Blogue Axel Evigiran

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La dispersion est, dit-on, l'ennemi des choses bien faites. Et quoi ? Dans ce monde de la spécialisation extrême, de l'utilitaire et du mesurable à outrance y aurait-il quelque mal à se perdre dans les labyrinthes de l'esprit dilettante ?


A la vérité, rien n’est plus savoureux que de muser parmi les sables du farniente, sans autre esprit que la propension au butinage, la légèreté sans objet prédéterminé.

Broutilles essentielles. Ratages propices aux heures languides...


3 janv. 2015

Les demoiselles de Sigiriya ; Kassapa, entre les pattes du lion

Demoiselles de Sigiriya (Photo par Axel)

An 478 de notre ère, sur cette île qui deviendra bien des siècles plus tard le Sri Lanka, Kassapa cherche à forcer son père, le roi Dhatuseva, à lui révéler l’emplacement du trésor royal. Refus de ce dernier. Il le menace alors d’assassinat. La légende rapporte que le roi céda finalement, à la condition de pouvoir prendre un bain dans les eaux d’un grand réservoir à Anuradhapura, sa capitale, dont la création avait couronné son règne. Une fois dans le bassin, debout le roi aurait ouvert large les bras, déclarant que là se trouvait le trésor tant convoité. Le fils, peu versé dans cette symbolique lustrale, pour toute réponse précipita enragé le fauteur de ses jours dans une minuscule geôle, l’abandonnant emmuré à son sort funeste.

Rocher de Sigiriya (Photo par Axel)
La réalité est sans doute plus prosaïque. Kassapa, fruit d’une union morganatique, ne pouvait en effet prétendre au trône, son jeune demi-frère, Mogallana, fils quant à lui d’une princesse, ayant été proclamé par le roi héritier légitime du royaume Cinghalais. L’assassinat s’imposait donc à ses yeux. Il faut dire que tel procédé était plutôt monnaie courante à l’époque. En effet, parmi les premiers rois d’Anuradhapura « 15 vont régner moins de 1 an, 22 seront assassinés par leurs successeurs, 6 par d’autres personnes, 4 se suicideront, 13 mourront au combat et 11 abdiqueront »[1]. C’est en quelque sort ce qu’on pourrait appeler la paix bouddhique… 
Notons pour l’anecdote que les bouddhistes « s’ils  répugnent à utiliser le poignard ou l’épée, l’île met à leur disposition plus de 50 plantes toxiques. Ainsi, la reine Anula empoisonne son mari pour s’emparer du trône, puis utilise encore ses fioles quand elle se lasse de ses cinq amants successifs ; (…) Ne trouvant plus de volontaires prêts à partager sa couche elle règne seule 4 mois encore avant d’être assassinée par son beau-fils »[2].  
Le jeune demi-frère du parricide, Mogallana, réfugié en Inde, mettra 18 ans avant de pouvoir lever une armée pour venir reprendre le trône.
Entretemps, Kassapa ayant abandonné Anuradhapura par peur des représailles, a fondé une nouvelle cité à Sigiriya, un lieu sacré qui attire les pèlerins depuis le troisième siècle av JC et a abrité au fil des siècles de nombreuses communautés de moines ermites. Il s’y fait construire une forteresse inexpugnable sur le sommet du roc dominant la plaine, un bloc qui culmine à 200 m d’altitude ; le rocher du lion « Simha-giri ».
Mais ne voyant point signe de son demi-frère, Kassapa transforme peu à peu la forteresse perchée sur ce nid d’aigle en véritable palais royal, et donne au rocher la forme d’un gigantesque lion couché ; l’entrée se faisant par un escalier abrupt qui mène au sommet passant au travers la gueule d’un lion géant dont il ne reste aujourd’hui que les pattes. L’effet devait être saisissant. Quelques poèmes retrouvés sur le mur dit du miroir en attestent. Un mur où les visiteurs de site, depuis 1500 ans ont inscrit d’innombrables graffitis ; messages anciens et modernes entremêlés. Parmi eux un poème se réfère à la « face du grand lion » et permet de déduire qu’il fut relativement bien préservé au moins jusqu’au 9ieme siècle. Cet autre encore l’évoque :

We saw at Sihigiri
The king of lion
Whose fame and splendour
Remain spread
In the whole world.

