Blogue Axel Evigiran

Blogue Axel Evigiran
La dispersion est, dit-on, l'ennemi des choses bien faites. Et quoi ? Dans ce monde de la spécialisation extrême, de l'utilitaire et du mesurable à outrance y aurait-il quelque mal à se perdre dans les labyrinthes de l'esprit dilettante ?


A la vérité, rien n’est plus savoureux que de muser parmi les sables du farniente, sans autre esprit que la propension au butinage, la légèreté sans objet prédéterminé.

Broutilles essentielles. Ratages propices aux heures languides...


28 oct. 2018

Muser à l'abbaye de Fontenay

Abbaye de Fontenay, vu depuis l'entrée (photo par Axel)

Aux prémices de l'automne, par un dimanche matin ensoleillé, muser sur une route sinueuse de Bourgogne ; à frôler les méandres du ruisseau de Fontenay, d'une combe l'autre...

Arriver enfin aux abords de l'abbaye fondée en 1118 par le fils de Tescelin, chevalier du duc de Bourgogne, et de dame Aleth de Montbard, pour croiser une foule immense... Mais à l’inquiétude de s'évaporer aussitôt en apprenant qu'il ne s'agit là, en quelque sorte, « que » de la journée départementale dela randonnée pédestre de Côte-d'Or.
Et, en la meilleure compagnie qui puisse être, de s'apercevoir que passé les premières grappes de randonneurs, communiant dans un grégarisme de bon aloi avant d'aller se perdre par cohortes dans les bois, arrivant sous le porche d'entrée de l'abbaye, à la porterie pour la première visite guidée de la journée, nous sommes seuls.
Il va être dix heures, et le soleil, perché en oblique sur Fontaneatum (littéralement « qui nage sur les sources » nous réchauffe, tandis que nous nous tenons sur ce qui marquait jadis « la frontière entre son univers clos et protégé et le monde extérieur, (là où) le frère portier était chargé d’accueillir ceux qui se présentaient au seuil du monastère : novices, pèlerins, voyageurs, marchands, mais aussi pauvres et infirmes qui demandaient l’aumône. » Ici le regard embrasse un large espace de pelouses harmonieusement enroulées autour d'allées de cailloux blanc. A dextre, au loin en partie masquée par un gros arbre, se devine la forge ; à sinistra pointe la tour circulaire du pigeonnier (ou du colombier), bâtisse adossée au chenil où se tenaient jadis en pension les chiens des ducs de Bourgogne.

Abbaye de Fontenay, vue avant (photo par Axel)

Abbatiale (Photo par Axel)

Embarqués dans les allées de verdures flamboyantes, parvenir au seuil de l'église abbatiale, habités de la crainte de bousculer le silence. Le dépouillement de l'architecture, dont les flancs juste percés de maigres fenêtres tapissent le sol de raies de lumières, concoure à la sérénité des lieux ; une majesté sobre où la façade sans la moindre fioriture pour distraire l’œil, s'ouvre sur une nef avec collatéraux, aboutissant aux arches lumineuse du cœur. C’est là une invite, si ce n’est à la méditation, du moins à entretenir une certaine austérité du regard pour saisir la quintessence de l’art roman.
Construiteentre 1139 et 1147 sur un plan en croix latine, l’abbatiale compte parmi les plus anciennes du monde cistercien. Sur le versant ouest du transept repose la statue de la Vierge de Fontenay, une œuvre caractéristique de la statuaire bourguignonne et qui manqua de disparaître lors de la Révolution. Cette dame à l’enfant veillait jadis sur « la porte des morts » (le cimetière des moines) ; toute une symbolique. De l’autre côté du transept empruntons alors l’escalier menant au dortoir. Mais avant cela il n’est pas interdit de se perdre du côté de l’autel, là où reposent quelques personnalités qui contribuèrent peu ou prou à l’histoire des lieux. Ainsi l’évêque Ebrard de Norwich qui, fuyant les persécutions dans son pays, trouva refuge à Fontenay en 1139. Si la solitude de la contrée répondait parfaitement aux règles cisterciennes, le monastère n’en était pas moins alors lové au cœur d’un marécage insalubre. L’homme était immensément riche. Aussi se résolut-il à investir ses avoirs dans l’amélioration et la construction de plusieurs édifices de Fontenay, dont l’abbatiale dans laquelle il fut enseveli. Mais sa foi ne lui fit pas oublier d’ériger un château hors de l’enceinte du monastère pour établir sa résidence, castel dont les faméliques vestiges aujourd’hui reposent sous la végétation de la forêt environnante. Autre résident notoire de l’abbatiale, le chevalier Mello d’Epoisses, dont le gisant trône en bonne place au côté de celui de son épouse. Et si « les prescriptions de la règle de Cîteaux, interdisant d’ensevelir les étrangers dans l’enceinte du monastère, furent généralement observées dans les autres abbayes, à Fontenay, la tolérance semble avoir été plus larges ». Et nombre de « solliciter la faveur d’une sépulture dans l’enceinte de l’abbaye qu’ils avaient, le plus souvent, enrichie de leurs libéralités ». Le prix du paradis escompté, probablement…

