Blogue Axel Evigiran

Blogue Axel Evigiran
La dispersion est, dit-on, l'ennemi des choses bien faites. Et quoi ? Dans ce monde de la spécialisation extrême, de l'utilitaire et du mesurable à outrance y aurait-il quelque mal à se perdre dans les labyrinthes de l'esprit dilettante ?


A la vérité, rien n’est plus savoureux que de muser parmi les sables du farniente, sans autre esprit que la propension au butinage, la légèreté sans objet prédéterminé.

Broutilles essentielles. Ratages propices aux heures languides...


26 mars 2015

Le gui et le souchet

Canard souchet (photo par Axel)

Dans le marais, mué pour un soir en druide, à recenser les boules de gui qu’il ne faut pas confondre aux nids de pie… Réminiscence des années jeux de rôles ; égaré dans les broussailles virtuelles – pixels d’oiseaux et de forêts hantés d’elfes sinon de séides de Malar
Mais là le vent dans les peupliers, plantés en rangs d’oignons ; stupides dans le silence.

Un détour par le plan d’eau picoré de mouettes rieuses.
Ici la patience à ses mérite ; non point une immobilité de fauve tendu à la satisfaction de ses appétits.
Mais la nonchalance attentive ; ce regard flottant, rendu aigu par force d’accoutumance. Cet œil qui dit à la volée : Chipeau, sarcelle d’hiver, tadorne et bécassine des marais…

Souchet du soir. 
Avaloir de nos songes…

Exutoire de nos larmes.




17 mars 2015

Jared Diamond - Effondrement

Billet initial du 13 mars 2010
(Billet initial supprimé de la plateforme overblog, infestée désormais de publicité)
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Jared Diamond - Effondrement


Un gros volume de près de 800 pages, d'une lecture fort agréable, très riche et fourmillant de détails - parfois trop, mais ils servent de point d'appui aux thèses avancé.

La problématique


Comment peut-on étudier « scientifiquement » l'effondrement des sociétés du passé ? Pour se faire Jared Diamond, s'appuyant sur sa formation (biologie et biochimie) et sur son expérience de terrain (ornithologie), adopte une « méthode comparative » : il « compare en effet différentes sociétés passées et présentes qui se distinguent par leur fragilité environnementale, leurs relations avec leurs voisins, leurs institutions politiques », etc.. voilà pour les variables d'entrée. L'effondrement, les formes qu'il revêt, ou la survie, forment les variable de sortie (il s'appuie, outre ses propres connaissances sur les travaux des archéologues, des historiens et autres spécialistes utiles à son étude).

Quels enseignements peu-on en tirer ? Si pour Jared Diamond, « il ne faudrait pas naïvement croire que l'étude du passé pourrait fournir des solutions simples et directement applicables à nos sociétés », la compréhension des effondrements des civilisations de jadis sont néanmoins riches d'enseignements pour le présent. A savoir que les sociétés passées, objet de son étude, qui se sont effondrées se sont toutes suicidées écologiquement (écocide), en n'ayant pas su, malgré leur degré relatif de développement, observer les limites auxquelles elles se heurtaient, ni appréhender les facteurs susceptibles de causer leur déclin. A plus forte raison, elle se sont montrées incapables d'y porter remède. Pour Jared Diamond, les principales différences d'aujourd'hui d'avec les sociétés passées : « la population est plus importante, la technologie plus destructrice aujourd'hui, et l'interconnexion actuelle fait peser un risque d'effondrement global plutôt que local ». Et bien que l'auteur achève son ouvrage sur une note de optimisme obligé, nous voici donc rassérénés.

Grille de lecture et facteurs environnementaux


Pour entrer brièvement dans le détail de l'étude de ces sociétés, fragiles écologiquement, qui se sont effondrées, voici la grille d'analyse déduite par Jared Diamond. Elle est constituée de cinq facteurs :

  1. 1) Dommages environnementaux.
  1. 2) Changements climatiques.
  1. 3) Voisins hostiles.
  1. 4) Soutiens de plus en plus réduits de voisins amicaux.
  1. 5) Réponses apportées par une société à ses problèmes environnementaux.

Et en filigrane, un autre facteur, bien que non répertorié comme tel, intervient à tous les niveaux : la démographie (nous y reviendrons).