Entre les pattes du lion (Photo par Axel)

Patte du lion de Sigiriya (photo par Axel)

Kassapa ajoute au complexe mille agréments : de vastes jardin d’eau, et 550 fresques mettant en scène des femmes à demi-dénudées, les Demoiselles de Sigiriya – nous y reviendrons.

Lorsque Mogallana se manifeste enfin en 495, Kassapa, poussé par une pulsion incompréhensible, descend de son rocher et se lance dans la plaine à dos d’éléphant à la rencontre de son destin. Défait sur une fausse manœuvre il se retrouve isolé, avec son armée en déroute. Il se plonge alors une dague dans la gorge, tombant mort aux pieds de sa monture. Mogallana, victorieux, fera occire un bon millier de courtisans et de proches de Kassapa avant de s’en retourner à Anuradhapura à laquelle il rendra le statut de capitale.

Sigiriya redeviendra un centre monastique, avant de disparaitre de l’histoire du Sri Lanka aux environs de la fin du XIIIe ou du XIVe siècle. Le site deviendra enfin au milieu du XVIe siècle un avant-poste militaire.

Sur le sommet, bassin (photo par Axel)

Vue du sommet de Sigiriya (photo par Axel)

Déambulations à Sigiriya
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Les demoiselles de Sigiriya [3]

Rocher de Sigiriya - zone des peintures
Les demoiselles sont une commande du roi Kassapa ; ce décor mural couvre la surface à pic de la paroi (à plus de 100 m du sol) à laquelle on accède désormais via un escalier en colimaçon posé à flanc de colline. Aujourd’hui il ne reste que 21 représentations de femmes aux seins nus, des bustes portant des corbeilles de fruits et de fleurs. Ces fresques ne représentent qu’une toute petite fraction de l’œuvre originelle ; il y en aurait eu environ 500 déployées sur 150 m de falaise et dans sa partie la plus large 40 m de haut. Un des premiers récits note que « la totalité de la face de la colline semble avoir été une gigantesque galerie de peintures ». 

Ces œuvres, empreintes de naturalisme et sensualité, ne rassemblent à aucune autre connues ; elles ne sont pas dans le style de l’époque où l’on rencontrait des représentations stylisées de thèmes bouddhiques.

Demoiselles de Sigiriya (photo par Axel)
Les peintures de Sigiriya ont été le point de focale d’un considérable intérêt à la fois dans les temps anciens et modernes. Les poèmes sur les graffitis du mur aux miroirs (allant du 6ieme au 13ieme siècle) sont principalement adressés aux demoiselles des peintures ; peintures qui semblent aussi avoir été étudiées et reproduites au XVIIIe siècle par les artistes de Kandy. Des références d’antiquaires se rapportant aux figures des fresques remontent aux années 1830. Et les premières descriptions détaillées au 19ieme sont basée sur une observation faite au télescope depuis les jardins situés en contrebas.

La nature fragmentaire de ces œuvres et leur location inhabituelle ont conduits à de multiples interprétations. Leur signification est resté cependant longtemps assez mystérieuse, même si aujourd’hui l’une d’entre-elles semble devoir s’imposer nettement aux yeux des spécialistes.


Demoiselles de Sigiriya (photo par Christophe)

Parmi donc les interprétations méritant attention, trois dominent. Celle de HCP Bell (1897), ainsi que celles de deux autres chercheurs sri lankais, Paranavitana et  Coomaraswamy.

L’idée de Bell était que ces bustes représentaient les demoiselles de la cour de Kassapa, beautés célèbres  peintes lors d’une procession votive au sanctuaire de Pidurangala. Néanmoins cette interprétation relève d’une construction purement imaginative et n’a pas de précédent dans la tradition sociale et artistique de la région ou de la période. Et pour rester dans cette lignée interprétative, il semblerait plus probable que les demoiselles de la cour et leurs costumes et ornements aient fournis des modèles aux artistes de Sigiriya.

