Blogue Axel Evigiran

Blogue Axel Evigiran
La dispersion est, dit-on, l'ennemi des choses bien faites. Et quoi ? Dans ce monde de la spécialisation extrême, de l'utilitaire et du mesurable à outrance y aurait-il quelque mal à se perdre dans les labyrinthes de l'esprit dilettante ?


A la vérité, rien n’est plus savoureux que de muser parmi les sables du farniente, sans autre esprit que la propension au butinage, la légèreté sans objet prédéterminé.

Broutilles essentielles. Ratages propices aux heures languides...


23 févr. 2016

Bentham, le pensionnaire momifié de university college

Momie de Jérémie Bentham (photo par Axel)

Quoi de mieux, par un matin ensoleillé de février, qu’un détour par University Collège, en la meilleure compagnie qui puisse être, pour saluer la dépouille de l’un des pères de la philosophie utilitariste, créateur du panoptique qui fera tant fantasmer Foucault. 

Momie de Jérémie Bentham (photo par Axel)
Mort en juin 1832 Bentham a légué son corps à la science. Un corps qui, selon son souhait, sera disséqué dans le cadre d’une conférence publique avant d’être bourré de paille et exposée dans une armoire dénommée « Auto-icon », dispositif pouvant être assimilé à la volonté du philosophe « de vouloir rectifier sa propre image posthume : embaumé il peut affronter les grands hommes du passé. S’il ressuscite sous la forme de l’auto-icon, cela signifie qu’il mérite les louanges d’une humanité reconnaissante toujours prompte à saluer les génies » (1) - que ne ferait-on pas pour conjurer la mort ! 




Quant à sa tête, momifiée de désastreuse façon, elle prendra un tour si résolument macabre qu’elle sera remplacée bientôt par un substitut de cire. La tête véritable sera alors placée entre les pieds du philosophe. Mais c’était oblitérer l’esprit facétieux de certains étudiants qui trouvèrent ludique de placer la face figée du conséquentialiste dans le lit de leurs condisciples endormis. 

Aujourd’hui la vitrine aux allures d’ « auto-fiction » poussiéreuse, se trouve reléguée dans le fond d’un hall de l’aile sud de l’université. Et qui ne sait l’épouvantail placé là, passe son chemin sans même un regard pour l’étrange boite… Mais si d’aventure on s’approche, pour en ouvrir les ventaux, une petite lampe s’allume au-dessus de l’illustre chapeau…

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(1) Le corps violenté - du geste à la parole par Michel Porret

19 févr. 2016

Sven Ortoli : Joseph Whright of Derby, An Experiment on a Bird in the Air Pump


Il s’agit ici de la transcription de l’une des passionnantes causeries proposées par Sven Ortoli pour meubler les heures dilettantes des passagers embarqués dans la croisière de l’Aventures de la raison (2010).
Quoi de plus docte et de plus délicieux, en effet, que ces rencontres presque informelles avec les œuvres de maîtres qui surent si bien mêler philosophie et science. Sven Ortoli fut journaliste scientifique à Science & vie avant de créer Science & vie junior. Aujourd’hui il est conseiller de la revue Philosophie magazine et rédacteur en chef de certains hors-série. Il est également l’auteur de plusieurs ouvrages ayant trait à la science. Le dernier en date, publié avec Jean-Pierre Pharabod s’intitule Métaphysique quantique, sous-titré Les nouveaux mystères de l'espace et du temps (La découverte 2011).
Un mot aussi pour souligner sa gentillesse et sa disponibilité attentive de tous les instants lors de cette Aventure de la raison.

Je précise exhumer cette présentation d'un billet initial de 2012 (overblog). La toile du peintre anglais, Joseph Whright of Derby (1734-1797), est exposée à la Tate Gallery de Londres - et j'ai eu plaisir de la voir pour la première fois in situ.

Joseph Whright of Derby, An Experiment on a Bird in the Air Pump

Ce tableau
 est l’un des chefs-d’œuvre dû à Joseph Whright of Derby, peint dans les années 1760 (1768). Ce sont les années ou Kant obtient sa chaire de métaphysique. C’est surtout l’époque de la révolution industrielle en Angleterre.

Nous voyons une expérience avec un oiseau dans une sorte de bocal relié à une pompe dans laquelle on va faire le vide. C’est une expérience destinée à analyser le comportement de l’oiseau lorsque l’air se raréfie. C’est une scène que Flaubert va commenter un siècle plus tard en disant que c’est charmant de naïveté et de profondeur. De profondeur j’en suis sûr, de naïveté pas tant que ça. Parce que si on analyse le tableau dans le détail on voit un certain nombre de personnages, et chacun est dans son monde : les amoureux sur la gauche, se parlent et se fichent complètement de se qui se passe. Il y a un homme, complément impassible en train de mesurer le temps de l’expérience. Au centre, deux jeunes filles à qui leur père explique que ce qui est peut-être leur animal de compagnie, ou du moins, ils sont en train de voir la mort d’un oiseau. Il y en a une qui se cache les yeux et l’autre qui regarde ça avec inquiétude mêlée de curiosité. Et puis, à droite, une figure de savant qui ressemble à un tableau plus ancien de deux ans de Joseph Whright of Derby, dans lequel il montrait un homme occupé à faire une démonstration autour d’un planétarium. Dans ce tableau  l’homme ressemble à s’y méprendre à Isaac Newton (1) . Il a une figure paternelle, sympathique ; c’est la figure du savant telle qu’on la relève à ce moment là. En fait, Isaac Newton (1642 – 1727) c’est un siècle plus tôt. Et depuis qu’il a exposé sa théorie de la gravitation il y a une sorte de ‘newton mania’ qui s’est emparée de l’Europe des Lumières et tout le monde se réfère à lui. 

