Blogue Axel Evigiran

Blogue Axel Evigiran
La dispersion est, dit-on, l'ennemi des choses bien faites. Et quoi ? Dans ce monde de la spécialisation extrême, de l'utilitaire et du mesurable à outrance y aurait-il quelque mal à se perdre dans les labyrinthes de l'esprit dilettante ?


A la vérité, rien n’est plus savoureux que de muser parmi les sables du farniente, sans autre esprit que la propension au butinage, la légèreté sans objet prédéterminé.

Broutilles essentielles. Ratages propices aux heures languides...


29 nov. 2016

Les fiancés de Manzoni

Alessandro Manzoni (1785-1873), fils de  Giulia Beccaria, elle-même fille du philosophe des Lumières Cesare Beccaria, auteur du célèbre Traité des délits et des peines, appartient au panthéon des écrivains italiens.

Son roman, Les Fiancés (en italien I promessi sposi), est considéré comme l’un des écrits majeurs de la littérature italienne. Ceci dit, on a encore rien dit. Et quoi de mieux de que de plonger dans cette épopée matrimoniale pour s’en faire une idée - car il y a de l’épique sur les chemins de traverses de la Lombardie au XVIIe siècle  ; de la guerre intestine aux sombreurs de la peste…

Certes le livre en impose. Huit cent pages d’une écriture serrée. Et l’inquiétude gagne lorsque l’on se  confronte à la ténuité de l’intrigue qui ne tient qu’en une poignée de lignes. En bref : Un jeune homme, Renzo (Lorenzo Tramaglino) désire épouser Lucia (Lucia Mondella). La mère de cette dernière, Agnès, approuve l’union. La date des épousailles a été fixée pour le 8 novembre de l’année 1628. La veille, dans la soirée, don Abbondio, le curée du village ou habitent les jeunes gens, rentre tranquillement chez lui, lisant son bréviaire…  Mais le lendemain, lorsque Renzo s’en va le quérir pour célébrer les noces l’accueil est mitigé. Don Abbondio élude, tournicote, avant de finir par déclarer qu’il ne peut pas remplir l’office sacré le jour même. Et acculé par son interlocuteur d’ajouter : « Et puis il y a des complications… ». C’est qu’entre temps il a reçu la visite de braves à la solde de don Rodrigue, hobereau local. Et ce dernier, de mariage entre Renzo et Lucia il ne veut point entendre parler !  

En découleront mille péripéties, un feu d’artifices de destinées entremêlées pour le pire et le moins pire. Ainsi la solitude honteuse d’une mère abbesse, Gertrude à la conscience tourmentée ; l’expiation encore du Père Christophe, capucin de son état, protecteur des jeunes gens. Des seconds couteaux il y’en a aussi à foison : tel Griso, chef des braves et bras armé de don Rodrigue, ou Perpetua, la servante et conseillère de don Abbondio. Sans oublier la figure quasi mythique de l’Innomé, dont le château « était au-dessus d’une vallée étroite et morne, sur le sommet d’un puy qui fait saillie d’une âpre chaine de montagne…. », ni ce personnage historique, Frédéric Borromée, archevêque de Milan, figure exemplaire de charité.

En cette vaste fresque, ou le baroque se le dispute au tragique, de la révolte milanaise des pains à la grande peste qui fera pas loin de 300.000 victimes dans la contrée, l’histoire s’éparpille ainsi  en un chapelet de trajectoires plus ou moins retorses. Autant de poupées russes dont on savoure avec délectation les fruits… Bien sûr il y a, chez Manzoni, catholicisme oblige, cette propension aux conversions miraculeuses et à la victoire finale du bien sur le mal. Mais qu’importe !  L’auteur peint avec une acuité si stupéfiante, tant sa trame que ses personnage, sans jamais se départir d’une touche d’ironie poudrée d’humour, que nous ne bouderons pas notre plaisir.

Les Fiancés est un maître livre du romantisme. Et là où mes trop hexagonales inclinations me faisaient sonner à l’oreille les noms de Hugo ou de Nerval, que mes rares excursions au-delà du Rhin évoquaient Novalis et Hoffmann, je découvre un grand nom de la littérature italienne – il serait d’ailleurs plus juste de dire que l’on me le fit connaitre .