Sur l'aspect environnemental, Jared Diamond recense 12 problèmes majeurs, auxquels les sociétés d'hier et la notre aujourd'hui sont confrontées :

  1. 1) Destruction d'habitat naturel pour les remplacer par des habitats artificiels (disparition des forêts, marais, récifs de corail, etc.)
  2. 2) Trop forts prélèvement des ressources halieutiques (poissons, coquillages).
  3. 3) Perte de biodiversité.
  4. 4) Dégâts causés aux sols par les pratiques agricoles (érosion, stérilisation, tassement des terres,etc.)
  5. 5) Dépendance aux énergies fossiles
  6. 6) Trop grande utilisation de l'eau douce (et pollution de cette eau). (La désalinisation, n'étant pas une solution généralisable).
  7. 7) Limite de la photosynthèse (énergie solaire à l'hectare dépend de la température et de la pluviométrie).
  8. 8) Relâchement par l'industrie chimique de produits toxiques dans l'atmosphère, les sols, les océans, les lacs, les rivières.
  9. 9) Introduction d'espèces étrangères (volontairement ou non) produisant des problèmes environnementaux (lapins en Australie, par exemple, ou les rats dans l'ile de Pâques).
  10. 10) Les activités humaines produisent des gaz à effet de serre (transport (CO2), l'élevage (méthane), etc.)
  11. 11) Augmentation de la population mondiale, exerçant ainsi une pression plus grande sur l'environnement.
  12. 12) Déchets générés par la consommation des ressources.

Tous ces problèmes sont inter-dépendants. Agir sur l'un d'entre eux en exacerbe un autre. La croissance démographique affecte par exemple tous les autres facteurs.

Sur les sociétés étudiées


Jared Diamond, fort de sa grille de lecture, passe au crible les destins de sociétés et populations qui se sont effondrées. Entre-autre : les habitants de l'ile de Pâques, les Anasazis, les Mayas et des viking du Groenland.
Et pour ceux qui parvinrent à se maintenir jusqu'à aujourd'hui : le japon et Tikopia.

Chaque société étudiée fait l'objet d'un long chapitre (deux, dans le cas des Viking du Groenland), retraçant sous la forme d'un récit agréable à lire, parfois poignant, leur histoire ; de leur origine à leur fin, passant par leur apogée. Le texte fourmille d'informations et de démonstrations à caractère scientifique, mais sans accabler pour autant le lecteur, Jared Diamond ayant un art certain de la vulgarisation (au sens noble du terme). Un petit défaut à mon sens cependant : trop de répétitions engrènent l'ouvrage.

Il aborde par ailleurs dans d'autres chapitres, le devenir de quelques sociétés contemporaines : la Chine et l'Australie. La première, « géant au pieds d'argile », par sa taille, sa population, son développement économique, se trouve déjà confronté à de graves problèmes environnementaux, dont l'impact est mondial. Quant à l'Australie « minière », elle donne un aperçu de problèmes qui se poseront ailleurs dans ce que Jared Diamond appelle le « premier monde » (l'occident industrialisé en gros), si les tendances actuelles perdurent (surexploitation des ressources non renouvelable, surpaturage, utilisation excessives d'intrants pour l'agriculture, dégradation des nappes phréatiques, etc.)

Un autre chapitre est consacré au génocide du Rwanda, où Diamond met en évidence qu'aux massacres ethniques se sont ajoutés des crimes liés aux problèmes de surpopulation dramatiques auxquels se trouve confronté le pays (accaparement de terres).




Hors champ

En France la principale critique exprimée à l'encontre des thèse de Jared Diamond, provient essentiellement du fait qu'il donne l'impression (pas totalement fausse) qu'il subordonne les différents facteurs de sa grille de lecture à un superfacteur qui les conditionne tous, à savoir la croissance démographique.

