Blogue Axel Evigiran

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La dispersion est, dit-on, l'ennemi des choses bien faites. Et quoi ? Dans ce monde de la spécialisation extrême, de l'utilitaire et du mesurable à outrance y aurait-il quelque mal à se perdre dans les labyrinthes de l'esprit dilettante ?


A la vérité, rien n’est plus savoureux que de muser parmi les sables du farniente, sans autre esprit que la propension au butinage, la légèreté sans objet prédéterminé.

Broutilles essentielles. Ratages propices aux heures languides...


17 juin 2016

Jean Salem - Cinq variations sur la plaisir, la sagesse et la mort

Cinq variations sur la plaisir, la sagesse et la mort

                         Ed Michalon 2007 – Ed originale, encre marine 1999).

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Un livre de chevet assurément.

On se prend à se couler toujours avec volupté dans les méandre de cette magnifique balade érudite, dont les linéaments s'adossent sur les sentences que voici :


« Tant la religion put conseiller de crimes ! » Lucrèce.

« La vie entière du philosophe est une préparation à la mort » Cicéron.

« Mangeons et buvons, car demain nous mourrons ! » Saint Paul.

« Qui sait si vivre n'est pas mourir, et si mourir n'est pas vivre ? » Euripide.

« Il y a une seule chose dont Dieu même est privé, c'est de faire que ce qui a été fait ne l'ait pas été. » Aristote.

Source de méditation ; mine de citations où il fait plaisir à puiser. A conserver absolument à portée de main pour s'y replonger de temps à autre ; y picorer une formule ici, une anecdote là...

Sur la méthode adoptée par Jean Salem : étudier le présent, le passé, puis enfin le destin de ces formules singulières ; « des formules, fussent-elles lapidaires, qui touchent aux crimes de la religion, au lien que la réflexion philosophique doit ou non entretenir avec la mort, à la relative indistinction de la vie et de la mort, ou bien encore à l'irréfragable irréversibilité de ce qui est déjà accompli ».

Des sentences qui mènent bien plus loin que nous penserions, et dont les occurrences, inattendues parfois, se trouvent débusquées au détour de pérégrinations que j'assimilerai volontiers à la quête jubilatoire d'un archéologue de la philosophie ou des lettres ; une plongée dans le dédale des antiques cités du savoir... 
Avec une truelle et un pinceau, soulever et rassembler un à un les fragments de quelques pierres gravées, pour nous restituer les vieilles formules dans leur contexte ; à notre plus grand bonheur.

Le sacrifice d’Iphigénie


« Tant la religion put conseiller de crimes ! »
Lucrèce

Controverse sur la traduction idoine du terme 'Religio'. On mesure l'enjeu idéologique et la parti pris des traducteurs successifs ; de ceux forcés d'employer des périphrases telles 'piété cruelle', ou des synonymes 'fanatisme', 'imposture', voire 'superstition', afin de marquer la différence entre les mauvais cultes d'avec la vrai religion : le catholicisme.

Polybe, « Histoires », IIe siècle av JC a précédé Voltaire et son « Si dieu n'existait pas il faudrait l'inventer ». Voici : « Et je pense que Rome doit sa cohésion à (…) la superstition […] Beaucoup s'étonneront sans doute de cette constatation. Mais à mon avis, les Romains ont pensés à la masse du peuple en faisant cela. Il est vrai que, si l'on pouvait former une cité de sages, une telle solution ne s'imposerait sans doute en rien ; mais puisque la masse est toujours instable, pleine de désirs coupables, d'impulsions irrationnelles, de passions violentes, le seul moyen de contenir les masses réside dans la peur du mystère et dans cette sorte de recours au drame ».

Xénophane : « Si les bœufs, les chevaux et les lions avaient des mains et savaient dessiner, les chevaux forgeraient des dieux chevalins, et les bœufs donneraient aux dieux forme bovine : chacun dessinerait pour son dieu l'apparence imitant la démarche et le corps de chacun ». Une évidence qui apparaît impie... salutaire mise en question, bien avant Feuerbach. Tout n'est que redécouverte...

Qu'aurait dit Lucrèce, demande Bacon, « s'il avait connu le massacre de la saint Barthélemy et la conspiration des poudres ? Il serait devenu sept fois plus épicurien et athée que devant ! »

Luca Giordano, La mort de Sénèque, vers 1684 


« La vie entière du philosophe est une préparation à la mort »
Cicéron

C'est le Phédon que cite ici Cicéron, ou plus exactement encore: le discours que Platon fait tenir à son maître Socrate dans ce dialogue sur la mort.

Les quatre arguments de Socrate en faveur de l'immortalité de l'âme :

Argument des contraires.
Argument de la réminiscence.
Argument tiré de ce que l'âme est incomposée ou simple
Argument de l'âme « pilote en son navire ».