A ce genre de chef-d’œuvre on aime d’ordinaire associer d’autres monuments de la littérature. Ainsi lis-je en quatrième de couverture de ma version de poche que « Manzoni s’insère dans le grand courant du roman moderne, de Stendhal à Dostoïevski et à Kafka… ». Je dois dire n’y avoir point songé, voyant plutôt une résonance avec Montaigne pour la manière de digresser à l’infini, avec Gionio aussi, pour sa description de la peste, avec les 100 ans de solitude de García Márquez, ou encore, pour prendre un auteur contemporain, Jean-Marie Blas de Roblès, pour les touches d’érudition de  Là où les tigres sont chez eux.

Et de finir par extrait des Fiancés que je trouve savoureux :

« Don Ferrante passait de longues heures dans son cabinet, où il avait rassemblé un nombre considérable de livres ; un peu moins de trois cent volumes, tous bien choisis, œuvres les plus réputées, sur diverses matières, en chacune desquelles il était plus ou moins versé. (…) De la philosophie ancienne, il avait appris tout ce qui pouvait être nécessaire, et il continuait d’en apprendre encore, par la lecture de Diogène Laërce. Mais comme les systèmes, si beaux qu’ils soient, ne peuvent être adoptés tous ; et comme pour être philosophe, il faut se choisir un auteur, don Ferrante avait choisi Aristote, lequel, comme il le disait, n’est ni ancien, ni moderne, parce ce que c’est « Le philosophe ». Il avait aussi diverses œuvres de ses adeptes les plus savants et les plus subtils, parmi les modernes ; quant à celles de ses adversaires, il n’avait jamais voulu les lire, pour ne pas gaspiller son temps, disait-il ; ni les acheter, pour ne pas gaspiller ses deniers. Par exception, cependant, il avait fait place, dans sa librairie, au célèbre De subtilitate en 22 volumes, et à quelques autres ouvrages anti-péripatéticiens de Cardano, à cause de son grand mérite comme astrologue ; (…) Quant à la philosophie naturelle, ce lui était davantage un passe-temps qu’une étude ; l’œuvre même d’Aristote sur ces matière, et celles de Pline l’Ancien, il les avait plutôt lues qu’étudiées. Ce néanmoins, grâce à cette lecture, et grâce aux notions qu’il avait recueillies incidemment dans les traités de philosophie générale, avec quelques incursions dans la Magie naturelle de Porta, (…) dans le Traité des herbes, des plantes et des animaux, d’Albert le Grand… »   


26 nov. 2016

Du prix Bristol des Lumières 2016





Les délibérations du prix Bristol des Lumières... par franceculture

Francis Wolff vient de remporter le prix Bristol des Lumières. J’aime à suivre, en direct dans Du grain à moudre, la délibération du jury. Mais là je tombe de ma chaise ! Alors qu’il se trouve en lice avec les essais de Yannick Blanc Dans l’homme tout est bon, et celui de Paul Jorion Le dernier qui s’en va éteint la lumière c’est au final un concept particulier de l’amour qui gagne. 

Est-ce là les Lumières ? Les Lumières falotes de Christophe Barbier sans doute. L’honneur dans les débats aura été néanmoins sauvé par Aude Lancelin, Sandrine Treiner (qui ne vote pas), Géraldine Mulhlmann et François de Closets. Alexandre Lacroix quant à lui préfère Wolff au motif affiché que ce dernier a « la politesse de la brièveté », un livre par ailleurs dont il nous dit qu’il est truffé de citations, laissant deviner la réduction de sa substantifique moelle à peau de chagrin (triptyque amitié / désir / passion - qui ne marche d'ailleurs pas). 
Jacques Attali enfin, droit dans son rôle de président du jury, a trouvé évidement les trois livres formidables. Mais optera au final pour Wolff, car c’est le seul ouvrage « positif » de la sélection…  

Résumons : Blanc et Jorion proposent des livres qui dérangent nos routines, actuels, inquiétants, Wolff nous endors et nous rassure. 
C’est le sommeil qui a gagné[1]…  






[1] Il arrive en tête un peu à la manière du lauréat du premier tour des élections présidentielles. Par la mise en compétition contre lui de deux livres proches dans leur démarches et leurs objets (il obtient 3 voix contre deux à chacun de ses compétiteurs). Ces délibérations auront eu le mérite de me donner au moins l'envie de lire Yannick Blanc, admirablement défendu par Géraldine Muhlmann.

20 nov. 2016

La poésie des anagrammes



Dans une brasserie ambiance Art nouveau, à l’enseigne volatile… En attendant l’heure pour assister à une conférence de Corine Pelluchon, autour de son livre Les nourritures. Philosophie du corps politique.