Fond de l'abbatiale (photo par Axel)

Vierge à l'enfant (photo par Axel)

Abbatiale, escalier vers le dortoir (photo par Axel)

Imaginer les moines, allongés sous la voûte immense du dortoir, enténébrée de leurs doutes. Là sur leur paillasse par une nuit d’hiver, tout habillés, prêts comme de bons soldats de Dieu à se rendre aux mâtines puis aux Leudes ; mortification du corps dans l’espérance d’un salut pour l’âme...
Leur chef de file, Bernard de Clairvaux, avait un jour affirmé, en 1128 lors d’un concile ou il fera reconnaître la milice du Temple : « Les affaires de Dieu sont les miennes, dit-il et rien de ce qui le regarde ne m’est étranger ! » Est-ce sans doute ce savoir qui le 31 mars 1146, jour de Pâques, l’incitera à prêcher la calamiteuse seconde croisade. Il faut dire que l’homme avait déjà, dans son ouvrage Liber ad milites templide laude novae militiae, rédigé aux alentours de 1120, justifié l’utilisation de la violence :
« Pour les chevaliers du Christ, au contraire, c'est en toute sécurité qu'ils combattent pour leur Seigneur, sans avoir à craindre de pécher en tuant leurs adversaires, ni de périr, s'ils se font tuer eux-mêmes. Que la mort soit subie, qu'elle soit donnée, c'est toujours une mort pour le Christ : elle n'a rien de criminel, elle est très glorieuse. Dans un cas, c'est pour servir le Christ ; dans l'autre, elle permet de gagner le Christ lui-même : celui-ci permet en effet que, pour le venger, on tue un ennemi, et il se donne lui-même plus volontiers encore au chevalier pour le consoler. Ainsi, disais-je, le chevalier du Christ donne-t-il la mort sans rien redouter ; mais il meurt avec plus de sécurité encore : c'est lui qui bénéficie de sa propre mort, le Christ de la mort qu'il donne. 
Car ce n'est pas sans raison qu'il porte l'épée : il est l'exécuteur de la volonté divine, que ce soit pour châtier les malfaiteurs ou pour glorifier les bons. Quand il met à mort un malfaiteur, il n'est pas un homicide, mais, si j'ose dire, un malicide. Il venge le Christ de ceux qui font le mal ; il défend les chrétiens. S'il est tué lui-même, il ne périt pas : il parvient à son but. La mort qu'il inflige est au profit du Christ ; celle qu'il reçoit, au sien propre. De la mort du païen, le chrétien peut tirer gloire, puisqu'il agit pour la gloire du Christ... »

Gisants (photo par Axel)

Dortoir (photo par Axel)

