’auteur nous
invitait à « ce je-ne-sais-quoi et ce presque rien » si cher à Vladimir
Jankélévitch.
Cet art si délicat du Farniente
ou de l’Otium, se déroulait au travers une suite d’anecdotes pour la plupart à
caractère autobiographique, des saillies enroulées autour de voies de traverses,
assemblages de mots l’air de rien, pourtant à forte charge philosophique ;
des expériences tirées pour partie d’articles déjà parus ici ou là, et remaniés
pour l’occasion – leçon pratique que cette réutilisation de matériaux anciens…
Ancien champion de tennis, Denis Grozdanovitch n’était
pas fait pour la compétition, et « avait
compris de longue date qu’il était crucial de dissimuler (ses) intérêts
littéraires à (ses) camarades de sport ». De lecteurs il deviendra, à ses
heures perdues, écrivain. Pépites nimbées d’affinités écologiques ; avec l’évidence
d’un pessimisme lucide : il est déjà trop tard… Il n’est qu’à lire le Requiem de Clive Hamilton :
« …même si on
prend des scenarii des hypothèses optimistes, la terre est confrontée à un
réchauffement d’au moins 4° c d’ici la fin du siècle. Et si l’on réfléchit un
peu à ce que signifie 4° de réchauffement, on comprend que le climat sera plus
chaud qu’il n’a jamais été depuis 15 million d’années – la dernière fois qu’il
y a eu un changement de température aussi important c’était lors de la dernière
ère glaciaire. A cette époque-là la température était de 5° inférieure à ce
qu’elle est aujourd’hui et New York était à mille mètres sous la glace. Donc il s’agit bien d’une planète radicalement
différente…. »
Même à tout arrêter maintenant, l’inertie du
système joue contre nous. Il est illusoire d’ailleurs d’imaginer pouvoir enrayer
la machine infernale du consumérisme à outrance ; l’hubris du doublement si
mal nommé Sapiens dirige le monde. Alors, comment pourrait-on «éviter cette évidence que : Tout ce qui
pouvait être fait serait fait ! sans la moindre limitation éthique ou
précaution d’aucune sorte » ? Ce qui ramène à cette belle métaphore
introduisant le film La haine de
Mathieu Kassovitz :
« C’est l’histoire d’un homme qui tombe d’un
immeuble de cinquante étages. Le mec, au fur et à mesure de sa chute se répète
sans cesse pour se rassurer : jusqu’ici tout va bien, jusqu’ici tout va bien,
jusqu’ici tout va bien. Mais l’important ce n’est pas la chute, c’est
l’atterrissage ».
Mais assez de noir. L’art difficile de ne presque rien faire n’a pas la tonalité sombre
que je lui prête, pouvant être illustrée par cette citation de Jack Kerouac : «
Comme un homme de science trimant jour et
nuit dans son laboratoire pour inventer une nouvelle forme de chagrin ».
En attendant de lire Le
génie de la bêtise, il est loisible et même conseillé d’en écouter l’auteur ;
et se remémorer quelques passages
choisis de son art du farniente :
« Rangeant
les livres de la bibliothèque du haut de la grange, je m’aperçois qu’un loir,
qui n’y est plus, s’était creusé une niche en rongeant l’intérieur du livre
d’André Lamandé, La vie gaillarde et sage de Montaigne.
Quand on
connaît la grande passion « animalière » de Montaigne, sa constante révérence
envers ce qu’il considère comme la sagesse animale, on ne peut qu’être
émerveillé de l’extraordinaire prescience du petit rongeur qui a choisi ce
livre-ci, et pas un autre, pour en faire son refuge ».
[…]
«
L’après-midi du même jour – ayant installé mon nouveau hamac indien sous l’un
des grands chênes qui entourent la maison – et étant précisément plongé dans la
relecture de L’Apologie de Raymond Sebond, je suis distrait de ma lecture par
les coups insistants, répétés et très sonores d’un pic-vert juste à l’aplomb de
ma tête sur le tronc de l’arbre dont l’une des branches maîtresses soutient
physiquement mon farniente philosophique. J’ai l’impression d’une sorte de
rappel à l’ordre émanant de la vie vivante mais suscité par ma lecture même.
Or, à bien y réfléchir, mon impression ne peut être entièrement absurde dans la
mesure où Montaigne ne cesse de prêcher l’attention à tout ce qui survient de
nouveau, d’inédit, dans notre vie (souvent initié, si l’on sait y prendre
garde, par les animaux) et d’y adapter notre jugement. Sans l’influence de
Montaigne, sans doute n’aurai-je pas considéré le surgissement intempestif du
pic-vert d’un point de vue comique ».
Montaigne, hamac, farniente, pic-vert…
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