Blogue Axel Evigiran

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La dispersion est, dit-on, l'ennemi des choses bien faites. Et quoi ? Dans ce monde de la spécialisation extrême, de l'utilitaire et du mesurable à outrance y aurait-il quelque mal à se perdre dans les labyrinthes de l'esprit dilettante ?


A la vérité, rien n’est plus savoureux que de muser parmi les sables du farniente, sans autre esprit que la propension au butinage, la légèreté sans objet prédéterminé.

Broutilles essentielles. Ratages propices aux heures languides...


9 mai 2016

Sur les sables de Zuydcoote, l’épave du Crested Eagle

Plage de Zuydcoote, autour de l'épave du Crested Eagle (photo pour Axel)
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Depuis le massif dunaire Marchand, zone naturelle coincée entre Zuydcoote et Bray-dunes, à marée basse apparaît au loin une ligne noire découpée sur le sable ; mince filet de dentelle autour duquel s’affairent quelques pécheurs de moules…

Il s’agit de l’épave d’un navire. De celle d’un vapeur anglais portant le nom d’un oiseau de proie vivant dans les forêts du bassin amazonien : le « Crested eagle ».


Il est tôt et il fait encore un peu frais. Le ciel est d’un bleu prometteur. Je ne connais rien ou si peu de la période historique ayant poussé ce paquebot de près de 100 mètres à s’en venir expirer tout au nord des côtes françaises. Un film de 1964 retrace pourtant l’histoire tragique des événements de Dunkerque du printemps 1940 ; « Un weekend à Zuydcoote » d’Henri Verneuil. Je n’ai pas souvenir de l’avoir vu. 
Une nouvelle surproduction  s’apprête d’ailleurs à être tournée dans quelques semaines sur l’opération dynamo, le nom de code de la bataille de Dunkerque. Il s’agit du « Dunkirk » de Christopher Nolan avec, comme premier effet visible, l’installation d’arcades en ferrailles sur la façade arrière du Kursaa[1], pour le transformer en usine.


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Passé le sable encore tiède, le contact sous les pieds de la vase et de l’eau rappelle les vastes étendues de la baie de Somme. Là-bas, il n’y a pas de navire échoué, mais le souvenir d’une pucelle qui traversa la baie par un jour de décembre 1430, et dont les politiciens opportunistes s’arracheront la mémoire. Ici, sur le front de mer de Zuydcoote, à l’approche de la ligne mouvante des flots, les vestiges de ferrailles prennent forme, se gonflent et peu à peu prennent vie sous les explications de notre guide, BrunoPruvost, un passionné d’histoire contemporaine et plongeur visiteur d’épaves… Ici la proue, là le tube d’un canon ou l’emplacement des roues à aubes. Ces ruinesd’acier et de bois sont aussi une aubaine pour la faune ; coquillages, étoiles de mer, petits crustacés et même des chapelets d’anémones de mer, dont l’aspect spongieux et dégoulinant évoque les créatures sorties de l’imagination d’un Lovecraft.


Anémones de mer accrochées aux flancs du Crested Eagle (Photo par Axel)
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Pourtant, à tourner sur les restes du « Created Eagle », colonisée par une poignée de ramasseurs de moules fanfaronnant avec crudité dans un sabir local, on a peine à imaginer la tragédie qui se déroula à cet endroit le 29 mai 1940 en fin d’après-midi. Et si la forme du navire se laisse appréhender, la carcasse éventrée livrant quelque uns de ses secrets, comment se représenter l’enfer de feu et de mitraille qui se soldera par la mort de 300 soldats, la plupart des hommes que transportait le navire ?

Donnons la parole à un témoignage :

«  Le Major Dinort nous raconte comment il mit fin à la carrière du P.S. Crested Eagle. Pilote émérite de la Luftwaffe, aux commandes de son Stuka, il orbita et scruta la mer à la recherche de cibles. Il n'avait que l'embarras du choix; toutefois trois navires attirèrent particulièrement son attention parce qu'ils s'écartaient du chenal sans avoir été en apparence touchés. (…)
"Section Aigle... Section Aigle... ordonna Dinort. Objectif, le plus gros navire, celui du milieu... Attaquez !". Et il poussa le nez du Stuka dans son piqué à 70°. (…) ; il se délesta comme il le fallait, à l'altitude de quatre cent cinquante mètres, et dégagea sur la gauche ; un immense champignon de vapeur jaillit des entrailles de l'objectif, mais cabré maintenant vers le ciel, Dinort ne put en voir davantage. Tout porte à penser qu’il avait attaqué le vieux bateau à roues de la Tamise, le Crested Eagle. Toujours est-il que ce bâtiment fut touché dès qu'il eut embarqué les survivants du "Fenella" et largué ses amarres; une bombe sur l'arrière enflamma la soute à mazout, une autre sur le pont milieu bloqua la descente des machines (..) Les chasseurs allemands ne faisaient pas de quartier, et volaient au ras de l'eau pour mitrailler les hommes à la nage; leurs balles grésillaient sur l'eau comme " du gras de lard dans une poêle ".Les vingt minutes que les stukas pouvaient passer sur Dunkerque écoulées, Dinort rassembla ses avions, et reprit le chemin de Beaulieu, sans pouvoir assister à la fin du Crested Eagle. Du rivage où Booth (commandant de bord) essayait d'aller s'échouer, des milliers de spectateurs horrifiés virent des hommes, transformés en torches vivantes, sauter à la mer, le visage tordu par la souffrance, ou danser comme des derviches sur les tôles chauffées à blanc par l'incendie et que la dilatation boursouflait entre les barreaux du pont comme des écailles de tortue. »[2]
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Une plaque commémorative a été placée à la proue du Crested Eagle le 29 mai 2015. Et une gerbe déposée par un rescapé de l’opération dynamo, Vic VINER dont le frère Bert est mort dans le naufrage du Bâtiment, alors qu’il se trouvait sur la plage de Zuydcoote lorsque le navire a été bombardé par les Stukas Allemands.

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Au loin, sur une mer d’huile glissent quelques voiliers, tandis que les goélands, indifférents, s’affairent à leur pitance. Un couple de cormoran d’un vol rapide file droit vers les dunes. La chaleur pointe ses ailes. L’épave, enchâssée dans son linceul de sable sur trois mètres de profondeur, s’est fondue au paysage. Elle y restera, conservant entre ses mâchoires d’acier les cadavres de soldats inconnus.

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[1] Palais des congrès de Dunkerque, situé en front de mer.
[2] Walter Lord, Le miracle de Dunkerque,1999.

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