Demoiselles de Sigiriya (photo par Axel)
La suggestion de Paranavitana est que les peintures représentent des princesses de la foudre (vijjukumari) et les demoiselles des nuages Damsels (meghalata). C’est une interprétation à la fois plus littéraire et sociologique, faisant partie de son hypothèse tentant, de manière plus globale, d’expliquer Sigiria comme l’expression du culte de la divinité royale, avec le palais vu comme une reconstruction symbolique du dieu de la richesse. Cependant cette identification apparait aujourd’hui comme une surinterprétation, trop spécifique pour être acceptée en sa totalité.

L’interprétation enfin de Coomaraswamy voit dans les demoiselles de Sigiriya des Apsaras, nymphes et danseuses célestes. Cette interprétation est  en lien avec une tradition bien établie du sud asiatique, et n’est pas seulement la plus simple mais aussi la plus logique interprétation. Des études récentes ont renforcées cette idée : les Apsaras sont souvent représentées dans l’art et la littérature comme des êtres célestes portant des fleurs et les dispersant parmi les rois et héros lors de célébrations de victoire ou d’héroïsme.

Nous pouvons donc dire avec presque certitude que les demoiselles de Sigiriya sont des nymphes célestes, très similaires dans leur essence à celles qui vont leur succéder 13 siècles plus tard : le panneau « les filles de Mara » à Dambulla. Il est aussi probable que ces fresques ont plus d’un sens et d’une fonction ; comme être l’expression de la grandeur royale, mais aussi une évocation artistique de la vie à la cour, sans oublier la dimension esthétique tant qu’érotique de ces œuvres
Le style des peintures fut aussi longtemps une question controversée. Certains les ayant vues comme une extension de l’école d’Inde centrale d’Ajanta, d’autres les interprétant comme issues d’autres traditions, ainsi celle de Sittanvasal dans le sud de l’Inde.
Cependant, l’historien américain Benjamin Rowland, qui fut parmi les premiers à observer avec attention la technique picturale des demoiselles, nota qu’elles différaient de la tradition Ajanta aussi bien que celles des autres traditions du sous-continent indien :

« The Sigiriya paintings outside of thier exciting and intrinsic beauty are perhaps most notable for the very freedom they show at a period when the arts were tending to become more and more frozen in the mould of rigid canons of beauty… The Apsaras have a rich, healthy flavour that, in contrast, almost makes the masterpieces of Indian art seem sallow and effete in over-refinement… »
(B. Rowland, The Wall-paintings of India, Central Asia and Ceylon)

Son avis est aujourd’hui largement partagé, et on voit dans les demoiselles un style unique, propre à l’art régional.
« Ainsi ces peintures représentent l'exemple le plus ancien conservé de l'école réaliste classique sri-lankaise, un style déjà pleinement évolué lorsque nous rencontrons d'abord dans le courant de 5ème siècle à Sigiriya »
Demoiselle de Sigiriya (photo par Axel)

Demoiselles de Sigiriya (photo par Axel)

Pour donner une idée de la taille des peinture

La fille de votre serviteur sous une des peintures




[1] Sri Lanka, Bibliothèque du voyageur Gallimard
[2] Op cité.
[3] L’essentiel des informations de cette partie consacrée aux demoiselles de Sigiriya  provient d’un livret de Senake Bandaranayake, « Sigiriya : City, palace, gardens, monasteries, paintings ». 

3 commentaires:

  1. Merci pour la promenade. C'est magnifique !
    J'aime beaucoup la dernière photo où les demoiselles qui se font signe à des siècles d'intervalle :)
    Bon dimanche

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    1. Je suis ravi que cette balade, quelque peu nostalgique vous plaise, chère Carole.

      Je vous envoie un peu de soleil du nord. Très bon dimanche également : )

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  2. Cette montagne est fabuleuse ! Un site qui laisse rêveur... Merci pour ce partage !

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