Blogue Axel Evigiran

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La dispersion est, dit-on, l'ennemi des choses bien faites. Et quoi ? Dans ce monde de la spécialisation extrême, de l'utilitaire et du mesurable à outrance y aurait-il quelque mal à se perdre dans les labyrinthes de l'esprit dilettante ?


A la vérité, rien n’est plus savoureux que de muser parmi les sables du farniente, sans autre esprit que la propension au butinage, la légèreté sans objet prédéterminé.

Broutilles essentielles. Ratages propices aux heures languides...


15 déc. 2016

Aurélien Barrau, La vérité dans les sciences - Citéphilo 2016


Des milliers d'oiseaux empaillés, entassés dans d'immenses vitrines d'un autre âge, s'ébrouent silencieux dans la poussière. Rangés à peu près selon la taxonomie[1] du siècle passé, ils attendent, alignés en rangs d’oignions, que l'œil du visiteur leur redonne un peu de lustre. En ce vaste cimetière certains volatiles, arrimés là depuis les temps glorieux de la révolution industrielle, ont perdu plumes et couleurs, faisant triste figure à côté de leurs congénères échoués bien après eux sur les étagères, au gré des avis de décès de leurs propriétaires. Car les dons se pratiquent d'ordinaire post mortem. D'où le déséquilibre parfois entre les espèces exposées ; et à ces cohortes de hérons cendrés, figés en des postures censées leur conférer un peu de leur majesté d'antan, répond tel passereau, exemplaire unique sur sa branche.
Je me souviens qu'enfant j'adorais ces trop rares visites au musée d'Histoire Naturelle, ne voyant dans ce royaume d'oiseaux figés qu'une collection merveilleuse d'espèces dont certaines m'étaient familières, et d'autres, beaucoup plus nombreuses, parfaitement inconnues. Cette invitation à sortir du cadre de la routine ordinaire suscitait des rêves d’explorations du bout du monde ; dans les jungles où les déserts sans hommes, aux confins des landes poudrées d'ocre jaune où le long des rivages en migration.
Mais ma fascination d'alors se suspendait aussi à ces monstrueux squelettes de cétacés, accrochés au toit de l'atrium, et qui glissaient immobiles au dessus de nos têtes dans l’écume de l'air. À l'étage, placée au milieu de la galerie, recroquevillée dans son sarcophage de verre, dormait une momie[2]. Entre crainte et envoutement je l'observais de biais, évitant de me coller à la vitre par peur d'obscures malédictions. Pétrifiée d'indifférence elle rêvait le monde. Mais quel monde ? Et de me demander alors ce qu'avait pu être son existence avant de se retrouver ainsi entortillée, éviscérée sous les bandelettes. Qu'avait elle vu, senti ou éprouvé dans sa chair ? Elle venait de Thèbes et avait connu la majesté des colonnes de la salle hypostyle du temple de karnac. Mais qu'est ce qui faisait monde pour elle ? Qu'avait été sa vérité? Impossible d'y répondre, sauf à se livrer au fantasme ; à nimber le réel de fantastique et le tordre au gré de nos impensés contemporains. Était-elle un homme ou une femme ? A quel âge était elle morte et de quoi ? (si tant est que cette dernière interrogation ait un sens) Mais la question qui me turlupinait surtout alors était celle des péripéties ayant amené un être de chair, de raison et de sang, à se retrouver ainsi exposé à la 
curiosité du badaud, deux millénaires après son trépas... Je ne faisais alors pas la distinction entre un artefact, un ancêtre, ou un fossile. L'archéologie n'était pas de mon vocabulaire. Pourtant je ne m’étonnais guère qu’on eût pu faire subir un tel sort à des oiseaux, des insectes ou même des mammifères. Mais l’indignation me poussait à l’idée qu’on ait pu profaner le repos éternel de l’un de mes congénères. C’est que je ne pouvais me dépendre de l’idée absurde qu’à sa place je n’aurai pas aimé être ainsi livré, dans ma dernière nudité, au regard d’autrui (passant, un sentiment tout à rebours de celui qui anima Jérémie Bentham voulant que son corps fût disséqué dans le cadre d’une conférence publique avant d’être bourré de paille et exposé dans une armoire dénommée « Auto-icon »).
Aujourd’hui il m’arrive encore de me rendre de temps à autre dans ce musée au charme un peu désuet, que ce soit pour une promenade ou plus surement pour assister à une conférence. Et de songer à ces époques hantées du fantôme d'Adèle Blancsec. Entre optimisme, confiance dans le progrès technique et la désillusion de la Grande guerre. La science et la technique ont fait leur chemin depuis l’époque de mon enfance, et  l’on sait désormais, pour les avoir passé au scanner, que l’une des momies du musée a des pinces de crabes fichées dans l’abdomen et le thorax. Le pourquoi nous échappe, et il probable que nous ne puissions jamais formuler autre chose que des conjectures hasardeuses à ce propos – tout comme nous ne saurons jamais le motif profond de l’art pariétal… Car la science offre d’admirables perspectives sur le quand, le ou et le comment, mais n’a ordinaire pas vocation à répondre au pourquoi. En philosophie on distingue grosso modo trois postures : « Ceux qui l’envisage comme « pensée critique » ; ceux qui lui assigne l’ambition de trouver la Vérité ultime et ceux qui disent que son but est d’apprendre à bien vivre (sagesse) »[3].
Mais qu’en est-il de la science ? Qu’est-ce que d’ailleurs que la science, où la vérité dansles sciences ?