Critique de Daniel Tanuro

(Lien article)
Un article emblématique à ce propos est celui de (ingénieur agronome) paru en décembre 2007 dans le monde diplomatique. Au-delà de l'aspect polémique, transpirant dans le titre même « L'inquiétante pensée du mentor de Mr Sarkosy », et qui dessert plutôt son auteur, l'analyse de ce texte pointe des éléments qui méritent d'être examiné.
Qu'on ne s'y trompe pas. Le différent est ici idéologique. Pour daniel Tanuro, Jared Diamond a tout bonnement « dépouillé le problème de tout ce qu'il a de social, de politique et d'économique ». Ce n'est pas entièrement faux mais certainement très excessif. Pour étayer ses assertions, s'il renonce à répondre point par point aux thèses exposées par Jared Diamond, lui évitant sans doute un travail fastidieux et quelques difficultés, puisqu'il évite ainsi de se confronter aux données scientifiques sur lesquelles s'appuient les thèse qu'il s'efforce de combattre, Daniel Tanuro se suffit d'un exemple selon lui emblématique, et conclura ensuite, lapidaire, que le reste est du même tonneau.
Examinons donc ledit exemple : « Prétendre que « les problèmes d’environnement et de population sont responsables dans une large mesure et en dernière instance des coupures de courant » dont la Californie a souffert ces dernières années est une contre-vérité manifeste. Il est parfaitement établi que ces coupures spectaculaires, qui ont défrayé la chronique en 2000 et 2001, étaient imputables à la libéralisation du marché américain de l’électricité ». C'est encore une fois vrai et faux tout à la fois. Certes si dans cette phrase Jared Diamond se livre à un raccourci hasardeux, pour ne pas dire maladroit, il n'en reste pas moins, qu'au-delà des contingences immédiates liées aux politiques menées, en dernière instance il y a bien eu en Californie en 2000 / 2001 un problème lié à un accroissement démographique de 13% dans les années 1990. Que l'état Californien ne l'ait anticipé et construit suffisamment de centrale électriques est un fait avéré, qui renvoie, en dernière analyse, aux problèmes de pression sur les ressources évoqués par Jared Diamond dans son ouvrage. Par ailleurs, que la cause de ces pénuries électriques, comme l'affirme Daniel Tanuro, soient entièrement imputables à la libéralisation du marché est un raccourcis tout aussi constable que la thèse qu'il prétend dénoncer. Pour exemple, parmi d'autre, voici un point de vue qui met à mal cette thèse :

 "Le processus politique ayant mené à la restructuration de l'industrie énergétique californienne en 1996 est typiquement présenté comme une déréglementation. La chose est pour le moins bizarre lorsque l'on considère que: 
  • les fonctionnaires californiens continuèrent de déterminer le prix de vente aux consommateurs, qu'ils gelèrent jusqu'en 2002;
  • les distributeurs d'électricité se virent interdire de négocier des contrats avec des producteurs de leur choix et furent dans les faits obligés de s'approvisionner auprès d'une « bourse étatique » dont le but était de s'assurer qu'ils paieraient le prix le plus élevé possible. Dans certains cas, le coût du mégawatt-heure est passé de $30 à $1500;
  • les fonctionnaires obligèrent certaines entreprises à vendre leurs centrales et à s'approvisionner sur la bourse énergétique de l'État;
  • de nouvelles règles bureaucratiques encadrèrent encore davantage l'entretien des centrales et des lignes de transmission.
          En clair, la restructuration californienne de 1996 se traduisit en pratique par davantage d'interventionnisme et augmenta de façon considérable le coût d'opération des entreprises, tout en gelant le prix de vente aux consommateurs. Les législateurs présentèrent leur machination comme un processus de privatisation, mais la réalité fut bien différente".  

Au bout d'un petit développement où il déplore que « les lecteurs convaincus par Diamond ne s’interrogeront sans doute pas sur la libéralisation de l’énergie, ou sur les coupes claires dans les budgets de l’éducation et de la santé. Les lunettes démographiques à travers lesquelles il leur aura appris à regarder tendent à ne laisser qu’une seule question ouverte : combien de personnes en trop ? », Daniel Tanuro surligne en gros ce qui lui apparaît comble de l'horreur chez Jared Diamond : « Les défis environnementaux seraient moins aigus s'il y avait moins de gens sur terre ». C'est pourtant une lapalissade. Il n'est qu'à regarder la courbe de démographie mondiale. Dans un monde fini, où il n'y aura pas de seconde révolution verte (appuyée sur le pétrole et en stérilisant la plupart des terres cultivés, tout en puisant et polluant éhontément dans les rivières et nappes phréatiques au-delà des seuils critiques, allons-nous compter sur les prétendues miracles des OGM et autres fantasmes scientistes pour nous sortir de l'ornière dans laquelle nous nous trouvons ?

Quoi qu'il en soit, outre le ton excessif employé par Daniel Tanuro, il y a évident mélange de genres. Car que viennent donc faire ici les coupes dans les budgets de l'éducation ? Expliquent-ils l'effondrement de populations de l'île de Pâques ou la disparition des viking du Groenland ?
Je n'irai pas plus en avant ici. Le parti pris, essentiellement idéologique, de Daniel Tanuro, pointant des détails et petites phrases contestables ici où là, est irréconciliable et sans commune mesure avec la démarche de Jared Diamond, plutôt exhaustive et étayée sur l'analyse de sociétés qui se sont jadis effondrées. Que ces causes avérées puissent déplaire n'en font pas des contre-vérités pour autant.