Du dortoir, se diriger ensuite vers le cloître. Et déambuler sous le préau parmi la dentelle de pierre formé par les colonnades ; ce paysage vierge à cette heure de présence humaine, offert tel que devaient le connaitre les moines alors qu’ils y venaient lire. Formé de quatre galeries, le cloître présente un rectangle de 36 mètres sur 38, ouvert en son centre sur une pelouse percée d’un chemin en croix. Le soleil de fin de matinée s’y prélasse en oblique. Des oiseaux virevoltent, pas loin sur les toits. Des bergeronnettes grises et des rougequeues noirs.
De là, revenir vers l’ombre se perdre un instant du côté de la salle capitulaire, là où les religieux se réunissaient sous la houlette de l’abbé pour y lire et commenter une partie de la Règle de Saint-Benoit. Une ombre tapissée de lumière, venue du jardin situé à l’arrière du complexe, s’étale sur le dallage de ce cœur névralgique de l’abbaye, là où on faisait aussi « part des décès survenus dans les autres monastères par la lecture des lettres connues alors sous le nom de ‘Rouleaux des Morts’ »[1]
Et si l’on poursuit ce pèlerinage selon l’humeur dans le prolongement des arcades en ogive, on arrivera dans une autre salle, dont une partie tenait lieu de scriptorium, et où jadis les moines copistes s’affairaient à leur interminable labeur de recopie et d’enluminure de manuscrits.  On ne saura sans doute jamais si parmi eux se cachait un facétieux personnage, tel ce Frère Odilon de l’abbaye d’Ouche qui, dit-on, s’égayait à assortir son travail d’innovations de son cru. Ainsi « quand il en voulait à quelqu’un, il vous le plaçait bel et bien en Enfer, souffrant de supplices atroces qu’il inventait avec une luxuriante imagination… »[2]. Ou encore de s’amuser à « …donner à Marie-Madeleine les traits d’une tavernière bien connue dans le pays ». De quoi le rendre éminemment sympathique. Mais on devine le prieur de l’abbaye moins enthousiaste, surtout après s’être rendu compte d’avoir « bénéficié (…) d’une place d’honneur à la droite de Satan ».

Transept de l'abbatiale, vue du dortoir (photo par Axel)

Colonnes du préau (photo par Axel)

Cloître (photo par Axel)

Colonnades du cloître (photo par Axel)

Salle capitulaire (photo par Axel)

Sobre et paisible, le jardin à la française donnant sur l’arrière de l’abbaye, fut réaménagé en 1997 en jardin paysager. Jadis les moines y avaient leur potager où ils faisaient aussi bien pousser leurs légumes que tout un assortiment de plantes médicinales. Aujourd’hui, il est si bon de s’y promener sans la moindre intention, puis de s’arrêter sur un banc pour y laisser filer le temps entre ses doigts. Sur les pelouses viennent par intermittence danser les passereaux. Tout autour, une myriade d’arbres en majesté aux feuillages encore vigoureux se penchent aux dessus de nos têtes ; une palette de tons agréable à l’œil propre à susciter la rêverie.
Alors, reprenant nos déambulations, aller buter au fond du parc sur une jolie fontaine en surélévation. Gardée par un ange en arme, elle semble vouloir parachever l’œuvre de Fontenay.  Se déverse sur chacun de ses flancs un petit escalier de pierre. En contrebas un banc menu. L’endroit  parait familier – une impression de déjà-vu. Cela s’explique si l’on sait qu’à cet endroit précis  fut tournée, en 1989 une scène fameuse du film Cyrano de Bergerac – et même si l’on n’a pas vu cette séquence cinématographique, force est de reconnaître que la composition architecturale de ce bassin imprime nos sens à la manière d’un archétype…  


Arbre en majesté (photo par Axel)

Salle capitulaire (photo par Axel)

Vue arrière de l'abbaye (photo par Axel)
Poterie du bassin devant la forge (photo par Axel)

Sur le flanc du parc (photo par Axel)



Bassin devant la forge (photo par Axel)

Cincle plongeur (photo par Axel)

Plus loin se trouve encore la forge, dont nous tairons la façon dont fut restauré le grand marteau actionné hydrauliquement.
Mais juste rappeler que dans le grand bassin qui la dessert, il arrive parfois que le Cincle plongeur vienne y faire ses ablutions, pour le plus bonheur de l’ami des oiseaux.