Joseph Whright of Derby, Planetarium


C’est-à-dire qu’on utilise la théorie de la gravitation aussi bien pour expliquer les comportements amoureux que la politique. Donc cette figure à droite est une figure de savant qui regarde probablement dans le globe en verre – il y a une bougie derrière -, peut-être y a-t-il un composé chimique qui donne une lumière plus éclatante ; il y a aussi une tête de mort. Autrement dit il s’agit d’un memento mori. Donc (en bas) à droite vous avez quelqu’un en train de contempler la destinée humaine.

Le jeune homme en haut à droite tient une espèce de baguette qui retient la cage de l’oiseau ; cette cage est vide. On ne sait pas très bien, dans son geste, s’il va descendre la cage pour récupérer l’oiseau vivant, ou au contraire la remonter parce que l’oiseau va mourir. Ce petit garçon est directement emprunté à un dessin de Hogarth, un peintre du début du siècle, qui va, entre autre, réaliser des dessins extrêmement durs. Notamment une série de dessins qui s’appellent le Théâtre de la cruauté ou l’on voit un jeune dont est inspiré celui-ci, et qui, dans le dessin de Hogarth pointe du doigt un condamné à mort, un pendu qui est en train d’être disséqué (2). Là encore le peintre nous donne une clé pour interpréter son tableau.


Un mot de l’expérience de la pompe à air : elle a un siècle à peu près à l’époque ; c’est un peu comme nous lorsque nous regardons la théorie de la relativité (1905). La découverte est alors devenue relativement courante. Ici, c’est le témoignage exact du type d’appareil que l’on utilise dans l’Angleterre des Lumières pour montrer, de manière itinérante, les merveilles de la science.

Le personnage central est un vulgarisateur. C’est quelqu’un qui se balade, puisque payé pour ça, dans des théâtres ou des maisons riches – c’est le cas ici – pour démontrer les effets de l’air dans les processus de respiration. Il y a alors à peu près 200 à 250 personnes en Angleterre qui arrivent à en vivre plutôt correctement, selon les critères de l’époque.

Pourquoi le peintre s’est-il intéressé à ce sujet ? Il vit dans les Midlands, dans une région industrielle dans laquelle se trouve un club qui s’appelle le Club de la lune, la Lunar society qui comprend des gens dont vous connaissez probablement les noms : Erasmus Darwin, pas le Darwin du Beegle mais son ancêtre le botaniste, mais aussi Wedgwood, James Watt, etc. En gros ce sont tous les gens qui font la révolution industrielle dans cette partie de l’Angleterre. Donc on a ce mélange d’intérêt pour les machines, pour les effets des sciences et pour tout ce que cela peut apporter. Le Club de la Lune se réunit une fois par mois, quelques jours avant la pleine lune, pour que ses membres puissent rentrer sous la pleine lune sans se casser la figure en sortant de leurs réunions. Réunions ou on évoque la philosophie naturelle d’une part, la philosophie tout court aussi, puisqu’ils sont tous très inspirés par Rousseau. Ils se réunissent, ils discutent des avancées de la science et (pour revenir au tableau) l’un des signes de cette appartenance à Lunar society, se voit dans les deux lumières qui figurent dans le tableau : l’une qui est celle de la lune, et l’autre qui est celle du memento mori. A travers ces symboles le peintre rend hommage aux gens qui sont ses patrons.


L’intérêt du tableau est qu’il est une lucarne sur un monde qui, fondamentalement, n’est pas très éloigné du nôtre si on en juge aux questions que l’on s’est posées durant cette croisière des Aventures de la raison ; on est vraiment au cœur des préoccupations qui sont les nôtres aujourd’hui. Et ces préoccupations étaient déjà présentes dans ce que le peintre à mis en scène dans ce tableau. 

Quelle est la figure du savant dans cette histoire ? En fait, on fait un saut gigantesque qui nous conduit en gros du magicien, du Faust de Marlowe (1564 – 1593) plus d’un siècle auparavant jusqu’au Faust de Goethe (1749 – 1832). On est en 1768. Ce qui va se passer dans 30 ou 40 ans, c’est plusieurs choses dont la tentative de révolution des luddites. Si nous n’avez pas entendu ce mot, pour l’illustrer, on pourrait parler des nanotechnologies. Nous n’avons pas utilisé le mot de néo-luddites aujourd’hui (mais nous aurions pu), c’est-à-dire des gens qui par analogie avec les luddites s’élèvent contre un usage abusif, disent-ils, des technologies, en particulier qui se sont opposés à ceux que Etienne (Klein) a évoqués dans l’une de ses conférences : les transhumanistes ou les posthumanistes, des gens qui veulent modifier le corps humain à l’aide de toutes les technologies possibles. Les luddites à l’époque s’opposent à l’industrialisation, dans un mouvement vers 1810 et qui va durer a peu près une dizaine d’années. Ce tableau est entre-deux. On voit une figure (personnage central en rouge) qui n’est pas du tout la figure apaisée d’un Newton. Joseph Wright avait fait d’autres ébauches avant de parvenir à ce tableau, on a trouvé ces ébauches au dos de l’un de ses tableaux, dans lequel la figure etait une figure à la Newton, une figure de quelqu’un qui sait les choses et qui est face à son public en position d’explication, en position de dévoiler les secrets du monde. Celui-là pas du tout. Il est hanté en quelque sorte. Il regarde le public, ceux qui vont regarder le tableau. Il a la main posée sur la pompe et on ne sait pas s’il va en arrêter le mouvement, mais en tout cas il évoque la question : qu’est-ce qu’on fait de la connaissance ? Parce qu’il y a deux messages. Celui de Francis Bacon, 150 ans plus tôt, qui dit : « knowledge is power ». Et l’autre message, adapté bien évidemment est que « science sans conscience n’est que ruine de l’âme ». C’est aussi ce que Wright dit, sauf que lui le dit dans le cadre d’une science moderne post galiléenne. 