Ps : Il est à noter que l'article de Daniel Tanuro a suscité l'indiignation de nombreux lecteurs du 'Monde diplomatique', ce qui a conduit le journal à ouvrir un forum en ligne en janvier 2008 pour débattre du sujet. parmi les contributions, voici le début de celle d'un biologiste du CNRS, Bernard Thierry : "Par le passé, des sociétés humaines ont probablement disparu parce qu’elles avaient détruit leur milieu naturel en exploitant ses ressources au-delà de ce qu’il pouvait supporter. Méditons leur sort pour ne pas répéter leurs erreurs. Ce message de Jared Diamond a une portée universelle, et je m’étonne de le voir réduit par M. Tanuro à une idéologie qui aurait pour tort supplémentaire d’être prise au sérieux par M. Sarkozy. La lecture des différents ouvrages de Diamond révèle une réflexion profondément humaniste, aux antipodes de « l’inquiétante pensée » qui lui est attribuée." (Pour la suite cliquer sur ce lien : Contributions)


Peut-on discuter sereinement en France des problèmes démographiques ?

Symptomatique est à ce propos la contribution de Paul Ariès (1) dans le N°1 de la revue Entropia. Je précise qu'il s'agit là d'un auteur pour qui j'avais un a-priori plutôt favorable. J'en suis sorti moulu de perplexité. Avec Ariès, on est vite excommunié. On se penche ainsi sur la question de la démographie ? C’est du Néo-malthusianisme, donc on est de la nouvelle droite (Lévi-Strauss, Yves Cochet, Jared Diamond, ou André Lebeau, entres autres, doivent sans doute relever de cette catégorie). Qui n’est pas avec moi est contre moi. Le schéma est manichéen. Il y a l’humanisme et l’antihumanisme. Point barre. Tout ce qui n’entre pas dans la première de ces catégories relève forcément de la seconde. Si l'on ne se rallie pas avec assez de netteté à l’universalisme judéo-chrétien ? C’est un retour au paganisme, à cette sinistre idée de Gaïa, et tout le fatras mystico-idéologique qui, évidemment, s’en réclame. Nouvelle droite ! Questionner le leitmotiv prométhéen qui nous voudrait rendus comme « maîtres et possesseurs de la nature », analyser l’impact des Lumières sur notre manière d'être au monde ; répétons ensemble : c’est la nouvelle droite ! Enfin, pour faire bonne mesure, si l’on se risque à apprécier un peu trop Thoreau ? C'est que l'ombre de Jungër plane au-dessus de nos tête. D’ailleurs, il fallait s'en douter, ces relents de retour à la nature, sont en eux-mêmes suspects. La terre est synonyme de pétainisme larvé. Ferry l'a bien dit, Naess, dont il ne doit pas avoir lu plus que quelques feuillets, c’est le chantre de l’antihumanisme. 

Sur ces problèmes liés à la démographie et la surpopulation, nous avions eu l'occasion d'en discuter avec Françoise Gollain (2) à l'issue d'une conférence organisée sur l'écologie et André Gorz. Vivant au Pays de Galle, elle nous confiait, que contrairement dans les pays anglo-saxons, il était pratiquement impossible d'évoquer en France ce sujet sereinement, car très chargé idéologiquement. Que pourtant un débat était nécessaire. Le livre d'André Lebeau (3), « L'enferment planétaire » y contribue au premier plan. 


1 Auteur d'une vingtaine d'ouvrages. Politolgue et écrivain. membre de plusieurs comités de rédaction dont le journal La Décroissance dont il assume depuis janvier 2007 la responsabilité des pages politiques et internationales et la revue catholique de gauche Golias (lui-même est athée6). Il collabore régulièrement avec Le Monde diplomatiqueAlternatives non violentes et est l'auteur de la notice « scientologie » et « enfants : les nouveaux droits » de l'Encyclopædia Universalis. (source wikipédia).
2 Sociologue, auteur de « Une critique du travail. Entre écologie et socialisme, suivi d'un entretien avec andré Gorz. (éditions la découverte)

8 mars 2015

Rouge-gorge du soir...Parmi les joncs

Rouge-gorge du soir (photo par Axel)


Au gré de mes pérégrinations rêveuses du soir…
Avec le léger tintement l’eau ;
Clapotis évaporé sous les feux de la grosse bille orange du soleil,
Entre les arbres.


Esquisse d’un printemps moussu dans les joncs. 