Il est encore tôt et la rue bruisse sous le pas d’une foule éparse. Mais bientôt la rumeur enfle, les tables se remplissent ; tel avec sous le bras sa progéniture braillarde, ou ces autres échoués par le hasard de circonvolutions consuméristes ; sans parler de ce vieil habitué à la mine tourmentée, Akab citadin n’ayant pour harpon qu’une fourchette juste bonne à tuer le temps…

Jetant un regard à l’oiseau de ferraille adossé en hauteur sur le mur, me revient la symbolique du paon dans l’alchimie. Jung a ainsi pu écrire à ce propos dans  Mysterium conjunctionis

« L’arc-en-ciel, en tant que phénomène coloré, a pour parallèle la cauda pavonis, (…) La queue du paon est encore qualifiée dans les termes suivants : âme du monde, nature, quintessence, elle fait germer toutes choses ». Les alchimistes pensaient aussi que Mercure était le créateur de la langue avienne.

Et de la langue des oiseaux au recueillement il n’y a pas loin. Aussi, oublieux du brouhaha ambiant, un petit livre à la main, je tourne les pages avec délice, habité d’un sourire. C’est un bel objet sentant le neuf, tapissé d’illustrations de Chen Jiang Hong.

En faiseur de singularités, orfèvre des mots, Jacques Perry-Salkow
En polisseur d’ambiance, révélateurs de conjonctions, Raphaël Enthoven

Les anagramme sont de facétieux lutins. Mais dans ce dévoilement de sens alternatifs aucune magie, juste l’art du décalage, de la pensée dans le mille. Parfois le résultat est si saisissant qu’on voudrait y voir une secrète ordonnance. Ainsi, Le Front national transcrit en L’entonnoir fatal. Gardons-nous en et préférons le jeu…

Deux moments, valant invite à se procurer ce bijou sans utilité didactique – autant dire indispensable...

Le sens de la vie / L’Eveil des ânes 


                              


Carpe Diem / Ca déprime


Autre grand amateur d’anagrammes, Etienne Klein, invitait le 26 septembre dernier dans sa Conversation Scientifique Raphaël Enthoven pour parler  De la philosophie des anagrammes.

A noter qu’Etienne Klein a également publié avec Jacques Perry-Salkow un livre d’anagrammes intitulé Anagrammes renversantes ou Le sens caché dumonde

Et de m’y essayer avec le titre de l’ouvrage de Jung…
Me reste deux nn surnuméraire, mais le résultat, avec ses allures de formule mathématique, ou de lien hypertexte, est plaisant – teinté du sens qui convient.


Mysterium conjunctionis   =  Toujours Mysticisme.inc   (nn)




                                                    autour de la question-Etienne Klein-le sens...



15 nov. 2016

Chateaubriand : Le château de Combourg vu par Simon Marsden

Billet initial du 03 mai 2013
(Billet initial supprimé de la plateforme overblog, infestée désormais de publicité)


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Parfois il faudrait s'en tenir aux songeries.
La visite, cet été du château de Combourg aura été une assez grosse déception

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Pour compenser de me contraindre à les accompagner dans leur périples mercantile du samedi, mes parents, sachant mon appétence pour les livres, finissaient parfois de guerre lasse par me laisser dans les rayonnages de bouquineries dégorgeant de vieux romans de seconds choix, de livre d’ésotérismes de toutes sortes aux pages déjà jaunies, de manuels de développement personnel à l’usage du peuple, de livres d’art Taschen encore, tapissés de peintures et trônant parmi les piles considérables des invendus ayant échappé de peu au pilon. 

Si ce genre d’endroit m’apparaissait comme la caverne d’Ali Baba, le jeu ensuite consistait, évidemment, happé par la magie des pages et des titres offerts à mon avidité, de me faire payer un ou deux livres. C’est ainsi que me tomba dans les mains un vieil ouvrage traitant de photographie intitulé « Les mystères de la chambre noire », contenant moult compositions, toutes en noir et blanc, photocollages et photomontages pour l’essentiel de l’époque surréaliste. Je présume que mon choix d’alors fut moins dicté par des considérations artistiques que par le fait que le livre contenait de nombreux nus féminins.   

Mais après les premières effusions, il advint que mon imagination fut frappée par une image saisissante. Celle d’une étrange ruine anthropomorphe et moussue cernée au premier plan d’arbres décharnés, le tout sous un ciel mi encre mi coton. Se dégageait de la composition un sentiment lugubre et d’attraction mal définie tout à la fois ; une ambiance à la Lovecraft ou à la Poe. C’était une espèce de photographie fantastique aux effets vaporeux tiré d’un cauchemar en demi-teinte ; un monde d’esprits ou le réel perdait pied, sans pour autant sombrer complètement dans les délires des faiseurs de chimères. 