C’est pour nous éclairer sur ces beaux sujets, le six novembre dernier, un dimanche à l’heure du loup, qu’Aurélien Barrau s’est assis à la table de CitéPhilo, entre les mâchoires d’un tyrannosaure… Une conférence ébouriffante, ouvrant mille chemins comme autant de bulles d’univers.  Un exercice de haut vol, articulé autour de son petit essai, sorti cette année chez Dunod, De la vérité dans les sciences. J’y insiste, écouter Aurélien Barrau n’est jamais neutre. Pour s’en convaincre il n’est qu’à se glisser derrière l’écran, lancer la vidéo de la conférence[4] et savourer cette heure et demie de pur bonheur. Une causerie ouverte par une citation improvisée. Un poème d’André Velter dédié à Pasolini, la muse secrète du scientifique :

« J'ose prendre pied dans mes ténèbres,

J'ose dériver dans une lumière terrifiante et douce,

Entre un maléfice et une révolution
Qui ne veulent de saluts que sexuels ou sublimes.

C'est qu'il n'y eut pas d'alchimiste plus paradoxal que 
Doué pour la transmutation des plaisirs et des songes

Et tellement acharné à vaincre un réel de plomb, 
Et tellement conscient des insomnies violentes

Qui forcent à jouir du rude et de l'obscur. »




Rien d’étonnant alors que l’on lise, sous la plume de l’astrophysicien, qu’« il y a une raison simple pour laquelle la science peut légitimement jouir d’un certain respect dans notre société. Je dis bien respect et non pas primat : les arts et la littérature devraient, à mon sens, être intensément réhabilités, en particulier à l’école (…) Mais la raison qui confère donc, je crois, une sorte de respectabilité méritée aux gestes scientifiques, tient à ce qu’ils s’articulent à une pensée authentiquement dynamique. Tout est toujours sujet au doute.  Tout peut être remis en cause et, dirai-je, tout doit l’être. Rien n’est acquis. Rien n’est sacré. Rien n’est intouchable ». La science est une tension, ajoute-t-il, et « pense toujours contre l’opinion : elle cherche à dépasser  les apparences et les évidences ».

Quelle définition de la science ? « Ce pourrait être le recours au langage mathématique », et de rappeler que Galilée pensait la nature écrite en langage mathématique. Mais « certaines branches de la biologie par exemple, notamment l’éthologie n’y recourent pratiquement jamais », ajoute-t-il. Exit donc. La science n’est pas davantage réductible à la capacité à prévoir, ni se caractérise uniquement par son « lien presque organique avec l’expérience ». Elle n’est pas non plus un « rapport privilégié au logos ». Le constat s’impose : il n’est « pas possible de trouver une définition simple de ce qu’est la science ». Aurélien Barrau n’est d’ailleurs « pas persuadé que cela soit souhaitable ».
La science n’est qu’un mode d’accès au réel parmi d’autres, nous dit-il encore. Et pour nous faire saisir toute la difficulté à circonscrire la notion de vérité, en particulier dans les sciences, il prend l’exemple d’une hostie. Je reproduis ce passage savoureux :
« Une hostie est – stricto sensu – le corps du Christ transsubstantié pour un catholique pratiquant, elle est un pain fade pour l’enfant qui le goûte par hasard, elle est un ensemble de molécules complexes pour le chimiste, elle est un nuage quantique de quarks et d’électrons pour le physicien des hautes énergies, elle est un corps mou et rugueux pour le physicien du solide, elle est une chance de survie pour la souris qui la découvre dans l’alcôve, elle est une réserve inépuisable pour la fourmi qui, déjà, prévient sa colonie, elle est un moyen de subsistance pour celui qui la fabrique, elle est une charge pour celui qui la transporte, elle est une source d’inspiration pour le poète qui la contemple… »
On l’aura compris, l’auteur défend un relativisme cohérent, modéré, qui « n’a rien d’un laxisme intellectuel » ; bref aux antipodes du « tout se vaut ». Et si « prendre conscience de la fragilité de nos valeurs, de leur caractère construit, est (…) salutaire », il n’en reste pas moins, que certains relativismes doivent être combattus et déconstruits. Ainsi, pour prendre l’exemple du créationnisme, Aurélien Barrau note que ce dernier « ne jouit d’aucune autre justification que le désir anthropo-egocentrique de ses inventeurs ». Et d’en foncer le clou : « Penser que l’Univers, dans son immensité irreprésentable et sa diversité extrême, fut dessiné pour la seule existence de l’humanité m’apparait sidérant autant que consternant ».