Sourire aux lèvres...



Les joncs...



5 mars 2015

Jorges Luis Borges – Du labyrinthe et du mystère… (Tlön uqbar orbis Tertius, La bibliothèque de Babel…)

Billet initial du 17 mars 2012
(Billet initial supprimé de la plateforme overblog, infestée désormais de publicité)

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Jorges Luis Borges – Du labyrinthe et du mystère… 

Tlön uqbar orbis Tertius, La bibliothèque de Babel…


Sous l’emprise d’une impulsion subite, je viens de relire Fictions, recueil de nouvelles de Jorge Luis Borges.



« Le jardin aux sentiers qui bifurquent », « La loterie de Babylone », « Le mort ou la boussole », « La bibliothèque de Babel », etc. J’en avais oublié jusqu’aux titres mêmes…
Quel délice à se plonger à nouveau dans les labyrinthes borgésiens.  

Trois brèves sentences, sorties au hasard sous mon crayon.

Les miroirs et la copulation étaient abominables, parce qu’ils multipliaient le nombre des hommes
Jorge Luis Borges – Tlön uqbar orbis Tertius

Blâmer et faire l’éloge sont des opérations sentimentales qui n’ont rien à voir avec la critique.
Jorge Luis Borges – Pierre Ménard, auteur du Quichotte

Un gentleman ne peut s’intéresser qu’à des causes perdues
Jorges Luis Borges – La forme de l’épée.

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(N’ayant, sur la toile, point trouvé cette nouvelle en français, prenant courage à deux mains, j’en reproduis ici les premières pages – juste pour le plaisir de se plonger dans les prémisses d’une enquête érudite, préfigurant nos post-modernes requêtes en hypertexte).
Rork, d'inspiration borgésienne...

C’est à la conjonction d’un miroir et d’une encyclopédie que je dois la découverte d’Uqbar. Le miroir inquiétait le fond d’un couloir d’une villa de la rue Gaona, à Ramos Mejia ; l’encyclopédie s’appelle fallacieusement The Anglo-American Cylopoedia (New York, 1917). C’est une réimpression littérale, mais également fastidieuse, de l’Encyclopoedia Britannica de 1902. Le fait se produisit il a quelque cinq ans. Bioy Casarès avait dîné avec moi ce soir-là et nous nous étions attardés à polémiquer longuement sur la réalisation d’un roman à la première personne, dont le narrateur omettrait ou défigurerait les faits et tomberait dans diverses contradictions, qui permettrait à peu de lecteurs – à très peu de lecteurs – de deviner une réalité atroce ou banale. Du fond lointain du couloir le miroir nous guettait. Nous découvrîmes (à une heure avancée de la nuit cette découverte est inévitable) que les miroirs ont quelque chose de monstrueux. Bioy Casarès se rappela alors qu’un des hérésiarques d’Uqbar avait déclaré que les miroirs et la copulation étaient abominables, parce qu’ils multipliaent le nombre des hommes. Je lui demandai l’origine de cette mémorable maxime et il me répondit que The Anglo-American Cyclopoedia la consignait dans son article sur Uqbar. La villa (que nous avions louée meublée) possédait un exemplaire de cet ouvrage. Dans les dernières pages du XLVIe volume nous trouvâmes un article sur Upsal ; dans les premières du XLVIIe, un autre sur Ural-Altaic Languages, mais pas un mot sur Uqbar. Bioy, un peu affolé, interrogea les tomes de l’index. Il épuisa en vain toutes les leçon imaginables : Ukbar, Ucbar, Oocqbar, Oukbahr… Avant de s’en aller, il me dit que c’était une région de l’Irak ou de l’Asie Mineure. J’avoue que j’acquiesçai avec une certaine gêne. Je conjecturai que ce pays sans papiers d’identité et cet hérésiarque anonyme était une fiction improvisée par la modestie de Bioy pour justifier une phrase. L’examen stérile des atlas de Justus Perthes me confirma dans mon doute.
Le lendemain Biot me téléphona de Buenos Aires. Il me dit qu’il avait sous les yeux l’article sur Uqbar, dans le XLVIe tome de l’encyclopédie. Le nom de l’hérésiarque n’y figurait pas, mais on y trouvait bien sa doctrine, formulée en termes presque identiques à ceux qu’il m’avait répétés, quoique – peut-être – littéralement inférieurs. Il s’était souvenu de : Copulations and mirrors are abominable. Le texte de l’encyclopédie disait : Pour un de ces gnostiques, l’univers visible était une illusion ou (plus précisément) un sophisme. Les miroirs et la paternité son abominables (mirrors and fatherhood are abominables) parce qu’ils le multiplient et le divulguent. Je lui dit, sans manquer à la vérité, que j’aimerai voir cet article. Il me l’apporta quelques jours plus tard. Ce qui me surprit, car les scrupuleux index cartographiques de la Erdkunde de Ritter ignoraient complètement le nom d’Uqbar.