Il me semble dans ce tableau qu’on retrouve des interrogations qui sont déjà au cœur des réflexions des hommes qui sont en train de faire la révolution industrielle. Joseph Wright assiste à certaines réunions du Club de la Lune et il est en permanence au contact des grands industriels de l’époque. L’autre aspect de ce tableau c’est qu’il nous parle de la curiosité. Non seulement parce qu’il y a un homme qui nous fait une démonstration, une expérience scientifique, mais si Joseph Wright of Derby choisit de faire un tableau, sur ce sujet, c’est qu’il a pensé qu’il serait acheté et qu’il allait plaire. Et, de fait, ce tableau a été un grand succès. Parce qu’il nous montre un monde qui est en train de se faire, il nous montre un moment clé de la révolution industrielle et il nous montre aussi que les hommes de l’époque s’interrogent sur la nature de cette curiosité ; c’est-à-dire sur des aspects aussi bien anthropologiques que physique.

Lunar society meeting

Lorsque Etienne Klein parlait du manque de curiosité pour les sciences, ce que je vois à travers un tableau comme celui-ci, c’est un exemple de comment attiser la curiosité des gens à l’époque. Mais ce n’est pas très différent de ce qui se passe aujourd’hui ou il y a un désintérêt pour les sciences. Cette désaffection n’est pas seulement due à l’aridité de la science. La science est une mise en scène, c’est un spectacle, c’est aussi des mythes. La science propage des mythes et l’on peut s’en nourrir. On s’en nourrit à travers des histoires. C’est un peu le principe de ce qu’on retient lorsqu’on nous parle des trous noirs, de la théorie des cordes. Ce qu’on retient c’est une musique, sauf à aller dans les équations. Et si la curiosité est moindre chez les jeunes gens aujourd’hui, c’est non seulement parce qu’elle est dure à comprendre, mais aussi parce que depuis 30 ou 40 ans, et je l’ai vu comme journaliste scientifique, il y a eu un moment de bascule. Dans les années 80 nous étions encore dans un monde où l’on pouvait croire au progrès, même s’il était déjà largement critiqué, mais il y a eu un moment d’ennui : les sujets devenaient ennuyeux (et spécialisés). Les scientifiques, au sens le plus large, n’avaient pas des sujets qui convenaient à la curiosité. C’est toujours au fond la même question : ou vont les jeunes à moment ou à un autre ? On peut se lamenter, mais pour prendre une métaphore un peu lointaine, lorsque le rhéteur Libanios au quatrième siècle se plaint parce que les gens ne vont plus à ses cours de rhétorique pour aller à des cours de droit, à la vérité les gens vont à des cours de droit parce que c’est là qu’il y a du boulot. C’est là ou il y a quelque chose d’excitant. Ils quittent Antioche pour aller à Byzance ou à Beyrouth. C’est la même chose en science aujourd’hui. Si les gens viennent moins en science c’est parce que c’est moins excitant et ça apporte moins de rêve.

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(1)   Il a été aussi noté, pour ce personnage, une influence de Frye, avec un dessin à la craie datant environ de 1760, An old man leaning on a staff.

(2) En fait dans le dessin de Hogarth l’adolescent (en haut à gauche) pointe un squelette. Mais l’attitude est bien similaire, et cela ne change pas le fond du propos.   

5 févr. 2016

Des expériences de Milgram aux influences sounoises de Jean-Léon Beauvois



La sortie du film « Experimenter », retraçant les expériences de Stanley Milgram sur les questions de la soumission à l’autorité, me donne l’occasion de ressortir mes notes de lectures tirées de l’essai de Jean-Léon Beauvois « Les influences sournoises », sous-titré avec justesse « précis des manipulations ordinaires ».

En ces périodes où le sécuritaire à outrance débouche sur l’oxymore d’un état d’urgence à perpétuité, la lecture du travail de Jean-Léon Beauvois relève des bonnes pratiques de l’hygiène intellectuelle. 

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 Notes de lecture
De petites fiches de lectures sans prétention ; mais utiles pour se remémorer les grandes lignes d’un ouvrage. Recopie de passages et synthèse tout à fait subjective.    
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On trouvera ici un ensemble de propositions qui vont à l’encontre de celle selon laquelle l’autodétermination individuelle des idées et des actes est la règle et que cette règle est particulièrement satisfaite dans les démocraties libérales.


Les influences sournoisesIndividualisme : le soiïste

L’individualisme historique


Il est né de la nécessité de défendre les personnes contre les arbitraires et contre les divers pouvoirs, y compris celui de l’Etat.
1750 av JC ; code d’Hammourabi en Mésopotamie : « Que le fort ne puisse faire du tort au faible ». Cette tradition affecte encore chez nous, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe des Zola ou des Durkheim. Défendre les personnes contre l’arbitraire supposait qu’on reconnaisse la personne humaine, dite ‘individu’. Comme le proclamait Durkheim, retrouvant sur ce point le sophiste Protagoras (l’un des rares philosophes grecs à avoir été réellement démocratique), il ne saurait y avoir de raison qui s’impose à celle de la personne si la personne est notre valeur ontologiquement première.
  