Vue avant, sur le flanc ouest de l'abbayes de Fontenay (photo par Axel)

Il y aurait encore tant à dire, ou à décrire.
De ces salles dont nous n’avons pas parlées et qui tapissent Fontenay de leurs souvenirs. Ainsi le chauffoir ou encore l’enfermerie.
Il nous faudra revenir.


Fontaine "Cyrano" (photo par Axel)


11 oct. 2018

Les charmes de l'art indien

Billet initial du 9 octobre 2013
(Billet initial supprimé de la plateforme overblog, infestée désormais de publicité)
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Malgré mon peu d’appétence pour le cubisme - ou précisément à cause de cette réserve instinctive envers les créations des ‘géomètres’ du début du siècle dernier - il m’a pris l’idée de pousser la porte du LAM où se tient actuellement une exposition temporaire « Picasso, Léger, Masson ». 

Si cette visite n’oblitéra pas ma répugnance ordinaire envers ce mouvement artistique, ne sauvant du naufrage des œuvres présentées qu’une poignée de compositions, elle m’aura à tout le moins offert la possibilité de découvrir une autre mise en scène provisoire, à mes yeux beaucoup plus intéressante, intitulée « Corps subtil », encore dénommée : « Un panorama de l’art brut et collection indienne de Philippe Mons ».

De l’exposition « Picasso, Léger, Masson » je n’ai aucune image, les photographies y étant interdites - ce qui est idiot (passant, je ne vois d’ailleurs pas ce qu’il y avait à immortaliser sur les cimaises).  Par contre, de ces « Corps subtils » il me fut loisible de capturer quelques spécimens.


Aussi, plutôt que jaser autour d’œuvres dont je n’ai rien à dire de fondamentalement passionnant, ou de broder autour des documents remis lors de l’exposition, ai-je pensé que mieux valait laisser à l’appréciation de chacun les charmes de l’art indien.






Une anecdote enfin, traduisant l’éternel ridicule de la cohorte de ceux qui cherchent à briller par procuration au travers de la notoriété (réelle ou supposée) d’autrui ; suivisme allant parfois jusqu’à la dévotion.


Alors que nous déambulions parmi les œuvres indiennes, un groupe compact déboula soudain. La troupe bruissait de mille chuchotements, prise de mouvements pareils à celui d’une colonie d’étourneaux en vol, signe manifeste d’une petite foule en émoi. 

Nous crûmes tout d’abord à une banale visite guidée. Mais fûmes aussitôt détrompés. « C’est Philippe Mons », entendîmes-nous murmurer. « Oui, oui c’est lui… », « Oh c’est bien lui ! ». Diantre ! Et à chaque exclamation le groupe des suiveurs croissait et croassait jusqu’à la limite de l’apoplexie.


Le maître, un petit bonhomme au crâne glabre arborant sur le torse un gros médaillon (son troisième œil sans doute), était un septuagénaire bien mûr (on ne dit plus ‘vieux’). Faussement indifférent à cette agitation causée par sa simple présence, sonotone arrimé à l’oreille il trimballait ainsi la troupe extasiée de ses admirateurs d’œuvre en œuvre, lâchant un mot ultime ici, une remarque essentielle là. Parole aussitôt bue par les dévots. Parmi les mieux lotis de cette cour, une indienne à la plastique avantageuse en minijupe. Et autour de ce centre (axis mundi), le cercle étroit des « intimes », tâchant de faire au mieux écran à la plèbe.



Demeurés à une distance de sécurité honnête, nous laissâmes ainsi passer le cortège du co-fondateur, en 1969, du SMAK (Signalétique Marginal d’Art Circonstanciel et kaléidoscopique) et accessoirement maître yogi, et attendîmes que s’estompent ces ronds dans l’onde du néant avant de poursuivre notre odyssée. 


C’est de la sorte que nous reprîmes nos pérégrinations oisives, conservant au coin d’œil une pensée émue pour le principe bouddhiste de l’impermanence.