Je me demandais alors s’il s’agissait d’une montage, d’un arrangement photographique ou d’un lieu identifiable dans la réalité vraie – ce qui me semblait peu probable. La légende, laconique disait : Simon Marsden, Tuam, Galway « Old castle Hackett », Irlande du Sud, 1976. 

Je n’ai plus souvenir d’avoir lu le texte qui accompagnait la photographie. Peut-être l’ai-je fait ou peut-être ai-je alors laissé mon imagination s’enflammer en mille conjectures. Par esprit de recomposition et par tempérament j’opterais plutôt pour la seconde option 

Ce texte disait : « … pour réaliser ses clichés de ruines perdues dans la lande, il emploie une pellicule sensibilisée à la lumière infrarouge et des temps d’expositions qui peuvent être considérés comme l’équivalent exact, pour la photographie, de la ‘méditation’ chère aux écrivains romantiques »

Le hasard m’a fait rouvrir ce livre il y a peu. 


Et le miracle de toile m’a permis de retracer l’histoire de ce cliché, d’en retrouver la source
 géographique, la période temporelle et l’auteur. 

C’est étrange comme le temps tord les souvenirs tout les restituant néanmoins – moi qui pensait avoir à faire à un photographe du début du siècle dernier (il s’est évaporé à la vérité de l’autre côté du miroir, parmi ses pairs éthérés, l’an passé) et à une image contemporaine des premiers montages en chambre noire ; ces réminiscences si vives et pourtant si incertaines – rebâties parfois pierre à pierre et de toutes pièces. 

Cette rencontre m’aura aussitôt amené à me procurer ce très bel objet de Simon Marsden, La France hantée, ce voyage d’un chasseur de fantômes (Flammarion, 2006) et qui s’ouvre par cette invite de Maupassant : « Le voyage est une espèce de porte par où l’on sort de la réalité comme pour pénétrer dans une réalité inexplorée qui semble un rêve ».  

C’est de cet écrin fuligineux, œuvre livresque et picturale que je tire la sépulcrale photographie du château de Combourg ainsi que l’extrait ci-dessous, issu des fabuleuses Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand, somme crépusculaire à lire de préférence à l’ombre d’un grand arbre que l’on aura jadis soi-même planté. 
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Simon Marsden - Le château de Combourg

« Avant de me retirer, elles me faisaient regarder sous les lits, dans les cheminées, derrière les portes, visiter les escaliers, les passages et les corridors voisins. Toutes les traditions du château, voleurs et spectres, leur revenaient en mémoire. Les gens étaient persuadés qu'un certain comte de Combourg, à jambe de bois, mort depuis trois siècles, apparaissait à certaines époques, et qu'on l'avait rencontré dans le grand escalier de la tourelle ;  sa jambe de bois se promenait aussi quelquefois seule avec un chat noir. (…)

La fenêtre de mon donjon s'ouvrait sur la cour intérieure ;  le jour, j'avais en perspective les créneaux de la courtine opposée, où végétaient des scolopendres et croissait un prunier sauvage. Quelques martinets qui, durant l'été, s'enfonçaient en criant dans les trous des murs, étaient mes seuls compagnons. La nuit, je n'apercevais qu'un petit morceau du ciel et quelques étoiles. Lorsque la lune brillait et qu'elle s'abaissait à l'occident, j'en étais averti par ses rayons, qui venaient à mon lit au travers des carreaux losangés de la fenêtre. Des chouettes, voletant d'une tour à l'autre, passant et repassant entre la lune et moi, dessinaient sur mes rideaux l'ombre mobile de leurs ailes. Relégué dans l'endroit le plus désert, à l'ouverture des galeries, je ne perdais pas un murmure des ténèbres. Quelquefois, le vent semblait courir à pas légers ;  quelquefois il laissait échapper des plaintes ;  tout à coup, ma porte était ébranlée avec violence, les souterrains poussaient des mugissements, puis ces bruits expiraient pour recommencer encore.(…)

Au lieu de chercher à me convaincre qu'il n'y avait point de revenants, on me força de les braver. Lorsque mon père me disait avec un sourire ironique :  " Monsieur le chevalier aurait−il peur ?  " il m'eût fait coucher avec un mort. »

ChateauBriand
Mémoires d'outre-tombe


Château de Combourg (photo par Axel)