Evolutions récentes

L’individualisme est aujourd’hui devenu, adapté par et pour les média de masse et diffusé par ces derniers dans la population, une toute autre doctrine, autrement moins dangereuse sur le plan politique.
Victoire du libéralisme, qui voit la personne humaine à l’aune de sa dimension économique, supposée rationnelle. Les personnes sont sommées de ne plus se poser contre les pouvoirs, qui sont dépeints comme excellents ou conformes aux lois de la nature humaine libérée.
L’ère télévisuelle et la publicité est devenue depuis le milieu du XXe siècle l’appareil social d’influence le plus puissant, loin devant l’école, les associations, les religions ou les partis. Ceci conduit à un narcissisme hédoniste avec des mots d’ordre qui n’ont rien d’individualistes :’être soi-même’, ‘se sentir plus libre’ ‘être différent des autres’, ‘se faire son opinion par soi-même’, ‘être heureux’, etc… Ils me font bien rire, ces être évanescents qui gobent ces mots d’ordre, grands avaleurs de sons, de mots et d’images et qui se considèrent comme ‘anarchistes’…
  

Le soiïste

Le soiïste n’a pas la personne humaine comme valeur première mais le soi. Avec le soiïsme, il s’agit de revendiquer, individuellement, un soi étincelant (de se sentir autonome, de s’éclater, de se réaliser, de se sentir cool, etc.) 
Le soiïste est un consommateur de produits. Il a appris à les ‘relativiser’, sauf lorsqu’il s’agit de nous trouver beaux.
Le soiïste ne s’offusque guère des pauvretés ambiantes. Il accepte volontiers toutes les formes ‘modernes’ de surveillance.
Le soiïste est convaincu de chercher, non des vérités, mais l’excellence. Il est optimiste et a un estime de soi particulièrement élevée.
Le soiïste n’a pas de problème avec le pouvoir mais avec le social, qui l’empêche quelquefois d’être lui-même et de se réaliser comme il le souhaiterait.
Le soiïste n’est pas un fanatique des réalités objectives, mais des réalités subjectives. Il est convaincu que sa valeur est indépendante de la place que lui fait la foutue société.

Les influences inconscientes

Distinguer les idées des comportements

On peut ‘influencer’ quelqu’un quant à ses idées ou jugements, sans affecter ses comportements. (L’inverse est moins fréquent).
Les processus en jeu dans l’influence en matière d’idées ne sont pas les mêmes que ceux qui sont en jeu en matière de comportements. Le moyen le plus sûr d’affecter le comportement reste l’exercice du pouvoir (« j’exige que tu ranges ta chambre si tu veux sortir ce soir »). Cet exercice n’est pas toujours très efficace lorsqu’il s’agit d’influencer les idées de la personne (imaginez : « j’exige que tu trouves très bien d’avoir une chambre bien rangée »).

Persuasion consentie et influence indécelable

D’un côté : tentatives d’influence explicites. Ces influences reposant sur la persuasion semblent aucunement détectables. Bien au contraire, elle sont constitutives du débat démocratique.
Un autre prototype de ces influences potentiellement acceptables est, précisément, le pouvoir social. Quand un étudiant s’inscrit à l’université, il accepte de considérer le pouvoir des enseignants comme légitime en matière d’apprentissage et d’acquisition des savoirs.


 La fabrique des opinions de base

« Théorie de l’acculturation »

Les gros consommateurs de télévision ont des vues sur le monde qui différent assez significativement de celles des ‘petits’ consommateurs de télévision. (…) Les gros consommateurs, par exemple, tendent davantage vers la droite, vers le patriarcat et vers les valeurs capitalistes. (…) Ils voient l’homme moins intéressant, plus égoïste, et le monde plus dangereux, plus violent.

Fabriquer du consentement

La télévision cultive depuis l’enfance les prédispositions et préférences… Le pattern répétitif de messages forme l’essentiel d’un environnement : les réformes sont indispensables, notre avenir passe par l’Europe, la mondialisation est désormais incontournable, la ‘justice internationale’ a les mains pures, il est très difficile de toucher aux marchés financiers, une saine gestion passe par l’équilibre financier, etc. Seuls quelques ‘populistes’ peuvent contester les postulats de ce pseudo-environnement, postulats qu’acceptent, comme il se doit, les ‘gens responsables’. (…) Et on nous répétera comme une pure évidence de notre pseudo-environnement que les Etats-Unis sont un modèle de démocratie !

Comment travaille-t-on l’opinion ?

En créant un ‘pseudo-environnement cognitif’. L’argumentation peut s’inscrire dans un travail de persuasion réellement antidémocratique de l’opinion lorsque certains courants en ont le monopole dans les médias, ce qu’on a vu à l’occasion du référendum que le traité constitutionnel européen (2005).(…) Les tenants de ces courants, précisément parce qu’ils ont le monopole de l’argumentation, peuvent alors prétendre, même s’ils ne représentent qu’une opinion minoritaire, qu’ils doivent faire et qu’ils font de la ‘pédagogie’, de ‘l’explication’, de ‘l’analyse’ auprès des citoyens soi-disant mal informés.

Les influences inconscientes et l’absence de débat

Mon argument sera le suivant : la fabrique des opinions peut se réaliser par des processus d’influence inconscients, donc sournois.
Pour accepter cette proposition, il faut accepter deux idées proches l’une de l’autre :
- Nous pouvons être affectés par des éléments de l’environnement auxquels nous ne faisons pas attention ou qui nous ont échappé, mais que notre machine cognitive a néanmoins perçus (influence dite subliminale).
- Il existe d’authentiques processus de connaissance qui aboutissent à des opinions mais qui ne passent pas par la délibération personnelle, des processus internes dont nous n’avons pas conscience et que nous ne contrôlons pour ainsi dire pas. (…) Il va de soi que cet ‘inconscient cognitif’ n’a pas grand-chose à voir avec ‘l’inconscient freudien’.