Socrate démontre de trois façon, écrit Damascius (né en 458 apr. JC), la mineure de ce syllogisme catégorique, c'est-à-dire la proposition selon laquelle le philosophe se détache de son corps. Il affirme en effet ceci : 1/ le philosophe méprise le plaisir physique ; 2/ la perception sensible est un obstacle à la connaissance véritable ; 3/ les Idées, les Formes ne peuvent être appréhendées que par la pensée2.

Rijckere, Bernaert - Le Festin des Dieux - 16th century

« Mangeons et buvons car demain nous mourrons »
Paul de Tarse

La phrase remise en son contexte : « Si les morts ne ressuscitent pas, alors mangeons et buvons car demain nous mourrons ». Qu'un mécréant puisse être de bonne moralité […], qu'il puisse être un 'honnête homme', c'est là ce que semble exclure ce passage de Saint Paul, avec son raisonnement si carré et son eschatologie mercantile, si propre, semble-t-il à présenter la vertu comme l'objet d'un simple trafic.
Chez les Grecs, nombres d'épigrammes funéraires présentent quelques consonances avec la devise imputée aux impies. Chez les romains : Horace, Pétronne. Puis dernière source antique avec Athénée (IIIe siècle après J.C), écrivain d'une érudition consommée et presque le plus savant des grecs ; un ouvrage délicieux où l'on trouve des citations de … 1500 ouvrages perdus dans le gros œuvre d'athénée, ainsi que 700 noms d'auteurs fort divers.

Parmi les interprétations irréligieuses (hédonistes) : Ronsard dans les Odes ainsi que dans une série de variations originales sur le motif du carpe diem. Plus tard Touvant :

          « Puisque d'un pas irrévocable,
          […]
             Les lois de la mort sont fatales
        Aussi bien aux maisons royales
        Qu'aux taudis couverts de roseaux.
        Tous nos jours sont sujet aux Parques ;
        Ceux des bergers et des monarques
        Sont coupés des même ciseaux »

(Écho de l'ode Horacienne à Sestius : La pâle mort heurte d'un pas égal les échoppes des pauvres et les tours des rois...)


« Qui sait si vivre n'est pas mourir, et si mourir n'est pas vivre ? »
Euripide

Étant entendu qu'aucune occurrence de ces vers ne paraît pouvoir être retrouvée dans les antérieures à celle d'Euripide, l'idée qui est ici sous-jacente est traditionnellement baptisée « orphique » ou « orphico-Pythagoricienne. Autre source envisageable : Héraclite.

Postérité spiritualiste de la sentence : entre autres Platon, Clément d'Alexandrie ou encore Origène.

Quant à la postérité sceptique et libertaire il faut aller voir du coté des Pyrrhoniens, de Sextus Empiricus et de Montaigne.


« Il y a une seule chose dont Dieu même est privé, c'est de faire que ce qui a été fait ne l'ait pas été. »
Aristote

N'étant point porté par goût et par compétence au décorticage logique en philosophie, et ne gouttant pas davantage la scolastique, je n'ai rien retenu en note, sauf le passage sur Sénèque, puis celui où Alfred de Musset se trouve vivement ému à la vue de son ancienne amie George Sand. S'écriant la nuit même : « Ce fugitif instant fut toute notre vie : Ne le regrettez pas ! »

Ainsi je laisse le lecteur se faire sa propre promenade au fil de ces monuments éphémères, mais éternels ; là où les mots s'incarnent...

« La mort n’est rien pour nous ». Conférence de Jean Salem from Les Films de l'An 2 on Vimeo.

15 juin 2016

Minutal selon Apicius

Un billet culinaire manquait grandement sur cet espace. Aussi me voici à reprendre une recette antique publiée initialement le premier mai 2012. 
Au delà de l'envie à nourrir "Le ventre des philosophes", le motif de cette reprise est à chercher du côté d'une nouvelle tentative, dimanche dernier, du côté d'Apicius. Et c'était plutôt réussi. 


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Je n'entrerai pas ici dans des considérations philosophico-gastronomiques, mais il me faut admettre que cela fait un bon moment que je trouve dommage de ne pas avoir une rubrique culinaire sur ce blog.
J'ai pensé que ce jour de la fête du 'vrai travail', pour reprendre la terminologie d'un potentat en fin de règne, était propice à réparer cette lacune.

J'ai choisi d'ouvrir cette rubrique sur une recette romaine - un ragoût -  que l'on doit à un certain Apicius (Marcus Gavius Apicius pour les intimes).
Comme tout bon ragoût, et c'est essentiel, plus il mijote, meilleur il est ! Il faut donc prévoir (je parle d'expérience) 3 heures entre le moment où l'on sort ses ingrédients et le moment où l'on peut se mettre à table (1 heure de préparation à laquelle s'ajoute 2 heures de mijotage, ou un peu plus... C'est l'avantage du plat : si l'apéro (Muslum ou Tirruculae (1) évidemment...) s'éternise, pas de panique, ça mijote...