Le volume qu’apporta Bioy était effectivement le XLVIe de l’Anglo-Amirican Cyclopoedia. Sur le frontispice et le dos du volume, l’indication alphabétique (Tor-Ups) était celle de notre exemplaire ; mais au lieu de 917 pages, le livre en contenait 921. Ces quatres pages additionelles comprenaient l’article sur Uqbar : non prévu (comme le lecteur l’aura remarqué) par l’indication alphabétique. Nous constatâmes ensuite qu’il n’y avait pas d’autres différences entre les volumes. Tous deux (comme je crois l’avoir indiqué) sont des réimpressions de la dixième Encyclopoedia Britannica. Bioy avait acquis son exemplaire dans une des nombreuses ventes aux enchères.


Nous lûmes l’article avec un certain soin. Le passage rappelé par Bioy était peut-être le seul surprenant. Le reste paraissait très vraisemblable, en rapport étroit au ton général de l’ouvrage et (cela va de soi) un peu ennuyeux. En le relisant, nous découvrîmes sous son style une imprécision fondamentale. Des quatorze noms qui figuraient dans la partie géographique, nous n’en reconnûmes que trois – Khorassan, Arménie, Erzeroum, - interpolés dans le texte de façon ambiguë. Des noms historiques, un seul : l’imposteur Esmerdis le mage, invoqué plutôt comme une métaphore. La note semblait préciser les frontières d’Uqbar, mais ses nébuleux points de repère étaient des fleuves, des cratères et des chaînes de cette même région. Nous lûmes, par exemple, que les terres basses de Tsal Jaldoum et le delta de l’Axa définissent la frontière sud et que, dans les îles de ce delta, les chevaux sauvages procréent. Cela, au début de la page 918. Dans la partie historique (page 920) nous apprîmes qu’à cause des persécutions religieuses du XIIIe siècle, les orthodoxes cherchèrent refuge dans les îles, où subsistent encore leurs obélisques et où il n’est pas rare d’exhumer leurs miroirs de pierre. La partie langue et littérature était brève. Un seul trait mémorable : la littérature d’Uqbar était de caractère fantastique, ses épopées et ses légendes ne se rapportaient jamais à la réalité, mais aux deux régions imaginaires de Mlejnas et de Tlön… La bibliographie énumérait quatre volumes que nous n’avons pas trouvés jusqu’à présent, bien que le troisième – Silas Haslam : History of the land called Uqbar, 1874 – figure dans les catalogues de la librairie de Bernard Quaritch (1). Le premier, Lesbare und lesenwerthe bemerkungen über das Land Ukkbar in Kein-Asien, date de 1641. Il est l’œuvre de Johannes Valentinus Andrea (2). Le fait est significatif ; quelques années plus tard, je trouvai ce nom dans les pages inattendues de Quincey (Writting, treizième volume) et j’appris que c’était celui d’un théologien allemand qui, au début du XVIIe siècle, avait décrit la communauté imaginaire de la Rose-Croix – que d’autres fondèrent ensuite à l’instar de ce qu’il avait préfiguré lui-même.
Ce soir-là nous visitâmes la Bibliothèque Nationale : c’est en vain que nous fatiguâmes atlas, catalogues, annuaires des sociétés géographiques, mémoires de voyageurs et d’historiens : personne n’était jamais allé en Uqbar. L’index général de l’encyclopédie de Bioy ne consignait pas non plus ce nom. Le lendemain, Carlos Mastronardi (à qui j’avais conté l’affaire) remarqua dans une librairie située au coin des rues Corrientes et Talcahuano les dos noirs et or de l’Anglo-American Cyclopoedia… Il entra et interrogea le XLVIe volume. Naturellement, il ne trouva pas trace d’Uqbar.

La bibliothèque de Babel




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(1) Haslam a publié aussi A general history of labyrinths (note de la nouvelle de Borges)

(2)In est singulier de noter que ce nom fait irrésistiblement penser à celui de l’auteur de BD, Andreas, dont l’univers a des allures fichtrement borgésiennes. (Il n’a penser à la série Rork, par exemple).