Le conditionnement évaluatif

Pensez par exemple à un concept (ou à un personnage) X (exemples de concepts à promouvoir : démocratie libérale, Europe, entreprise, économie de marché, initiative individuelle, droits de l’homme…) que les journalistes évoquent pendant des années en faisant un grand sourire et en prenant un air réjoui (« ce qui prouve, nest-ce pas, qu’il nous faudrait plus d’Europe ! » (…). Pensez au contraire à un concept (ou à personnage) Y (exemples de concepts à décrédibiliser : fonctionnaires, communautarisme, revendication, idéologie…) que les journalistes évoquent pendant des années en faisant une moue passablement dégoûtée et en prenant un air quelque peu catastrophé.  (…) Ajoutez à cela les vedettes de rock invitées à la télé qui vont se croire obligées, elles aussi, de se montrer réjouies en parlant de X et franchement dégoûtées en parlant de Y…
« Fonctionnaire » et « avantage ». Depuis que je suis gamin, j’entends dire que les fonctionnaires sont « avantagés ». « Avantagés » constitue incontestablement un contexte connotatif négatif. Pourquoi cette association est-elle privilégiée, alors qu’on pourrait aussi bien dire, et pour exprimer les mêmes faits, que les salariés du privé sont « désavantagés ». ce qui constituerait un tout autre conditionnement évaluatif dont les retombées seraient non libérales ?
L’organisation de vrais débats contrecarre la manipulation des masses d’individus et fait le jeu de la démocratie. On peut comprendre pourquoi certaines élites penchent vers une démocratie d’opinion plutôt que vers une démocratie de débat. L’opinion « ça se travaille », mais pas par le débat…

 Modelage attention manipulation

Modelage des conduites : Modèle agressif, violent (les effets de modelage de la violence télévisuelle sur l’agression interpersonnelle urbaines sont parfaitement incontestables).
Modela des idées : c’est la diffusion des stéréotypes. (…) Les expérimentations abondent qui montrent que les stéréotypes ont acquis dans la tête de la plupart d’entre nous le statut de structures cognitives. (…) James Bond, un modèle de chez modèle. Mais analysez aussi les croyances des héros sympathiques des séries les plus populaires, des publicités les plus marquantes, des films qui font l’audimat… Voyez notamment comment sont présentées les bonnes mères de famille dans les pubs, toujours présentes à la maison à l’heure du goûter des têtes blondes et qui, comme il se doit, sont immédiatement récompensées par l’amour pastoral desdites têtes blondes. (…) On peut parier sans risque que vous ne verrez pas de sitôt à une heure de grande écoute une série dont le héros masculin serait sympathique, réussirait dans sa vie sociale et amoureuse et avancerait des croyances non libérales et non pro-européennes

Contre la démocratie d’opinion

Le concept de démocratie d’opinion est un faux ami. A première vue ce concept ne devrait qu’enchanter un démocrate puisqu’il laisse entendre que, dans une démocratie d’opinion achevée et paisible, ce que pense le peuple guide les hommes ( …). Les sondages sont à ce point associés à l’idée démocratie d’opinion qu’on a pu parler de ‘démocratie des sondages’.

Que veut dire ‘ce que pensent les gens’ ?

Malheureusement pour les tenants de la démocratie d’opinion (publique), ‘ce que pensent les gens’ ne peut être érigé en concept politique dans lequel on tenterait de loger des ‘opinions’ (‘je crois que la peine de mort est dissuasive’), des ‘attitudes’ (‘je suis favorable à la peine de mort’), des ‘croyances’ (‘seule l’application de la peine de mort réduira la délinquance sexuelle’), des ‘intentions’ (‘je voterai pour candidat se proclamant pour la peine de mort’)… bref ce que mesurent les sondages.
Idée courante à propos de ce que disent les gens : 1) ils refléteraient une réalité interne à eux-mêmes 2) cette réalité interne est relativement stable 3) cette réalité serait suffisante pour permettre à chacun de déployer un point de vue sur la plupart des problèmes qui se posent au niveau politique 4) cette réalité aurait une consistance propre (…) impliquant des réponses par oui ou par non.
C’est cette réalité là qu’on implique lorsqu’on dit avec cette belle fierté de démocrate : ‘j’ai mes convictions’ (…). Or si ces idées étaient valables, se poserait le problème de l’agrégation des opinions individuelles en une entité d’ordre supérieur qui aurait pour nom ‘l’opinion publique’. (…) Cette agrégation, véritable tour de force théorique, pourrait ainsi s’avérer des plus aberrante que les préalables d’une opinion donnée peuvent être très divers – voire carrément contradictoires. On l’a vu avec le ‘non’ au référendum de 2005, un non des plus hétérogènes qui agrégeait des positions de droite dure, de droite tempérée, de gauche rose et de gauche rouge. Auriez-vous pu faire une politique avec ça ? Pouvait-on alors en référer à une ‘opinion publique’ en faveur du ‘non’ ? Notez que les zélateurs de la démocratie d’opinion ne l’ont pas fait. Ils auraient donné des verges pour être battus.
Il existe d’autres raisons de critiquer la démocratie d’opinion. (…) Cela tient au fait, non que les gens sont des imbéciles, que notre démocratie n’entretient plus depuis belle lurette les débats qui permettraient au citoyen (d’être engagé et éclairé). (…) Les individus aujourd’hui ont été réduits par 60 ans de médias de masse à l’état, précisément, d’une masse de téléspectateurs consommateurs, quelquefois électeurs, êtres que la chose publique ne passionne que très éventuellement, sauf lorsqu’elle prend une allure de course hippique ou lorsqu’elle met en cause leur jardin et les quelques arbres qui les protègent de l’autoroute. (…) Les démocraties libérales évoluent bien paisiblement vers une absence de débats et une manipulation des opinions de base.