Un mot tout d'abord sur Apicius. 
Né vers 25 avant l'ère du doloriste Apicius fut le cuisinier en chef de l'empereur Tibère. Mal vu des austères stoïciens, on doit à cet amateur de bonne chère et d'éphèbes un célèbre recueil de cuisine, De re coquina que s'empresseront de recopier, entre autres choses, les moines médiévaux (il est ici néanmoins permis de douter de la frugalité du régime alimentaire de certains stoïciens, par exemple au hasard... Sénèque). 
Apicius fut un extravagant. En témoignent certaines de ses lubies. Ainsi ces talons de chameaux, accommodés sans doute avec une sauce idoine, ou encore cet assortiment de langues de flamants roses ou de rossignols, probablement servis en salade... Capable de toutes les dépenses pour assouvir sa passion culinaire, notre homme n'hésitera pas, par exemple, à affréter un navire afin de se procurer les crevettes les plus goûteuses du bassin méditerranéen, lui avait-on dit... en Lybie ! A tel régime on imagine assez bien que sa fortune, aussi grande fut-elle, fondit aussi surement que sa panse enfla, au point que le légende raconte qu'il préféra se la crever plutôt que de renoncer à son train de vie.
Ainsi passent les voluptueux.

« De nos jours vivait Apicius. Dans cette même ville d'où l'on a chassé les imbéciles heureux comme corrupteurs de la jeunesse, il a professé l'art de la bonne chère et il a infecté le siècle de sa science. Sa mort vaut la peine qu'on la raconte. Après avoir dépensé pour sa cuisine 100 millions de sesterces [soit 3 à 4 millions d’euros], après avoir absorbé pour chacune de ses orgies tous les revenus du Capitole, se trouvant accablé de dettes, il eut l'idée de faire, pour la première fois, le compte de sa fortune. Il compta qu'il lui restait 10 millions de sesterces [300 à 400 milliers d’euros] et, comme s'il eut dû vivre dans les tourments de la faim avec ses 10 millions de sesterces, il s'empoisonna. Quels devaient être sa corruption et son faste, alors que 10 millions de sesterces lui représentaient l'indigence ? »

Et voici la recette... 

Ingrédients
1.5 kg de viande de bœuf
2 saucisses fumées (type saucisses de morteau)
4 poireaux
5 pommes
Cumin, coriandre, poivre
2 branches de menthe
2 verres de vin blanc
200 g de miel
10 figues
Huile

Mode opératoire

Faire revenir la viande de bœuf coupée en petits carrés dans un peu d'huile (d'olive). Lorsque la viande a roussi, ajouter les saucisses fumées (elle aussi coupée en petits carrés).

Lors de la cuisson de la viande (bœuf / saucisse) ajouter deux à trois pincées de poivre, autant de cumin et un peu moins de coriandre.
Couper les poireaux en quatre dans le sens de la longueur puis en rondelles.



Ajouter les poireaux aux viandes et laisser réduire l'ensemble. Couper les pommes en quartiers puis en carrés.

Mélanger les pommes aux poireaux et aux viandes et laisser réduire à nouveau.

Ajouter les branches de menthe (personnellement je m'en passe) puis les 2 verres de vin blanc (1 verre de vin est la quantité de la recette que j'ai sous la main - mais je préfère 2). Laisser mijoter 10 mn

Pour caraméliser l'ensemble ajouter 3 à 6 cuillères de miel... (c'est selon moi le point délicat, trop peu de miel et la recette devient fadasse, trop de miel et on ne sent plus que le goût sucré). J'en ajoute donc au minimum trois, puis je laisse mijoter 1 heure et j'ajuste ensuite pour compléter selon mon goût... Et relaisse mijoter entre 1 heure et 1h30 supplémentaire.



Si je devais conseiller un livre de cuisine romaine, cela serait celui-ci (que je possède évidemment) :
La cuisine romaine antique de Brigitte Leprêtre (attention : la recette du Minutal n'y figure pas).
A voir également l'excellent blog 'Civilisations antiques, grecques et romaines'. S'y trouve une belle rubrique cuisine 

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(1) Le Muslum : Ingrédients :1 litre de vin blanc ou rouge, 5 cuillères à soupe de miel, Poivre en grains, Grains de fenouil, 3 feuilles de laurier.
Préparation: Faire chauffer le vin - Ajouter les épices et le miel - Porter à ébullition - Ecumer - Laisser refroidir - Filtrer - Mettre au frais pendant 10h - Servir frais.