Mais revenons à la notion de vérité dans les sciences : si « les énoncés scientifiques sont des constructions sous contrainte », la question demeure : « les lois que nous pensons connaitre sont-elles des découvertes de processus autonomes révélant la Nature en elle-même ou bien sont-elles des constructions humaines ? » Bien sûr, personne ne nie « qu’un homme chutant du dixième étage va se tuer en tombant ». Et se serait faire un mauvais procès au relativisme, tel que le défend Aurélien Barrau, que d’affirmer que nier la représentation scientifique du réel reviendrait à nier le réel lui-même. « Le relativisme ne prétend pas que les pierres volent, il prétend que la chute peut être pensée suivants différents prismes, ce qui n’a rien à voir » - se replonger si nécessaire dans l’exemple de l’hostie.
« La science est une ‘désanthropocentrisation’ du réel » nous dit-il. « Elle tente de présenter un monde qui n’est pas la simple traduction de nos propres besoins ou désir », tout au contraire d’ailleurs des « postures religieuses, mystiques ou spiritualistes (… qui) constituent pour l’essentiel une projection de nos angoisses du moment ». Bref, la science « est une louable tentative d’accéder au non-humain-du-réel » ; ou, pour reprendre une expression de carlo Rovelli, ami de l’auteur : « c’est un peu d’air frais qui entre dans la maison ».

Il y aurait beaucoup à dire encore de ce petit essai, d’une densité insoupçonnée de prime abord. Un livre leste, empli de belles matières à penser. Aussi le lire plus d’une fois - voire de le garder à portée de main - n’est pas inutile. On y croisera encore, dans un chapitre intitulé « falsification, incommensurabilité et anarchisme » la figure célèbre de Karl Popper, et celles moins connues et passionnantes de Paul Feyerbend ou de Thomas Kuhn. Les philosophes ne sont en reste. Ainsi par exemple Nietzsche, qui « ne s’oppose pas à la multiplicité des manières de voir le monde (…) mais à tous les vieux dualismes qui supposent un ‘ailleurs’ : à Platon qui scinde en sensible et en intelligible, à Descartes qui scinde en substance étendue et en substance  pensante, aux religions qui scindent entre corps et âme, à Kant qui scinde en nouménal et en phénoménal. »
Mais c’est avec une citation du penseur de l’Intranquillité qu’il convient de conclure, et qui me reviens par l’un de ces hasards opportuns : « J’ai la hauteur de ce que je vois… »

__________




[1] Taxonomie, ou manière pratique d’organiser le vivant. Une convention… qui se passe bien des mathématiques, comme le rappelle avec justesse Aurélien Barrau. Et à la tentation d’affirmer, à la suite de Galilée, que la nature serait écrite en langage mathématique, il est bon de relever que l’éthologie, pour prendre un exemple, s’en passe fort bien.
[2] En fait, il y a cinq momies au musée d’histoire naturelle de Lille.
[3] Synthèse tiré de Philosophies de notre temps de Jean-François Dortier.
[4] Vidéo réalisée par Virginie / Le chêne parlant

1 commentaire:

  1. "Le constat s’impose : il n’est « pas possible de trouver une définition simple de ce qu’est la science ». Aurélien Barrau n’est d’ailleurs « pas persuadé que cela soit souhaitable »."

    Euh... non. C'est entièrement souhaitable...

    "Ainsi, pour prendre l’exemple du créationnisme, Aurélien Barrau note que ce dernier « ne jouit d’aucune autre justification que le désir anthropo-egocentrique de ses inventeurs »"

    Bon point.

    "« Penser que l’Univers, dans son immensité irreprésentable et sa diversité extrême, fut dessiné pour la seule existence de l’humanité m’apparait sidérant autant que consternant »."

    Vrai. Mais il aurait peut-être dû éviter le terme "irreprésentable", qui ne veut pas dire grand chose.

    "Et se serait faire un mauvais procès au relativisme, tel que le défend Aurélien Barrau, que d’affirmer que nier la représentation scientifique du réel reviendrait à nier le réel lui-même."

    Bon point.

    "« La science est une ‘désanthropocentrisation’ du réel »"

    Bon point. Même s'il y a quelques points discutables sur ce point quand on pense aux sciences humaines.

    J'arrête là. Effectivement Aurélien Barreau me fait complètement craquer avec son language. Même si on veut défendre le relativisme, rien n'empêche de le faire avec un language plus précis et moins fleuri. Parce que bon, même s'il heurte profondément mon esprit pro-science, je suis bien contraint d'avouer que ce postmoderne n'a pas dit de grosses conneries sur les points que j'ai examiné.

    Mais il s'en prend vraiment mal pour rendre le postmodernisme respectable. Comme il le sait lui-même, le language est important.

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