Démocratie de débats

Nous n’avons pas fini de tirer les conséquences théoriques de référendum de 2005, véritable cas d’école pour les sciences politiques et même sociales.
Cela faisait des années que la propagande glauque avait fait de l’Europe un concept très positif pour la masse des individus tièdes et des ‘non-encartés’ ; idem de l’économie de marché, la voie royale du progrès économique ;du couple libéralisme-démocratie, un véritable cliché… La tuile : des associations et partis très minoritaires réussirent à imposer le débat. On connaît le résultat. Le débat a permis de dégager une opinion majoritaire fondée en argumentation (…), en raison politique démocratique, ce qu’on n’avait plus vu depuis longtemps. Les gens ont évalué le projet à l’aune de leurs conditions concrètes d’existence et de véritables choix idéologiques.
Notre démocratie a peu a peu annihilé le débat public, le débat citoyen, au profit d’une nourriture pour individus faites d’idées mixées, de personnalisation, ne laissant place qu’aux idées ou égoïstes ou tièdes, mais toujours manipulées… Alors dans ces conditions, une démocratie d’opinion ne peut être qu’une démocratie de médias, de publicitaires, une démocratie d’idées préformées et manipulées par les propagandes glauques et le marketing politique.


Les influences manipulatrices sur nos comportements

Quelques techniques

De la « soumission librement consentie ». On devrait apprendre à analyser les situations en fonction du degré de liberté dont elles sont porteuses pour les individus. Pas seulement la liberté de l’isoloir, mais aussi la liberté dont on dispose dans les diverses situations de travail, de soins, d’apprentissage et de formation, familiale, etc. (…) Ensuite nos sommes d’ordinaire prédisposés à considérer comme ‘venant de nous-même’ les actes que nous réalisons et les jugements que nous émettons. Puisque j’étais libre de passer au projet B (ce que demandait mon supérieur !) et que c’est précisément ce que j’ai fait, c’est que ce projet m’intéressait ‘quelque part’. La norme d’internalité implique l’allégeance et a de puissants effets de justification sociale. On ne peut s’empêcher d’y penser lorsqu’on voit les victimes de catastrophes (viol, inondations, tremblement de terre…) se trouver ‘quelque part’ responsables de ce qui leur est arrivé. Certains appellent cela notre besoin de croire en un monde juste !
Un cadre supérieur d’une entreprise du CAC40 m’a un jour expressivement de dire ‘collaborateur’ et non ‘soumis’. Si je ne m’exécutais pas, il quittait la salle(…) On a finalement transigé sur ‘la personne dépendante’. Ce sont bien là les billevesées de notre postmodernité libérale.

Technique du ‘vous êtes libre de…’

Evidemment vous êtes libre d’accepter ou de refuser… Plus les gens sont déclarés et se sentent libres, plus on obtient d’eux ce qu’on souhaite obtenir. (…) Cette technique de manipulation est probablement la plus utilisée aujourd’hui par les agents de pouvoir, chefs, parents, pédagogues, etc. : ‘Evidemment, tu fais ce que tu veux, c’est à toi de voir’. Soit. Mais il faut savoir que cette déclaration de liberté à au moins 3 conséquences ou caractéristiques  1) Elle n’augmente pas les chances de vous voir refuser de faire ce qu’on vous demande de faire librement, bien au contraire. 2) Cette déclaration va par contre susciter la rationalisation de l’acte ainsi requis et obtenu, à savoir la production post-comportementale d’idées nouvelles qui justifient la réalisation de cet acte. 3) Mais on peut montrer qu’il y a une véritable tromperie quant à ce qu’est réellement cette liberté déclarée par l’agent de pouvoir lorsqu’il l’associe à un ordre (‘il faut que tu passes au projet B, mais tu es libre, c’est à toi de voir’). Cette liberté qu’on vous concède est terriblement ambiguë (…). On devrait pouvoir garantir qu’un refus de faire ce qu’on vous demande n’entraînera aucune conséquence négative sur les jugements ultérieurs qu’on portera sur vous… Nous savons tous que ce n’est pas le cas.

Du pied dans la porte au leurre

Le pied dans la porte est incontestablement la technique favorite des manipulateurs. La technique consiste tout simplement à demander un comportement préalable facile à obtenir (ce comportement est dit ‘préparatoire’). Ce comportement engage la personne qui l’accepte dans un cours d’action identifiable, susceptible de la conduire à un comportement plus difficile à obtenir, qu’elle aurait sans doute refusé s’il lui avait été demandé de prime abord, mais qui est précisément le comportement attendu par le manipulateur.

Technique du low-ball (amorçage)

Le jeu consiste à formuler une requête impliquant, cette fois directement, le comportement coûteux visé, mais soit en faisant valoir des avantages inexistants (mensonge caractérisé), soit en omettant de préciser certains inconvénients bien réels (omission provisoire de la vérité). Évidemment, une fois cette acceptation acquise, la morale devant comme il se doit être respectée et l’emporter (du moins dans les situations expérimentales) on sollicite une seconde décision après avoir rétabli toute la vérité. La manipulation est réussie quand la personne reste sur sa première décision…

L’engagement


L’engagement dans des actes importants ressemble à l’engagement militant (..). Tantôt l’individu s’engage du point de vue de ses convictions, c’est alors un engagement interne, tantôt la situation engage la personne dans des actes dont l’importance peut être appréhendée en adoptant le seul point de vue d’un observateur, et c’est alors un engagement externe.

Les récompenses les punitions

Tant pis si les managers et les pédagogues sursautent, mais nous devons la vérité de dire que les récompenses désengagent, comme désengagent toutes les raisons d’ordre externe.
A l’inverse des raisons d’ordre externe qui créent de la distance entre l’acteur et son acte, les raisons d’ordre interne la réduisent. La plupart du temps la personne qui se comporte est assez grande pour s’attribuer des raisons internes, y compris dans des situations extrêmes. (…) Dans des situations de pur hazard, certains en arrivent encore à voir en eux-mêmes, dans leurs caractéristiques personnelles, les justifications de ce qui leur arrive. Si les uns aiment à penser ‘ça ne pouvait tomber que sur moi, je suis un pauvre mec qui attire les tuiles’, là où les autres préfèrent croire ‘heureusement que c’est tombé sur moi, je suis le genre de gars qui peut assumer ça’, il reste que les uns comme les autres font leur miel de ce qu’il faut bien appeler des auto-attributions internes.