Le Turriculae ou vin salé : Pour 3 litres de vin blanc à 13°, une poignée de baies de genièvre, 10 grains de poivre noir, 1/2 litre d'eau de mer filtrée, une poignée de fleurs d'Iris, 1/2 fenouil.
Verser le vin et tous les ingrédients dans une grande marmite - Porter à ébullition jusqu'à la formation d'une mousse en surface (environ 1 heure à feu moyen) - Ecumer - Laisser refroidir - mettre au frais pendant une nuit - Servir frais.

10 juin 2016

Sauf dans les chansons


Cela fait un peu plus d'une année que je conserve ce recueil de
Jérôme Leroy toujours à portée de bras.


« Quitter Nice », Brest, Roubaix, Paris ou Porto…
Errance entre les lignes. Au détour du pavé y découvrir son propre reflet… A boire le temps qui passe.
J’en goûte quelques pages, puis laisse le livre décanter. Un poème, dix poèmes et quelques semaines avant de le retrouver sous une pile, entre Paul Veynes et Marc-Aurèle.


C’est une poésie très personnelle ; hermétique parfois, mais touchant droit au but – légèreté de la profondeur.
Et lorsque le singulier se fait universel cela peut conduire à l’essentiel :

« Il regarde son billet et il pleure » (P 142)

Gare Lille-Flandre

Délice qu’il y a à se perdre en ces « Tombeaux » sous des cieux en grisaille. Eternellement nostalgiques. Celui pour C Jérôme me touche peut-être plus que les autres…
Mais il y a aussi le bleu limpide de l’ailleurs. Ces journées de juillet et les rues de Lille…


Car précisément nos appétences musicales diffèrent radicalement. Mais le hasard a voulu que nous soyons de la même année. Ce qui explique peut-être que je sois pareillement affecté du « Syndrome de l’archipel : maladie qui consiste à vouloir habiter, pas seulement voir, mais habiter toute la beauté du monde. L’âge semble en être l’origine. Sentir qu’on n’aura pas le temps ». (P 158)


Une acuité des détails. Et c’est délice à se perdre dans le « Matin profond ».
Comprendre le motif qu’il y a à se vouer corps et âme au grand art de l’inutile – manière de survivre :

« Je connais une jeune femme
En mai deux mille quatorze
Qui traduit Proust en grec ancien
Dans une salle de cours
C’est aussi émouvant
Au bout du compte je trouve
Dans son genre de beauté
Qu’un passage à niveau
Sur une départementale » (P 145)



Et me voici aujourd’hui à refermer ce compagnon de la table ronde. Au jardin, sous la voûte cotonneuse. Car ici le bleu se fait rarement céruléen.
Une Hypolaïs Ictérine joue à cache-cache dans le tapis de feuilles. Gazouillis interminable…
La solitude parfois, douce-amère. Et rêver éveillé :

« Partir
Avec Homère et de l’eau fraîche
Lire se baigner lire se baigner oublier dormir à l’ombre d’un tamaris lire se baigner une dernière fois » (P 162)


6 juin 2016

Horace Walpole à propos de Madame du Deffand


Meublant mes instants de solitude au tripalium, il m’arrive parfois de lire un passage d’un gros livre savoureux, récupéré sur l’intournable site de la BNF. Il s’agit de la correspondance complète de la
marquise de Deffand. L’ouvrage est précédé d’une « histoire de sa vie, de son salon, de ses amis » commise par un certain M de Lescure, disciple de Sainte-Beuve.

Ne pouvant, et au fond ne voulant, consacrer à ces entractes plus de temps qu’il ne faut, j’en suis aujourd’hui toujours à savourer au compte-goutte le texte de M de Lescure ; de belles pages de la littérature française, écrites dans un style un peu désuet, mais si élégant, qui me plait tant. Quelques lettres de la Marquise s’y esquissent ; un peu de son tempérament aussi.  

Horace Walpole, l’inventeur de la sérendipité,  rencontra Madame de Deffand pour la première fois à Paris en 1765. Elle était alors âgée de 68 ans et déjà aveugle. S’en suivra une profonde amitié, traduite par une correspondance épistolaire qui ne verra son point final qu’à la mort de la marquise, en 1780. De l’auteur du château d’Otrante, qui devrait ouvrir la mode du roman gothique, M de Lescure écrira : « Il était trop sceptique pour parler souvent, trop spirituel pour parler beaucoup, trop délicat pour parler longtemps ».

Quant à Horace Walpole, devenu un peu plus intime avec Madame de Deffand, dans une lettre adressée à lady Hervey en 1766  il en brossera un joli portrait[1] :


Jean françois de troy - La lecture de molière




[1] La grande ennemie de Madame du Deffand dont il est question dans cette lettre est Madame Geoffrin, salonnière rivale de la marquise et qui s’attachera Julie de Lespinasse, l’aidant à ouvrir son propre salon.