Encore le sentiment de liberté

Résumons-nous. Pour obtenir l’engagement d’un partenaire dans un acte :
Le déclarer libre ;
Mettre en relief les conséquences de son acte ;
Choisir un acte de coût élevé (rechercher le coût maximum de l’acte qui sera accepté) ;
Rendre l’acte le plus visible possible, lui donner un caractère public ;
Souligner le caractère explicite de sa signification ;
Faire en sorte que tout retour en arrière soit impossible ;
Ne pas hésiter à faire réaliser cet acte plusieurs fois ;
Eviter toute justification d’ordre externe (pas plus de promesses de récompenses que de punitions) ;
Avancer une explication interne.

Quels sont les effets de l’engagement

Actes problématiques et non problématiques

Les actes non problématiques ne vont à l’encontre d’aucune de nos attitudes ou conviction. Ils n’ont aucun caractère conflictuel.
Les actes problématiques sont au contraire susceptibles de nous mettre en situation conflictuelle. Ces actes sont de deux types. Le premier type ressemble à des prescriptions d’obligations. Les gens sont amenés à faire quelque chose qu’ils n’auraient pas fait spontanément (manger un plat répugnant, réaliser une tâche rébarbative, etc.). Le second type ressemble aux prescriptions d’interdits. Cette fois les gens sont amenés à ne pas faire ce qu’ils feraient volontiers (se priver de boisson, de nourriture ou de tabac, etc.)
Pour les actes non problématiques, les résultats montrent que le simple fait d’avoir été conduit par les circonstances à signer une pétition (acte préparatoire engageant) modifie à la fois les opinions et les conduites ultérieures. Mais on constate aussi un phénomène qui, pour être curieux, n’en est pas moins totalement compatible avec la théorie de l’engagement. La contre-propagande a pour effet de donner au sujets engagés encore plus envie de s’adonner à des activités militantes (effet boomerang). Elle a l’effet inverse pour les sujets qui ne sont pas engagés.

L’effet boomerang

Ainsi, non seulement l’engagement rend plus résistant aux contre-propagandes, attaques et agressions idéologiques en tous genres, mais il peut encore arriver que les défenses mises en œuvre par les individus pour résister se traduisent par une ‘extrémisation’ de leur opinion initiale (…).
Nous avons de bonnes raisons de penser qu’une argumentation antiraciste, par exemple, a pour effet de rendre la personne raciste, pour peu qu’elle soit engagée dans un acte raciste, encore plus raciste !

Comment les étudiants en viennent à aimer la police


Pour illustrer les effets de l’engagement (à propos d’une intervention de la police musclée sur un campus universitaire pour maîtriser une manifestation).
Les étudiants avaient trouvé cette intervention choquante et injustifiée. C’est dans ce contexte explosif que Cohen demanda à des étudiants où l’intervention venait d’avoir lieu, d’écrire un texte justifiant l’action de la police. En contrepartie, ils percevaient une rémunération. Certains recevaient 0.5 dollars, d’autres 1 dollar, d’autres encore 5 dollars, d’autres enfin 10 dollars. L’essai rédigé, ils se voyaient demander ce qu’ils pensaient personnellement de l’intervention de la police. Comme attendu, leurs réponses furent tributaires de la rémunération touchée, les étudiants trouvant cette façon policière d’en finir avec les manifestations étudiantes d’autant plus justifiées que la rémunération perçue était faible. Au terme du plaidoyer, si les étudiants ayant reçu 10 dollars avaient campé sur leur position, les étudiants les moins bien rémunérés avaient, pour leur part, considérablement modifié leur attitude, au point de trouver maintenant l'intervention des forces de l'ordre ‘assez justifiée’ ! (…) Que le changement d’attitude diminue lorsque les justifications externes (ici l’argent) augmentent a de quoi surprendre. Sans doute s’agit-il là de l’une des découvertes les plus troublantes de la psychologie sociale expérimentale. Nos intuitions ne nous incitent-elles pas à penser qu’une personne croira d’autant plus à ce qu’elle a fait que cela lui a rapporté gros ? Pourtant, la récompense, en tant que justification externe, ‘fonctionne’ ici exactement comme nous l’avons vue fonctionner avec les actes non problématiques : les effets de l’engagement s’estompent, jusqu’à disparaître, lorsqu’on fournit aux gens de fortes justifications, et 10 dollars, en 1959, lorsqu’on était étudiant, c’était énorme.

Processus de rationalisation

Le processus de rationalisation est précisément le processus par lequel une personne ajuste a posteriori ce qu’elle pense (ses attitudes) ou ce qu’elle désire (ses motivations) à l’acte qu’un agent de pouvoir a su obtenir d’elle.

Apprendre à en baver un peu

(retour sur une expérimentation)
Les effets observés sont proprement ahurissants : des personnes, comme vous et moi, parfaitement normales donc, se portèrent volontaires dans des proportions que nul n’oserait imaginer ( 1 sur 3) pour manger un ver de terre. L’explication ? Elles avaient simplement auparavant accepté de prendre part à une expérience dans laquelle un tirage au sort les avait désignées pour ingérer un ver de terre. Si les choses en étaient restées là, ces résultats, auraient pu encore s’expliquer par la volonté des sujets de respecter, coûte que coûte les règles du jeu. Mais les choses n’en restèrent pas là. Le tirage au sort effectué, on changea les règles du jeu, afin que les malchanceux aient finalement le choix entre manger le ver ou faire autre chose de parfaitement anodin, en l’occurrence, se livrer à une tâche insignifiante. Malgré cela (…) un tiers d’entre eux choisirent néanmoins d’en baver. Il s’en trouva même quelques-uns pour préférer des chocs électriques à la tâche insignifiante.

Résumé

Un acte étant obtenu dans des conditions particulières assimilables à des facteurs d’engagement (libre choix, caractère public, irrévocabilité, etc.) on doit s’attendre :
1) sur un plan cognitif :
- S’il s’agit d’un acte non problématique, à une consolidation des attitudes, à une plus grande résistance aux agressions idéologiques, voire à une radicalisation de l’attitude initiale en cas de mise en cause de cette attitude (effet boomerang)
- S’il s’agit d’un acte problématique, à un ajustement de l’attitude à cet acte apportant de bonnes raisons d’avoir fait ce qu’on a fait (effet de rationalisation)
2) sur le plan comportemental
Qu’il s’agisse d’actes problématiques ou non, à une stabilisation du comportement (effet low ball), à la réalisation de nouveaux comportements plus coûteux (effet de pied dans la porte, de leurre), ainsi qu’à une généralisation à d’autres comportements.
  

Les mots. Le fond de l’illusion

(En vrac, quelques passages)

De l’intelligence

Le trait ‘intelligent’ qu’utilise mon maître colle simplement une valeur sociale sur ma performance. Il dit que c’est une performance de haut niveau. Ce que je devrais entendre est exactement ceci, et pas autre chose : ‘ta performance est ce qu’on peut tenir pour une performance de très haut niveau pour ta classe, nous dirons, une performance intelligente’. C’est cette idée de ‘très bon niveau pour ta classe’ qu’exprime le mot ‘intelligent’. Ce n’est pas du tout ce que donne à entendre la psychologie de tous les jours et son maniement par mon maître. Elle m’incite au contraire à prendre au sérieux le propos du professeur qui débute par un ‘tu es’, et non par ‘ce que tu as fait est’.

La source du meilleur et du pire

… comment les valeurs que l’enfant trouve dans son environnement social ( ‘propreté’, ‘altruisme’, ‘performance scolaire’, ‘compétition’…) deviennent ‘ses’ propres valeurs et même sa propre substance psychologique imaginaire, autrement dire, comment elles sont internalisées.
Ce sont souvent les mêmes processus qui produisent le meilleur et le pire. La psychologie scientifique serait si simple et surtout si belle si les influences manipulatoires ne débouchaient que sur des actions viles et des pensées stupides, les actes courageux et les pensées nobles étant le fait de processus de haut lignage, comme l’onirique ‘prise de conscience’ qu’on évoque si souvent à tort et à travers pour couvrir notre ignorance des déterminations effectives.

L’utilité sociale dans la société

Si je vous dis d’une personne A qu’elle est honnête, chaleureuse et loyale, et d’une personne B qu’elle est dynamique, compétente et ambitieuse, vous n’hésiterez guère sur le point de savoir qu’elle est celle qui a le plus de chances de réussir sa vie professionnelle et de gagner le plus d’argent : (…) c’est la personne B. Ils n’ont pas hésités non plus à avancer que la personne A devait avoir plus d’amis que la personne B. Ils ont en outre pensé que A avait plus de chance d’être une femme et B un homme, et que A devait être un ouvrier et B un cadre.

Efforts, compétences et aisance

Au sein de la désirabilité sociale, au moins deux aspects, ou deux composantes : la moralité d’une part (‘honnêteté’ opposé à ‘menteur’…) et l’attractivité d’autre part (‘chaleureux’ opposé à ‘froid’..)
Effort, trait typique : persévérant.
Compétence, trait typique : capable
Aisance, trait typique : ambitieux.

Association entre l’utilité sociale et valeur économique des gens…

Croyances individualistes ou soiïstes : l’internalité, l’autonomie, le libéralisme ( ou primat des objectifs individuels sur les objectifs collectifs). (…)
C’est pourquoi parents et instituteurs adopteront un air réjoui en vous disant que leurs enfants ou leurs élèves sont autonomes et se sentent responsables. Les instituteurs et les travailleurs sociaux n’appréciaient d’ailleurs guère notre discours qui donnait à l’internalité et à l’autosuffisance le statut de ‘norme sociale’. (…) Mais ces enseignants et éducateurs auraient surtout tort s’ils oubliaient l’assise économique de ces valeurs qu’ils trouvent peut-être purement ‘humaines’. (…)
Incontestablement, la désirabilité sociale est moins prisée dans nos domaines marchands que l’utilité sociale.

L’acceptation des concepts d’influences inconscientes et de manipulations comportementales  est toujours quelque peu douloureuse. (…) C’est que nous sommes tous convaincus d’être notre valeur sociale. (…)
Un point de vue conservateur consisterait à penser que ce que je vaux dans un tel environnement, je le vaudrais à peu de choses près ailleurs. C’est évidemment ce que pensent ceux qui ont réussi dans la vie.

Bien que les préhistoriens aient souvent admis qu’on ne pouvait attribuer une culture à une espèce, on persiste à vouloir attribuer au cerveau le mérite des innovations techniques et culturelles des hominidés, puis de l’homme. (…) c’est que cette biologisation des performances sociales doit être particulièrement utile à quelques-uns qui sont aussi les plus puissants et qui s’imaginent être d’une essence différente des autres et avoir un cerveau plus développé que les moins puissants. La biologisation a toujours été un argument de dominant (la biologisation cache sa fonction idéologique)

Dans l’enfance de l’humanité, on a appris aux gens à renoncer à l’exercice du pouvoir social. Mieux : à s’en distancier. Et les gens y ont renoncé au profit de forts belles représentations qui incitent les masses à chercher ailleurs et leur valeur et leur devenir. Ces représentations sont aujourd’hui individualistes et libérales, en fait soiïstes.
Réalisez-vous at home, braves gens, ou au tennis, ou sur les plages exotiques, ou dans le maniement de vos MP3 ou autre iphones, et obéissez ‘en toute liberté’ dans le champ du pouvoir social…